Je ne me suis jamais remis d’un article que le New York Times a publiée dans son magazine du dimanche en mai 2016. Peut-être vous en souviendrez-vous. Il s’agissait d’un long portrait de Ben Rhodes, le conseiller principal de l’administration Obama pour les « communications stratégiques ». Il était écrit par un journaliste nommé David Samuels.
Ces deux-là formaient une paire étonnante – appropriée, dirais-je. Rhodes était un écrivain de fiction en herbe vivant à Brooklyn lorsque, par le plus grand des hasards, il s’est retrouvé dans le cercle restreint de la Maison Blanche d’Obama. Samuels, un pigiste qui couvrait habituellement les célébrités de la culture populaire, avait depuis longtemps succombé à ce style malheureusement intelligent dont souffrent généralement ceux qui écrivent sur les rock stars et autres personnes plus ou moins frivoles.
Le travail de Rhodes consistait à présenter « une restructuration plus large du récit américain », comme le disait Samuels. « Rhodes est un conteur qui utilise les outils d’un écrivain pour faire avancer un programme présenté comme de la politique ». Un professionnel du marketing tout droit sorti d’Edward Bernays, en clair. Un conteur d’histoires qui trafique avec des faits manipulables et des fins heureuses. « Présenté comme de la politique » : une jolie touche qui traduit la marchandisation de notre discours public.
Rhodes et Ned Price, son adjoint, étaient des acrobates des médias sociaux. Price, ancien analyste de la C.I.A. et aujourd’hui porte-parole du département d’État, a raconté sans inhibition comment ils nourrissaient les correspondants de la Maison Blanche, les chroniqueurs et autres personnes en mesure d’influencer l’opinion publique, comme un producteur de foie gras nourrit ses oies.
Voici ce que disait Price sur cet exercice :
« Il y a en quelque sorte leviers d’appui. Nous avons nos compadres. Je contacte quelques personnes, et, vous savez, je ne voudrais pas les nommer….. Et je leur donne un peu de matière, leur montre la direction, et peu après j’en vois beaucoup en train de publier sur Internet, qui sont suivis par beaucoup de personnes, en train de diffuser le message de leur propre initiative. »
Rhodes a donné à Samuels une analyse plus élaborée de cet arrangement :
« Tous les journaux avaient autrefois des bureaux à l’étranger. Maintenant, ils n’en ont plus. Ils nous appellent pour leur expliquer ce qui se passe à Moscou ou au Caire. La plupart des médias rendent compte des événements mondiaux depuis Washington. Le journaliste moyen auquel nous parlons a 27 ans, et sa seule expérience du journalisme consiste à suivre des campagnes politiques. C’est un changement radical. Ils ne savent littéralement rien. »
J’ai longuement écrit sur l’article du Times dans Salon, où j’étais chroniqueur des affaires étrangères à l’époque. Il y avait tellement de choses à décortiquer dans le reportage de Samuels que je ne savais pas par où commencer. Dans Price, nous avions une incapacité totale à comprendre le rôle de médias fonctionnant correctement et la nature de l’espace public dans son ensemble.
Rhodes a décrit un corps de presse de la Maison Blanche composé de post-adolescents complètement dépendants de l’opération de gavage, en particulier lorsqu’ils rapportent des questions de sécurité nationale : « Ils ne savent littéralement rien. »
Rhodes et Price décrivaient un changement qualitatif dans les relations des médias avec le pouvoir. Je ne veux pas dire par là que ces relations n’ont jamais été très bonnes de mémoire d’homme, mais à un moment donné, il y a eu une baisse de régime, un passage du mauvais au pire. « Lorsque vous lisez des articles de presse de routine dans le Times ou l’un des autres grands quotidiens », ai-je écrit à propos du profil de Rhodes, « vous êtes en train de regarder ce que les commis que nous appelons encore reporters affichent sur les panneaux d’affichage du gouvernement, que nous appelons encore journaux. »
Quand cela s’est-il produit ? Pourquoi cela s’est-il produit ? Y avait-il encore pire à venir ? Comment en sommes-nous arrivés là, en d’autres termes, et où allons-nous ? Telles étaient mes questions. Elles le sont toujours. Je suis poussé à y réfléchir à nouveau par la couverture des correspondants des médias traditionnels travaillant en Ukraine. Parmi les nombreux noms que nous pouvons leur donner, ils sont des oies.
Il était une fois le New Yorker
La première fois que j’ai eu l’impression que quelque chose était en train de changer dans la façon dont la presse américaine voyait le monde et rapportait ce que ses correspondants voyaient, c’était près de chez moi, une affaire mineure – mineure, mais important dans la façon qu’elle fut racontée. Je vivais au Japon à l’époque, de la fin des années 1980 au milieu des années 1990. Outre mes fonctions pour l’International Herald Tribune, j’écrivais « Letter from Tokyo » pour le New Yorker.
Il existait à l’époque une longue et honorable tradition de « Lettres de » : Janet Flanner de Paris, Jane Kramer de toute l’Europe, Mollie Panter-Downes de Londres. Bob Shaplen, qui a consacré sa carrière à l’Asie, a longtemps été le « correspondant en Extrême-Orient » du New Yorker et a écrit des Lettres depuis plus ou moins toutes les capitales asiatiques. C’est Shaplen, à la fin de sa carrière et de sa vie, qui m’a passé le relais.
Ce qui différenciait la couverture étrangère du New Yorker, y compris toutes les Lettres de, était la manière dont elle était produite. Ceux qui les écrivaient n’étaient pas seulement sur place : Ils y étaient depuis longtemps, en général, et connaissaient parfaitement, voire intimement, les différents endroits où ils se trouvaient. Ils n’écrivaient pas de l’extérieur, le nez collé à la vitre, mais de l’intérieur, parmi les gens et les lieux qu’ils couvraient. En lisant leurs articles, vous obteniez des informations de l’intérieur, comme ils disaient, les chuchotements dans le palais, le bavardage dans la rue. C’était bien plus profond que tout ce qu’on pouvait lire dans les quotidiens.
Mon New Yorker était celui de Bob Gottlieb, ce dernier ayant succédé au célèbre William Shawn à la tête de la rédaction. Bob voulait moderniser le magazine tout en préservant son caractère particulier. Puis Bob a été évincé au profit de Tina Brown, obsédée par le clinquant et le « buzz ». Tout devait avoir du buzz. David Samuels aurait pu faire le portrait de Tina : elle était de ce genre-là. Elle a ruiné le magazine. Elle est partie depuis longtemps maintenant, mais le New Yorker ne s’est jamais remis de Tina.
Les rédacteurs en chef de Tina ont accepté les lettres de Tokyo que j’ai déposées après sa prise de fonction, mais aucune n’a jamais été publiée. Dans ma prochaine et dernière collaboration avec le New Yorker, quelques années plus tard, j’ai proposé un profil de Shintaro Ishihara, le gouverneur de la préfecture de Tokyo, un marin accompli, et un nationaliste cracheur de feu plein de bile anti-américaine. J’aimais Ishihara précisément pour sa fureur, même si, lorsqu’on l’interviewait, il manquait de peu de vous assommer à coups de pistolet.
Le New Yorker ne s’est pas intéressé à l’article proposé. Quelques mois plus tard, il publiait un profil de nul autre que Shintaro Ishihara, écrit par un journaliste envoyé de New York qui, comme le montrait clairement son rapport, n’avait qu’une connaissance superficielle de son sujet ou de tout ce qui avait trait au Japon.
Mon expérience a rapidement été mise en évidence dans l’ensemble de la couverture étrangère du New Yorker. Il ne se tournait plus vers des correspondants bien implantés à l’étranger, mais vers des personnes envoyées pour un reportage et ramenées ensuite. Je décris un virage subtil, mais qui a eu de profondes implications. Un magazine réputé pour sa couverture de l’étranger « de l’intérieur vers l’extérieur » – c’est mon expression – a décidé de faire des reportages qui mettent la sensibilité américaine au premier plan. L’extérieur vers l’intérieur ferait amplement l’affaire. J’y vois maintenant l’indication précoce d’un changement dans la façon dont l’Amérique voit les autres – ou pas.
Vu de Washington
En 1995, alors que mes derniers dossiers pour le New Yorker n’étaient pas encore publiés, Tom Friedman a pris en charge la rubrique « Affaires étrangères », qui avait une longue histoire, je ne dirai pas sacrée, au New York Times. L’arrivée de Friedman, avec sa fanfaronnade, sa prose grassement joviale et son chauvinisme libéral, était un autre signe des temps. Le fait que Big Tom écrive dans cet espace deux fois par semaine montrait très clairement que les pratiques des correspondants et des commentateurs étaient en train de changer – ce qui, je le vois maintenant comme je ne le pouvais pas à l’époque, marquait un changement dans la conscience américaine.
Je n’ai jamais beaucoup aimé la rubrique des affaires étrangères. Son rapport au pouvoir m’a toujours semblé éthiquement discutable. Elle a débuté à la fin des années 1930 sous le titre « En Europe » et a toujours figuré parmi les missions les plus sensibles du journal. C.L. Sulzberger, descendant des propriétaires et collaborateur de la C.I.A. pendant la guerre froide, incarnait cette certitude patricienne que possédaient les États-Unis pendant les premières décennies de l’après-guerre.
Lorsqu’elle a repris la rubrique dans les années 1980, Flora Lewis a décrit un continent agité dans les limites de l’OTAN et de l’étreinte américaine. Ici et là dans les archives, vous pouvez trouver des chroniques qui testent les limites de la franchise. Mais vous n’en trouverez jamais une dans laquelle les limites sont rendues visibles.
En relisant ces auteurs, je suis néanmoins frappé par certaines choses. Ils appréciaient la complexité et la diversité – pas seulement dans l’obscurité sauvage au-delà de l’alliance occidentale, mais aussi en son sein. Aussi mauvais que soit le travail – et les colonnes de Cy Sulzberger ont accumulé les clichés comme des bernacles sur la proue d’un voilier – il découlait de la vie et du travail à l’étranger pendant de nombreuses années. Ils affichent la confiance que les Américains ressentaient à l’époque du Siècle américain. Mais rarement, voire jamais, ils étaient triomphants ou vertueux. Ils n’avaient rien à prouver.
La première chose que Friedman a faite lorsqu’il a hérité de la rubrique Affaires étrangères dans la page d’opinion a été de déplacer la rubrique à Washington – fini de vivre parmi les autres. La deuxième chose qu’il a faite est de ne plus écouter les autres, à part quelques amis et connaissances. Dans The Lexus and the Olive Tree, son exécrable hymne à la mondialisation néolibérale menée par les États-Unis, il se décrivait comme un « touriste avec une attitude ». Tom en était l’incarnation. Comme il l’expliquait dans ce livre de 1999, ses sources préférées étaient les traders en obligations et les gestionnaires de fonds spéculatifs.
« Dans le village global d’aujourd’hui, les gens savent qu’il y a une autre façon de vivre, ils connaissent le style de vie américain, et beaucoup d’entre eux en veulent une tranche aussi grande que possible – avec toutes les garnitures. Certains vont à Disney World pour l’obtenir, et d’autres vont au Kentucky Fried dans le nord de la Malaisie ». C’était Big Tom dans le fauteuil des Affaires étrangères. C’est la dégénérescence des commentaires américains sur le monde au-delà de nos rivages – en « temps réel », pour ainsi dire.
J’ajouterai que la rubrique des affaires étrangères n’existe plus du tout. Le Times l’a supprimée il y a des années. Pourquoi quelqu’un voudrait-il lire une rubrique portant un tel nom, après tout ?
Si mon sujet est une déchéance progressive des pratiques professionnelles des journalistes américains, une indifférence progressive à « l’être », nous ne pouvons pas y réfléchir comme un phénomène isolé. Leurs manquements doivent être compris comme des symptômes d’une indifférence plus large à l’égard du monde qui s’est installée depuis, je dirai, que les Allemands ont démantelé le mur de Berlin et que les États-Unis sont entrés dans leurs mémorables décennies de triomphalisme. Peu à peu, depuis lors, ce que les autres pensent ou font ou leurs aspirations ont de moins en moins d’importance. La seule façon de voir les choses est la façon américaine.
Les cas que j’ai décrits sont des signes précurseurs de ce retournement de situation. Mais s’ils sont des symptômes, ils sont aussi des causes. Il est possible d’être les deux, après tout. C’est le pouvoir des médias lorsqu’ils sont utilisés à des fins perverses. Beaucoup d’entre nous sont devenus progressivement indifférents aux autres depuis les années 1990, et c’est en grande partie parce que nos médias écrits et audiovisuels nous ont montré comment faire.
L’impact du 11 septembre sur le journalisme
Les événements du 11 septembre 2001 ont à nouveau changé la donne – dans les pratiques de nos médias, dans le Zeitgeist tout court. Quinze ans après ces tragédies, Ben Rhodes et Ned Price gavaient leurs oies. Six ans plus tard, les correspondants envoyés en Ukraine nous offrent la pire couverture médiatique dont je me souvienne sur les événements d’outre-mer.
Quelques jours après les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone le 11 septembre 2001, le secrétaire de presse de George W. Bush a organisé une conférence téléphonique avec les principaux rédacteurs en chef américains à Washington. L’intention d’Ari Fleischer était de s’assurer la coopération des journaux et des diffuseurs alors que l’administration définissait et poursuivait sa nouvelle « guerre contre le terrorisme ». Il a demandé à ses interlocuteurs d’occulter toute couverture révélant comment l’Amérique allait mener cette guerre. Fleischer était particulièrement désireux de soustraire à la vue du public les opérations de la C.I.A. et le reste de l’appareil de sécurité nationale. Toutes les personnes présentes ce jour-là ont volontiers obéi à l’administration Bush sur ces questions.
Quelques années plus tard, Jill Abramson, chef du bureau du New York Times à Washington au moment de l’appel de Fleischer, nous a donné ce qui semble être le seul compte rendu existant de cet échange. « Le but de l’appel était de passer un accord avec la presse – c’était quelques jours après le 11 septembre – pour que nous ne publiions aucune histoire qui entrerait dans les détails des sources et des méthodes de nos programmes de renseignement », a expliqué Jill Abramson lors d’une longue conférence en 2014 à la Chautauqua Institution, une congrégation d’auto-satisfaits bien pensants dans l’ouest de l’État de New York. « Ce n’était pas compliqué de dissimuler de telles informations. Et pendant quelques années, en réalité pas mal d’années, je ne pense pas que la presse, en général, ait publié des articles qui aient contrarié la Maison Blanche de Bush ou qui aient semblé violer cet accord. »
Je m’émerveille quand je considère ce que nous savons maintenant de « ces informations ». Il s’agissait notamment des enlèvements de la CIA, que le gouvernement a ensuite appelés « restitutions extraordinaires » afin de masquer la vérité sur ce qu’il faisait, ainsi que de l’utilisation de « sites noirs » où des détenus non inculpés étaient soumis au simulacre de noyade et à d’autres formes de torture sadique. « Il s’est avéré par la suite que ces informations comprenaient également la surveillance aveugle des Américains et de tous les non-Américains de son choix par la National Security Agency.
Je m’émerveille parce que si les rédacteurs les plus influents de la presse avaient décidé de dire à Ari Fleischer d’aller se faire voir, comme ils auraient dû le faire et en ces termes, ces choses ne se seraient peut-être pas produites, et le gouvernement et les médias américains seraient peut-être sortis des événements du 11 septembre comme des institutions plus honorables.
Lorsqu’un secrétaire de presse de la Maison-Blanche juge bon de convoquer une telle réunion et de demander aux personnes présentes de participer à la censure de leurs propres publications, il est clair que la relation des médias avec le pouvoir – en l’occurrence le pouvoir politique et administratif – était déjà compromise. Les rédacteurs en chef auxquels Fleischer a fait appel ont peu après accepté l’expression « guerre contre le terrorisme » sans aucune hésitation ou objection enregistrée. Il s’agissait là d’une autre violation de l’éthique professionnelle aux conséquences considérables, étant donné qu’un état de guerre modifie inévitablement les relations des médias avec le pouvoir.
Je considère ces réponses à l’unisson comme un moment décisif dans le déclin des médias américains et de leur couverture des affaires étrangères au cours des années post-2001. Pour comprendre cela, il est nécessaire d’examiner brièvement ce qui est arrivé à l’Amérique et aux Américains en général en cette matinée de fin d’été à Manhattan et à Washington.
Le 11 septembre a marqué la fin étrangement abrupte du « siècle américain » et – il ne faut pas l’oublier – la conscience qu’il a engendrée chez les Américains. J’ai déjà fait cette remarque dans cet espace et ailleurs à plusieurs reprises. En bref, il y a eu un effondrement psychologique bien plus important que l’effondrement des tours, aussi tristes que soient les 3 000 morts.
Les élites politiques américaines ont adopté une position défensive ce jour-là. Elles se sont détournées du monde et se sont retournées contre lui en même temps. L’administration Bush était ouvertement xénophobe avec tous ses discours sur l’ »islamofascisme » et d’autres notions aussi ridicules. La plupart des Américains se sont retournés dans le même sens. Lorsque Jacques Chirac a refusé d’enrôler la France dans la « coalition des volontaires » de Bush contre l’Irak, les Français sont devenus des « singes capitulards mangeurs de fromage », une expression que j’ai toujours appréciée pour son chauvinisme américain. Vous vous souvenez des « frites de la liberté » ?
Du monde au contre-monde
Cette hostilité à l’égard des autres est tapie dans l’esprit des Américains depuis le XVIIe siècle, et ne fait que trop souvent surface. Au XIXe siècle, les Irlandais étaient ignorants, les Italiens gras, et les Chinois jaunes et dangereux. Le 11 septembre a plongé l’Amérique dans cet égout une fois de plus. Pendant un temps, il était tout à fait normal de qualifier les musulmans de « têtes de chiffons ».
Ce glissement, de l’extérieur vers l’intérieur du monde, est assez regrettable du point de vue de la position nationale. Mais il a été particulièrement funeste dans la mesure où il a conduit la couverture des événements d’outre-mer dans nos principaux quotidiens et radiodiffuseurs droit dans le mur. En l’état actuel des choses, cette couverture est devenue la pire que j’ai vue de toute ma vie, mais une mise en garde s’impose sur ce point : j’ai qualifié la couverture des affaires étrangères par les médias américains de pire de toute ma vie à de nombreuses reprises dans le passé, pour constater que sa détérioration s’accentue inexorablement et parfois de jour en jour.
Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi est-ce que je choisis le 11 septembre 2001 comme point de départ ?
Jill Abramson a ensuite occupé le poste de rédactrice en chef du Times. Bien que cet intérim ait pris fin lorsqu’elle a été licenciée après deux ans et demi, elle était une journaliste de très haute stature, sinon de haut calibre. Voici ce qu’elle a dit lorsqu’elle a expliqué à son auditoire de Chautauqua les raisons pour lesquelles la presse américaine a cédé si lâchement aux exigences inadmissibles d’Ari Fleischer. « Les journalistes sont aussi des Américains. Je me considère, comme beaucoup d’entre vous j’en suis sûre, comme une patriote. »
Ces deux phrases me sidèrent chaque fois que j’y pense. D’une part, elles reprennent presque mot pour mot ce que des dizaines d’éditeurs, de rédacteurs, de chroniqueurs, de correspondants et de reporters ont dit après que Carl Bernstein, dans l’édition du 20 octobre 1977 de Rolling Stone, ait révélé que plus de 400 d’entre eux étaient des collaborateurs de la CIA. Joe Alsop, chroniqueur au New York Herald Tribune et plus tard au Washington Post et guerrier froid par excellence : « J’ai fait des choses pour eux quand je pensais que c’était la bonne chose à faire. J’appelle cela faire mon devoir de citoyen. »
Est-ce que rien ne change jamais ? Les gens comme Abramson n’apprennent-ils jamais rien ?
D’autre part, de l’époque d’Alsop à celle d’Abramson et à la nôtre, il ne semble pas venir à l’esprit de ces gens que pour qu’un rédacteur ou un journaliste soit un bon Américain, il suffit qu’il soit un bon rédacteur ou un bon journaliste. Au lieu de cela, ils pensent qu’en temps de crise, il est en quelque sorte nécessaire que les médias trahissent leurs principes fondamentaux – comme si ceux-ci étaient au fond sacrifiables.
Dernier point : L’erreur la plus grave des médias américains pendant la guerre froide, l’ancêtre de toutes les autres, a été leur engagement volontaire dans la cause du nouvel État de sécurité nationale. C’est ce dont Alsop parlait. Cela a été accompli, je dirais, en 1948 ou 1949 au plus tard : En d’autres termes, la presse et les diffuseurs sont engagés plus ou moins immédiatement dans la croisade nouvellement déclarée par l’administration Truman.
Et c’est aussi ce dont parlait Jill Abramson dans les contrées sauvages de Chautauqua 65 ans plus tard. Et c’est ce que les médias américains ont fait immédiatement après le 11 septembre : ils se sont de nouveau engagés dans la nouvelle cause de l’État de sécurité nationale.
À l’époque d’Abramson, l’Amérique avait consolidé un empire mondial qui n’était que naissant lorsque Joe Alsop et son frère, Stewart, écrivaient. La distinction est importante. Bien avant tout cela, Rudolf Rocker, l’un de ces véritables anarchistes de la fin du XIXe siècle, a publié Nationalism and Culture. Ce livre – difficile à trouver aujourd’hui et coûteux lorsqu’on le trouve – nous le rappelle : Lorsqu’un empire rassemble et protège son pouvoir, toutes les institutions culturelles sont tenues, d’une manière ou d’une autre, de le servir. Aucune de celles qui ne le font pas ne peut survivre. Rocker a utilisé le terme « culture » de manière très large. Dans son acception du terme, les médias d’une nation donnée sont des institutions culturelles, et la vérité amère qu’il a énoncée s’applique.
Après le 11 septembre, d’abord de manière subtile, puis de manière moins évidente, une administration après l’autre a insisté sur le fait qu’il n’y avait qu’une seule façon de comprendre le monde – la façon américaine – et qu’il n’était pas nécessaire de comprendre ou de consulter celle des autres. Je suis tenté d’inviter les lecteurs à compléter ce dernier paragraphe, mais cela me semble inconvenant. Donc : Cette façon de penser, ou de refuser de penser plus longtemps, est essentiellement défensive, le refuge des anxieux et des incertains. Et si elle n’a pas défini la spirale descendante de la qualité de la couverture étrangère des médias grand public après 2001, il s’en faut de peu.
John Pilger, le correspondant et cinéaste australo-britannique, a fait remarquer après que les États-Unis ont cultivé le coup d’État de 2014 à Kiev : « La suppression de la vérité sur l’Ukraine est l’un des blackouts d’information les plus complets dont je me souvienne. » Bravo, bravo, même si j’imagine que John peut penser à d’autres blackouts « les plus complets » maintenant, huit ans plus tard.
Les lecteurs et les téléspectateurs qui ont limité leurs sources d’information au courant dominant ont obtenu une version incroyablement noire et blanche des événements en Ukraine après le coup d’État de février 2104 – qui n’était pas un coup d’État mais une « révolution démocratique ». C’était exactement ce que les cliques politiques de Washington voulaient.
Le rôle des États-Unis dans le putsch, la présence de néonazis parmi les putschistes, le caractère antidémocratique du renversement d’un président dûment élu, le bombardement ultérieur par le nouveau régime des civils dans les provinces de l’Est – une campagne de huit ans – la discrimination généralisée depuis lors à l’encontre des russophones et des médias critiques, les assassinats de personnalités politiques de l’opposition, l’utilisation par Washington de l’Ukraine dans sa campagne de longue date visant à subvertir la Russie – tout cela a été laissé de côté.
Au moment où la crise ukrainienne a éclaté, la guerre en Syrie durait déjà depuis plus de deux ans. Je n’appelle pas cela une guerre civile car ce n’en était pas une. Les États-Unis ont fait basculer ce qui a commencé comme des manifestations légitimes contre le gouvernement de Damas fin 2011 en un conflit armé au plus tard début 2012. C’est à peu près à ce moment-là que Jake Sullivan, conseiller d’Hillary Clinton à l’époque, a envoyé un mémo à la secrétaire dans lequel il disait : « Bonne nouvelle, Al-Qaïda est de notre côté en Syrie.
Imaginez être là
De l’opération de coup d’État à peine dissimulée, de l’armement des fanatiques djihadistes contre le gouvernement laïc d’Assad, des meurtres sauvages, des enlèvements et de la torture que la C.I.A. a effectivement financés : Non, de la véritable nature de cette guerre, nous n’avons rien lu, à moins d’avoir recours aux quelques journalistes indépendants qui ont suffisamment de principes pour faire des reportages sur le sol syrien. Imaginez cela : Être là.
La façon dont la presse écrite et les réseaux occidentaux ont rendu compte de la crise syrienne m’a semblé – je ne cesse d’y revenir – parmi les pires cas de déréliction de mon vivant. Les correspondants occidentaux restaient à Beyrouth ou à Istanbul et obtenaient leurs informations par le biais de sources sur le terrain en Syrie, par téléphone, Skype ou les médias sociaux.
Et qui étaient ces sources ? Des figures de l’opposition ou le personnel syrien d’organisations non gouvernementales occidentales, dans l’ensemble des sources anti-Assad. Mais peu importe : Ces informations ont été intégrées au reportage comme étant objectives. L’admirable Patrick Cockburn a exposé tout cela il y a des années dans un excellent article paru dans The London Review of Books, à l’époque où le LRB publiait de tels articles.
Et vers qui ces correspondants se tournaient-ils lorsqu’ils avaient besoin d’une citation analytique percutante ? Vers les universitaires américains, les habitués des think tanks et les responsables gouvernementaux à Washington. Cette pratique, dois-je ajouter, n’est en aucun cas limitée à la couverture de la Syrie. Avec une ligne de temps à Beyrouth ou à Pékin, les correspondants américains n’hésitent plus à citer des Américains et à leur lire ce qu’ils pensent de telle ou telle question d’affaires étrangères.
Ces pratiques inexcusables étaient généralisées en Syrie. Je vais citer deux noms car je pense qu’il est important de citer des noms dans ce genre d’affaires. Ben Hubbard et Ann Barnard, tous deux du New York Times, ont été parmi les pires contrevenants. Ils ont pris la tête du peloton en désignant sans cesse des djihadistes meurtriers comme des « rebelles modérés », cette expression désormais tristement célèbre. C’est en grande partie parce que ces rebelles modérés les décapiteraient s’ils faisaient un reportage en Syrie que Hubbard, Barnard et consorts ont rarement mis les pieds dans le pays, s’ils l’ont jamais fait, pour couvrir la guerre qu’ils prétendaient couvrir.
À ce moment-là, c’était très clair : ce qui avait commencé par la conférence téléphonique d’Ari Flesicher était désormais un processus global. Aucun correspondant étranger dont le récit des événements ne correspondait pas exactement à l’orthodoxie de Washington ne pouvait faire de reportage pour les médias grand public. Ce qui s’est passé n’avat plus d’importance. L’équilibre des sources d’information n’avait plus d’importance. La rigueur n’avait plus d’importance. Le travail de témoignage n’avait plus d’importance. C’est la conformité qui compte. Ceux qui font un travail de principe dans la presse indépendante, le travail de témoignage, aujourd’hui comme hier, sont régulièrement vilipendés.
Entre parenthèses, je constate que j’ai une fois de plus affirmé l’importance des médias indépendants à notre époque. On ne saurait trop insister sur ce point. Il se trouve que je pense que les médias américains ont un bel avenir, aussi misérables que puissent paraître leurs perspectives actuelles. Il ne sera pas gagné facilement ou rapidement, mais cet avenir repose sur des publications indépendantes telles que celle-ci (Consortium News).
Quelle était la distance entre les bureaux de Beyrouth et le bureau de Ben Rhodes à la Maison Blanche d’Obama ? Un saut de puce, je dirais. Avec Rhodes comme « stratège de la communication » d’Obama, et Ned Price comme « spinner in chief » adjoint, les correspondants couvrant la Syrie auraient pu faire exactement le même travail s’ils avaient fait partie des « compadres » dont Price a parlé en 2016 – des journalistes de Washington qui ont rendu compte des événements étrangers après avoir été gavés comme des oies. Il en va de même pour les correspondants qui couvrent actuellement la crise ukrainienne.
À une différence près : Il ne reste plus qu’à maintenir l’apparence que l’on travaille en tant que correspondant étranger – la pose héroïque. La reconstitution semble être le seul but recherché. A part cela et à quelques exceptions près, ils sont tous rentrés chez eux – incurie, léthargie, on a l’impression qu’ils n’ont ni l’inspiration ni le courage, résignés à la nouvelle routine.
Patrick Lawrence
Traduction « le journalisme est devenue une profession sinistrée » par Viktor Dedaj avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir