Les
nizarites forment une communauté musulmane chiite ismaélienne dont
les origines remontent au 8e siècle. Ils connurent leur
âge d’or de la fin du 11e au 13e siècle sous
la direction d’Hasan Sabbah et de ses successeurs, à l’origine du
mythe des Assassins et du « Vieux de la montagne » des
sources chrétiennes. Outre les assassinats politiques qui ont
contribué à la légende noire des « haschischins » et
dont l’efficacité fut mitigée, ce mouvement a adopté une
intéressante stratégie révolutionnaire qui présente des points
communs avec celle de nombreux mouvements de guérilla du siècle
dernier, particulièrement avec celle des maoïstes.
L’organisation
d’un véritable parti révolutionnaire
Mais
il faut commencer par un éclairage sur le contexte historique. Alors
que règnent les imams-califes ismaéliens de la dynastie fatimide
d’Égypte, les nizarites rompent avec eux à la suite d’une
querelle de succession (car le rôle et donc le choix de l’imam qui
dirige la communauté est central dans l’ismaélisme)1,
menés par leur chef incontesté Hasan Sabbah. A cette époque les
nizarites se trouvent principalement en Perse et en Irak, dans un
milieu particulièrement hostile car près du cœur du pouvoir
sunnite du calife de Bagdad2,
lui-même marionnette des turcs seldjoukides, champions intransigeant
du sunnisme. C’est en s’adaptant très bien à la fois au contexte
d’une minorité persécutée et au système seldjoukide que les
nizarites parviendront à s’affirmer
Hasan
Sabbah donne très vite à sa communauté une organisation
centralisée et efficace, aidé en cela par la foi ismaélienne
elle-même qui place l’autorité des imams et de leurs représentants
au-dessus de tout et autorise la dissimulation de la foi (taqiyya) en
environnement hostile. Il structure un réseau de propagandistes
religieux qui prennent le manteau de marchands ou de théologiens
sunnites et les envoie systématiquement dans des régions
périphériques, loin du bras armé des seldjoukides. Ces
propagandistes animent à leur tour des centres dans les villes
importantes, avec leurs propres réseaux de missionnaires. Malgré
une large autonomie locale, ils restent toujours en liaison avec leur
chef suprême grâce à des messagers sûrs qui lui transmettent
l’impôt, tandis que leurs meilleurs étudiants complètent leur
formation près du maître. Cette organisation clandestine présente
des points communs avec celle du futur parti bolchevique, entre
autre.
Seconde étape : La prise de point d’appui. Une fois l’organisation bien implantée dans ces centres périphériques, les nizarites cherchent à s’emparer de points d’appuis protégés, en l’occurrence des forteresses de montagne fortifiées. Sabbah lui-même s’empare de la célèbre forteresse d’Alamut en 1094 en subjuguant patiemment la garnison et la population de montagnards déshérités qui l’entoure, de sorte que celle-ci tombe sans la moindre résistance. Ses disciples reprennent la stratégie dans leurs régions, notamment au nord et au sud-est de l’Iran actuel, et bientôt un solide réseau de forteresses constitue un état nizarite affirmé à découvert.
L’État
révolutionnaire : doctrine sociale, culture nationale et
diplomatie subtile.
Les
nizarites s’appuient à la fois sur les marchands instruits des
grandes villes, qui continuent de se camoufler et infiltrent le
territoire ennemi et sur les populations pauvres des campagnes
éloignées, qui se retrouvent dans la politique nizarite :
impôt relativement faible et payé par tous, compétence seule
admise aux postes de direction (ce qui permet à de nombreux
organisateurs talentueux d’émerger indépendamment de leur classe
sociale d’origine), butin partagé équitablement et étonnante
anticipation de l’Histoire, l’usage du terme de « camarade »
(rafîq) entre les adeptes.
De
plus, les nizarites rallièrent aussi des soutiens par leur lutte
contre les envahisseurs turcs, brutaux et détestés et par leur
contribution à la renaissance de la culture persane. En effet, ils
s’adaptèrent à leurs fidèles en remplaçant l’arabe par le
persan dans leurs écrits et leurs liturgies, contribuant même à sa
propagation dans leurs territoires d’implantation des actuels
Afghanistan et Turkménistan.
Poursuite
du combat : diplomatie subtile et assassinats politiques
Les
dirigeants nizarites, une fois leur état constitué, durent lutter
pour sa survie contre les sultans seldjoukides militairement bien
plus puissants : intelligemment ils refusèrent la bataille
rangée pour encourager la division chez leurs adversaires et
rallier, secrètement ou ouvertement, les émirs locaux qui ne
pouvaient gouverner sans leur appui. Les nizarites eurent aussi la
clairvoyance de ne pas persécuter les autres musulmans sur leurs
terres, gagnant ainsi le soutien de nombreux non-ismaéliens. Les
nizarites de Syrie, quant à eux, jouèrent les différents pouvoirs
les uns contre les autres, n’hésitant pas à s’allier aux croisés
et à leurs états latins.
Mais leur politique la plus originale fut l’emploi d’assassins fanatisés, prêt à mourir pour leur chef, dans une politique visant à impressionner et à semer le chaos. En effet outre l’effet psychologique bien réel de telles actions, elles avaient aussi une portée politique, car l’absence de règles de succession claires dans la plupart des états du monde musulman entraînait guerres civiles et luttes pour le pouvoir dans de petits états privés brutalement de leur chef. C’est d’ailleurs cette volonté de « couper la tête » qui différencie l’action des assassins nizarites de ceux de Daech aujourd’hui, malgré le même usage de la terreur comme arme.
Limites
stratégiques et renforcement de l’opposition
Bien
qu’ils ne fussent jamais battus par les turcs ou les croisés,
conservant pendant de nombreuses années leurs positions, les
nizarites ne parvinrent pas non plus à une victoire complète sur
leurs ennemis3.
Plusieurs explications peuvent être avancées et d’abord celle,
paradoxale, des effets pervers au long terme d’une stratégie
efficace sur le court et moyen terme.
En
effet, si la taqiyya en tant que dissimulation religieuse a été
nécessaire au cours des premières années du nizarisme en Perse, au
fil du temps, les communautés ismaéliennes isolées ont fini par
s’acculturer plus ou moins fortement avec leur milieu d’infiltration
et à perdre leurs attaches, jusqu’à parfois se convertir totalement
au sunnisme ou à d’autres doctrines chiites.
De
plus, le dogme ismaélien lui-même, très ésotérique et ambigu sur
le respect de la charia, a aussi le désavantage de nécessiter une
longue initiation, souvent payante, auprès d’un maître et le secret
absolu que doit garder le disciple sur cet enseignement à ouvert la
voie à de faciles attaques de la part des polémistes sunnites. Ce
système a contribué à freiner les conversions et les nizarites
sont ainsi restés minoritaires dans la plus grande partie de leurs
propres états, limitant d’autant leurs progrès politiques.
La
stratégie de la terreur par l’assassinat a également fini par avoir
des retombées négatives en matière de propagande, surtout en
Syrie, car le chaos politique et les progrès croisés leur ont valu
la haine d’une grande part de la population, même quand ils
n’étaient pas de leur fait : les différents seigneurs ont eu
tôt fait de mettre sur le dos des nizarites leurs propres
assassinats commandés.
Cependant,
il faut reconnaître que les adversaires des nizarites ont aussi su
adapter leurs stratégies et sont les principaux responsables de
l’échec relatif des successeurs d’Hasan Sabbah.
En
effet, malgré leur absence initiale d’unité, ils surent bien vite
faire front commun face aux progrès nizarites : ainsi deux
prétendants au sultanat seldjoukide en Perse se livrant jusque-là
une lutte farouche,mirent
de côté leur animosité pour assiéger Alamut et d’autres
forteresses. Au Proche-Orient l’ascension de Saladin et l’unité
d’action retrouvée des sunnites, en même temps que la chute du
califat Fatimide ismaélien, portèrent un rude coup aux partisans du
Vieux de la montagne. La contre-propagande des califes de Bagdad eu
aussi une certaine efficacité, cherchant à qualifier les ismaéliens
d’hérétiques voire d’idolâtres à cause de leur initiation
secrète.
Enfin, les nizarites ont subi la concurrence d’autres courants chiites (notamment les duodécimains), à la foi plus accessible et où l’absence d’imam dirigeant a été un facteur de souplesse.
Quels
enseignements peut-on tirer de cette expérience ?
Cette
expérience illustre d’abord la nécessité de remettre régulièrement
en question la stratégie utilisée, car même en cas de succès
initial, ses faiblesses ne tardent pas à surgir et si cette analyse
n’a pas été faite par ses promoteurs, elle ne manquera pas de
l’être par leurs adversaires : il vaut donc mieux toujours
garder une longueur d’avance.
En
second lieu, il ne faut pas compter, au long terme en tout cas, sur
la division de l’ennemi : c’est un facteur extérieur, certes
influençable, mais pas contrôlable et susceptible d’évoluer
rapidement.
De
même et bien que la pratique de la « taqiyya » soit un
peu différente, elle nous interroge sur les limites de la stratégie
d’entrisme : à la longue, éloigné de son groupe et immergé
dans un univers différent, le militant révolutionnaire tend à
perdre de vue son but initial pour adopter celui de son nouveau
milieu : c’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour de nombreux
militants trotskystes infiltrés dans les partis socialistes des
années 19704.
Enfin,
cet exemple historique (parmi tant d’autres) illustre encore
l’impasse de l’assassinat politique comme stratégie et peut servir
d’exemple à ceux qui seraient terrifiés par le mode opératoire de
l’E.I. aujourd’hui : l’impact des attentats ne dure qu’un temps
et ne produit pas d’effets suffisamment profonds pour être efficace
à long terme.
Pierre
Lucius
Cet
article s’appuie principalement sur le livre de F. Daftary
intitulé : Les
ismaéliens – Histoire et traditions d’une communauté musulmane,
Fayard,
2003, 370 p., 22 €
1Comme
chez tous les courants chiites d’ailleurs, surtout à cette époque
2De
la dynastie Abbaside (750-1258)
3L’imamat
nizarite comme le califat sunnite furent tous les deux victimes des
envahisseurs mongols en 1258.
4Les
innombrables scissions ismaéliennes étant un autre point commun
avec le trotskysme.
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