La ventriloquie constitutionnelle du tyranneau
Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, souhaite encadrer le recours à la disposition de dérogation. Autrement dit, il veut modifier la Constitution. Or, plutôt que de respecter les règles de droit et les procédures associées à ce type de révision, M. Trudeau préfère, sans surprise, s’en remettre aux juges de la Cour suprême, lesquels sont unilatéralement choisis par le gouvernement fédéral.
Loin d’être un simple différend technique sur l’interprétation d’un mécanisme adopté sous le signe du compromis en 1982, cette affaire pourrait conduire à une profonde modification de l’équilibre entre les pouvoirs politique et judiciaire.
Demander aux juges du plus haut tribunal de la fédération, plutôt qu’aux élus, de modifier la Charte canadienne est en réalité bien commode. Cela évite au premier ministre de longues négociations ainsi que de difficiles débats sur les nombreuses améliorations constitutionnelles qui s’imposent au Canada. Pour justifier sa démarche, le gouvernement Trudeau prétend qu’il ne s’agit que d’un simple différend d’interprétation au sujet des modalités de la dérogation.
Or, la Cour suprême s’est déjà clairement prononcée sur la portée de ce pouvoir. En 1988, l’arrêt Ford confirme la validité de la plus préventive et de la plus systématique des dérogations : celle généralisée du gouvernement Lévesque, inscrite dans une loi omnibus, à la suite de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 sans l’accord de l’Assemblée nationale. La position de la Cour suprême est alors d’une clarté limpide : « Il n’y a aucune raison d’exiger davantage en vertu de l’article 33. »
Une disposition claire, une Cour unanime, un cas d’espèce sans équivoque : l’arrêt Ford de 1988 ne laisse place à aucune ambiguïté.
Le passage du temps n’y change rien. La disposition de dérogation demeure un compromis original qui permet de réaffirmer — au besoin — les liens du Canada avec la tradition de souveraineté parlementaire de Westminster. Certes, la Loi constitutionnelle de 1982 a considérablement valorisé et accru l’influence des tribunaux dans la définition de l’équilibre des droits. En revanche, elle a aussi prévu des limites opposables à ce contre-pouvoir judiciaire. Une modification de la portée de ces limites constitue indéniablement un amendement à la Charte.
Le choix de l’arbitre
À ce jeu, le gouvernement Trudeau jouit néanmoins d’un avantage structurel considérable : le choix de l’interprète des règles dont il souhaite la révision. Déficit fédératif manifeste, il revient ainsi à un seul partenaire de la fédération (le gouvernement fédéral) de nommer — à son entière discrétion — l’ensemble des juges des cours supérieures et des cours d’appel, lesquels posent de plus en plus de limites à l’éventail des choix législatifs et gouvernementaux des provinces.
Or, depuis le départ du juge Moldaver et la nomination de la juge O’Bonsawin l’été dernier, la Cour suprême est désormais composée majoritairement de magistrats sélectionnés par le gouvernement libéral de Justin Trudeau. L’ajout d’une évaluation administrative préalable des candidats n’a rien changé à ce pouvoir exorbitant du gouvernement fédéral.
Comme l’a bien montré le journaliste Daniel Leblanc, sources à l’appui, Justin Trudeau n’a pas hésité à écarter la candidature du juge manitobain Glen Joyal, pourtant recommandée par le processus administratif ainsi que par la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, au profit d’une autre candidature jugée philosophiquement plus « libérale », celle de la juge Sheilah Martin. Pour le premier ministre, la faute du juge Joyal était d’avoir manifesté de la déférence et de l’attachement à la souveraineté du Parlement lors d’une prestigieuse conférence prononcée devant la communauté juridique.
Ce déficit de fédéralisme dans la procédure de nomination des juges est de plus en plus problématique. En effet, l’influence de ces derniers s’accroît au fur et à mesure que s’étendent les prescriptions et les contraintes dérivées de leur interprétation des chartes des droits.
Un équilibre à préserver
Justin Trudeau dit craindre les abus et la banalisation du recours à la dérogation. Si cette crainte est légitime, il faut néanmoins rappeler que l’action des acteurs politiques est déjà largement encadrée par le fédéralisme, le reste du cadre constitutionnel et, ultimement, par les électeurs. Ce serait un remède bien inopportun que de limiter davantage leur capacité d’action avec une nouvelle forme de concentration des pouvoirs à l’endroit des tribunaux.
La jurisprudence n’est pas infaillible. Il n’existe pas de définition unique des idéaux inscrits dans la Constitution. Les élus et les électeurs ont une place et un rôle à jouer dans ce débat. Derrière les contraintes interprétatives et techniques qui découlent du travail judiciaire, des choix discrétionnaires subsistent. Autrement, comment expliquer qu’en quelques années à peine, la Cour suprême du Canada soit parvenue à des décisions radicalement contradictoires, notamment sur le droit de grève des employés du secteur public ou sur l’aide à mourir, et ce, à l’occasion de décisions rendues avec de faibles majorités ?
À ce titre, Justin Trudeau reconnaît volontiers que la Cour suprême des États-Unis a fait fausse route dans son récent revirement d’interprétation du droit à l’avortement. Pourtant, alors qu’il déplore les dérives d’un système américain où le « dernier mot » revient aux juges, le premier ministre Trudeau défend du même souffle un renforcement de ce pouvoir pour les juges canadiens. Il dira probablement que le problème des États-Unis réside ailleurs, c’est-à-dire dans les déficiences et les dysfonctionnements du processus de nomination. Cela dit, on voit mal en quoi les règles du jeu de la nomination unilatérale fédérale placent le Canada à l’abri de telles dérives…
En somme, les juges, tout comme les politiques, ne sont pas à l’abri des erreurs. Devant ses militants qui souhaitaient en finir avec l’article 33 de la Charte canadienne, Jean Chrétien avait jadis tenu ces sages propos : « [La dérogation] n’est pas aussi mauvaise que vous le pensez… Sans elle, vous abandonnez toutes les décisions aux mains de la cour. Si vous avez une bonne cour, aucun problème. Mais la Cour suprême peut commettre des erreurs. Ce sont des juges. Ils sont nommés. Ce n’est pas un système parfait. » (Spector, 2003)
La dérogation permet au Canada de ne pas mettre tous ses oeufs dans un seul panier. Elle agit comme un rappel légitime de la souveraineté parlementaire. Du même coup, elle réduit les risques de concentration abusive et de politisation excessive d’une Cour suprême toute-puissante, le tout grâce à un mécanisme limité dans le temps (cinq ans maximum) et renouvelable après un contrôle démocratique des électeurs.
Tout compte fait, la disposition de dérogation est l’un des derniers mécanismes qui distinguent le constitutionnalisme canadien de celui des États-Unis. Cet outil garantit un équilibre institutionnel et valorise l’apport respectif des tribunaux et des assemblées élues dans la définition des droits. Par le fait même, la dérogation favorise le fédéralisme en énonçant des idéaux communs, mais sans imposer d’uniformisation. Elle donne une marge d’autonomie à l’Assemblée nationale du Québec en lui permettant de faire prévaloir le caractère distinct d’une nation fragile et minoritaire en Amérique du Nord.
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec