Le Césaire des Québécois

Le Césaire des Québécois

Comme c’est souvent le cas, l’hystérie sur le « mot en n » a été menée par des commentateurs à la petite semaine, des démagogues et des idéologues, autant du côté des défenseurs que des détracteurs de l’utilisation des mots « nègres » et « négritude », autant à droite qu’à gauche. D’une négritude l’autre. Aimé Césaire et le Québec (PUM) de Ching Selao étudie une part de la question en analysant la réception du mouvement de la négritude au Québec, surtout autour de la figure de Césaire.

L’argument de ceux qui demandent aujourd’hui de pendre au tribunal de l’histoire la tentative de plusieurs indépendantistes de se réclamer d’une « négritude blanche » dans les années 1960 et 1970 se résume ainsi : les Québécois sont hypocrites et déconnectés de même oser prétendre avoir connu un sort similaire aux Noirs et sont, de surcroît, racistes d’utiliser l’expression « Nègres blancs ». N’ayant « que » souffert d’un statut inférieur au Canada, les Québécois devraient se la fermer.
 

Les pièges d’une lecture anachronique

Habillement, Selao évite les pièges de la lecture anachronique qui impose nos valeurs actuelles sur des événements passés tout autant que la lecture sans apathie pour le lecteur contemporain. En d’autres mots, s’il est absurde de lire le passé seulement par le prisme du présent, il est tout autant problématique d’imaginer que le passé n’est que le passé. Il n’y a d’histoire qu’au présent.

Alors que la plupart des intervenants n’ont sûrement jamais lu une ligne de Vallières, Miron et autres Chamberland, Selao se penche, à tête froide, sur les textes, sur le sens historique des déclarations et souligne des failles d’argumentation dans tous les camps. Elle cherche à comprendre, non pas à juger, ce qui a attiré ces Blancs vers la négritude.

Elle trace d’abord une constellation complexe de l’utilisation, autant par les Blancs que par les Noirs, du mot « nègre » et de son pendant anglophone « nigger » et de leurs dérivés. Puis, elle explique qu’il n’existe pas un, mais des mouvements de la négritude, que l’on ne peut pas lire Césaire comme on lit Senghor, et que, par conséquent, il faut naviguer avec prudence dans les mouvements qui ont voulu s’approprier l’idée de négritude, notamment au Québec.
 

Des contextes culturels distincts

De la même manière, Selao argumente qu’il y a eu plusieurs réceptions de ces auteurs et qu’elles sont pleines de dissonances à cause de contextes culturels distincts. La lecture de l’œuvre de Césaire au Québec doit d’abord beaucoup à Gaston Miron qui a fait connaître le poète ici et a développé l’idée de « négritude blanche ». Mais, insiste Selao, la « pauvreté de pauvre » de Miron pouvait difficilement s’accorder ou s’arrimer à l’exubérance et à la mégalomanie de Césaire qui se savait au contraire riche de sa poésie.

L’idée sera ensuite reprise par Paul Chamberland et Yves Préfontaine qui finiront par croire en l’impossibilité de dire la négritude québécoise, à l’impossibilité d’exister pour le peuple québécois. Puis, Dany Laferrière, le seul Noir de son étude, après avoir qualifié la négritude de connerie et Césaire de plaignard, admet finalement sa dette envers le Martiniquais dans ses textes des dernières années.
 

Baromètre du Québec actuel

Au-delà de cette explication stimulante et savante de la réception de Césaire, le livre de Selao a valeur de symbole et de baromètre du Québec actuel. Il aura fallu une Sino-Québécoise – « ni blanche, ni noire (…) mais tout de même trop pâle pour faire mienne la figure de Césaire » – qui travaille à l’Université du Vermont pour oser affronter ce genre de questionnements. Cela me rappelle qu’il aura fallu Jean-Christophe Cloutier, lui aussi enseignant aux États-Unis, pour déterrer les textes francophones de Jack Kerouac, il y a quelques années. C’est souvent hors de lui que le Québec est courageux. À ma connaissance, d’ailleurs, une seule recension de ce livre a été publiée dans les médias grand public, soit par Nuit blanche qui n’en fait aucunement une analyse critique. Ceci est, en soi, problématique.

Mais le livre est aussi symptomatique du Québec d’aujourd’hui puisque Selao n’aborde pas de front la question politique derrière la négritude blanche. Pourtant, elle fait souvent ressortir la différence entre les auteurs québécois et le maître martiniquais. Elle explique que Césaire distinguait clairement la littérature et la culture du politique, qu’il appelait à l’indépendance culturelle des peuples dominés en sachant que l’indépendance politique de la Martinique était difficilement atteignable. Selon l’auteure, les Québécois n’ont pas saisi, ou n’ont pas voulu prendre acte, de cette distinction. Je dirais : c’est tant mieux, puisque la situation objective du Québec n’est pas celle de la Martinique.

Il y a là une question profondément politique, dans le sens plein du terme, pour le Québec. Césaire s’affirme, se magnifie, parce qu’il se croit dans l’histoire, parce qu’il croit que la Martinique, devenue département français en 1946, existe, pleinement. Le Québec, n’existant pas politiquement, se déprécie et, lorsqu’il cherche à lutter, s’affaisse souvent, puisqu’il n’a pas de relai politique à sa lutte culturelle.

C’est pourquoi Miron se sait pauvre, culturellement, bien sûr, mais peut-être encore plus politiquement. Et ce sera la même chose chez Chamberland pour qui l’indicible être québécois se tait finalement puisqu’il ne peut prendre forme politiquement. Laferrière, qui veut se tenir loin de cette tradition, finit aussi par l’épouser. Même l’immortalité conférée par l’Académie française ne saurait pallier cette inanition politique, cette inconsistance, cette inexistence.
 

Un aveu de Césaire

Dans les dernières années de sa vie, selon Selao, Césaire vivra finalement beaucoup d’amertume sur le statut de la Martinique et avouera à demi-mot avoir laissé tomber les aspirations indépendantistes de son peuple lorsqu’il a accepté d’appuyer le statut de département français pour son île. Cet aveu de Césaire devrait nous faire réfléchir. Sans égard aux réussites culturelles – Césaire est aujourd’hui reconnu comme un grand auteur du 20e siècle –, être l’appendice d’un autre peuple ne sera jamais l’équivalent d’être un peuple normal possédant les moyens de son développement complet. La réussite, voire la survie, d’une culture ne remplacera jamais l’indépendance politique.

Toute cette question de la négritude blanche, d’autant plus lorsqu’elle est menée d’un point de vue individuel et désincarné du politique, n’est qu’un autre avatar de notre nationalisme culturel. Elle devient de peu d’intérêt si elle n’est pas liée à notre condition politique anormale. L’écran de fumée des dernières années au sujet du « mot en n » cache la condition politique québécoise. Qu’on refuse ou permette aux Québécois de se réclamer d’une négritude blanche ne change rien au fond du problème.

De toute façon, c’est beaucoup trop conceptualiser le passé que de voir les années 1960 avec des perceptions actuelles. Ce que voulaient soulever Miron, Vallières et compagnie en se réclamant de la négritude, c’était leur désarroi, leur désespoir, leur apathie et leur statut de dominés. On en fait aujourd’hui une question de couleur de peau alors qu’ils en faisaient une question de solidarité. Parce que la négritude devait servir de catalyseur à une révolution proprement québécoise, elle devait être espoir et mobilisation.

Pourquoi la question des « Nègres blancs » revient-elle dans les médias? Une fois entendues les récriminations justifiées de la communauté noire, où mène ce « débat » ? Pourquoi le Canada en fait-il un sujet de haute d’importance ?

En insistant sur les exagérations passées du mouvement, il s’agit en fait pour les Canadiens de délégitimer le mouvement indépendantiste québécois, aujourd’hui comme hier. Et si le Québec était encore exactement au même endroit que dans les années 1960 au sein du Canada, malgré sa reconquête économique ? Et si la charge politique derrière la négritude blanche était encore intacte, une fois les exagérations mises de côté?

Que l’on reconnaisse aujourd’hui que la comparaison était excessive et qu’elle puisse blesser certaines personnes ne devrait pas faire oublier la réalité que cette exagération mettait en lumière sous le ciel du Québec.
 

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de L'aut'journal

About the Author: L'aut'journal

« Informer c’est mordre à l’os tant qu’il y reste de quoi ronger, renoncer à la béatitude et lutter. C’est croire que le monde peut changer. » (Jacques Guay)L’aut’journal est un journal indépendant, indépendantiste et progressiste, fondé en 1984. La version sur support papier est publiée à chaque mois à 20 000 exemplaires et distribuée sur l’ensemble du territoire québécois. L'aut'journal au-jour-le-jour est en ligne depuis le 11 juin 2007.Le directeur-fondateur et rédacteur-en-chef de l’aut’journal est Pierre Dubuc.L’indépendance de l’aut’journal est assurée par un financement qui repose essentiellement sur les contributions de ses lectrices et ses lecteurs. Il ne bénéficie d’aucune subvention gouvernementale et ne recourt pas à la publicité commerciale.Les collaboratrices et les collaborateurs réguliers des versions Internet et papier de l’aut’journal ne touchent aucune rémunération pour leurs écrits.L’aut’journal est publié par les Éditions du Renouveau québécois, un organisme sans but lucratif (OSBL), incorporé selon la troisième partie de la Loi des compagnies.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You