Réexaminons l’argumentation des experts occidentaux, qui relaient, pour la plupart, les bulletins de l’armée ukrainienne. Ils ont évoqué d’abord de sérieuses difficultés de l’armée russe. On a vu circuler des photos (non datées et très vaguement localisées, souvent) de matériel russe détruit et abandonné. Puis, petit à petit, l’armée russe a fini par publier elle-même des statistiques et même des photos des destruction de matériel ukrainien.
En fait, si l’on regarde objectivement la situation, la progression de l’armée russe sur le terrain est absolument remarquable, surtout rapportée aux effectifs utilisés, comme le souligne Scott Ritter – en « considérant que l’armée ukrainienne était composée de 260 000 hommes, entraînés et équipés selon les normes de l’OTAN, avec un système de commandement étroitement lié, efficacement géré par des officiers. Il convient également d’envisager le soutien de 200 à 300 000 réservistes, unités auxiliaires et services. Et donc les Russes ont commencé avec 190-200 000 soldats pour faire face à une force de 600 000 soldats. Habituellement, au début d’une campagne, vous aurez un avantage de trois contre un côté offensif. Les Russes ont lancé l’opération avec un avantage d’un contre trois, ou un contre quatre du côté ukrainien. Mais néanmoins, les pertes (…) s’affichent 1 à 6 en faveur des Russes. Habituellement, dans les affrontements modernes de la Seconde Guerre mondiale, les batailles d’annihilation à grande échelle, par exemple, les Allemands dans les batailles avec les Américains, étant donné que les Américains ont gagné, pour chaque Américain tué, il y avait 3 à 4 Allemands. Ce ratio a permis aux Américains de gagner des batailles et d’avancer. Le rapport entre les Russes et les Ukrainiens de 1 à 6 est une défaite écrasante pour la partie ukrainienne ». Nous parlons ici hors troupes des républiques sécessionnistes du Donbass qui font ajoutent 30 à 50 000 hommes aux troupes engagées sur le terrain du côté russe : on reste dans tous les cas en-dessous d’un pour deux face aux Ukrainiens.
On ne peut cependant pas s’arrêter là dans la lecture de ce qui se passe sur le terrain. La stratégie d’avancée rapide et ciblée mais sans la force de feu que l’on aurait attendu restera difficilement compréhensible si on ne la raccroche pas à toutes les autres composantes de l’effort de guerre russe :
- dès le début du conflit, les missiles de précision russes (Kalibr, Iskander) ont détruit systématiquement les infrastructures militaires ukrainiennes : dépôts de munition, stocks d’artillerie, aéroports, entrepôts de véhicules en particulier. Il y a bien eu du matériel russe détruit dans les combats et quelques avions ou hélicoptères abattus ou endommagés mais l’armée ukrainienne est incapable d’infliger des dommages sérieux à l’armée russe et les experts occidentaux perdent leur temps à monter en épingle des affirmations souvent non vérifiées tirées des bulletins de l’armée ukrainienne. Les frappes russes contre les infrastructures militaires ne sont d’ailleurs pas terminées.
Surtout, deux épisodes devraient faire réfléchir :
– dimanche 13 mars 2022, un ou plusieurs tirs de précision ont détruit les bâtiments à Iavorov, en Ukraine de l’Ouest, à 20 km de la frontière polonaise, où s’étaient regroupés des mercenaires ou volontaires étrangers venus combattre en Ukraine. Selon beaucoup de témoignages, les jours suivants sur les réseaux sociaux, l’ardeur des combattants occidentaux volontaires en a été bien refroidie. Mais les Russes envoient aussi un signal très clair aux Occidentaux : qu’il s’agisse de livraisons d’armes ou de mobilisation de volontaires étrangers, la riposte sera systématique.
– samedi 19 mars et dimanche 20 mars 2022, l’armée russe a tiré des missiles hypersoniques. Nous savons depuis mars 2018 que ces armes ont donné à la Russie une avance stratégique, y compris et surtout dans le domaine nucléaire.
Eric Verhaeghe attire depuis plusieurs semaines l’attention des lecteurs du Courrier des Stratèges sur l’avance des Russes et des Chinois, face aux Américains, dans ce domaine. Plus lucide que la plupart des autres journaux, le Figaro écrivait le 18 février 2022 :
« Les missiles hypersoniques constituent des menaces redoutables. Ils se déclinent en plusieurs variantes, stratégiques, tactiques, à charge nucléaire ou conventionnelle. Ils sont un défi pour tous les systèmes de défenses militaires. Ces armes volent entre 10 et 20 fois la vitesse du son, à basse altitude en faisant des zigzags vers leurs cibles. Elles n’ont encore jamais servi sur un théâtre de guerre mais elles pourraient passer à travers les dispositifs antimissiles ».
Eh bien l’armée russe les a utilisés pour la première fois sur un champ de bataille les 19 et 20 mars 2022 ! Un entrepôt souterrain d’armements situé dans l’ouest de l’Ukraine a été détruit par des missiles supersoniques « Kinjal », a annoncé le ministère russe de la Défense, samedi 19 mars. Et, selon un communiqué du dimanche 20 mars du Ministère russe de la Défense « une importante réserve de carburant a été détruite par des missiles de croisière « Kalibr » tirés depuis la mer Caspienne, ainsi que par des missiles balistiques hypersoniques tirés par le système aéronautique « Kinjal » depuis l’espace aérien de la Crimée ». Cette frappe s’est produite dans la région de Nikolaïev. Toujours selon le ministère russe de la Défense, la cible détruite était « la principale source d’approvisionnement en carburant des véhicules blindés ukrainiens » déployés dans le sud du pays.
Ces tirs ne sont pas le fruit du hasard. Ils suivent des déclarations agressives du président américain contre Vladimir Poutine. Ils indiquent à l’Ukraine, qui met du temps à accepter les conditions russes et aux Occidentaux qui encouragent l’armée ukrainienne à prolonger le combat, que les frappes de l’armée russe contre des objectifs militaires ou gouvernementaux ukrainiens peuvent augmenter d’intensité à tout moment.
C’est aussi un très clair avertissement aux Occidentaux sur la résolution des Russes et leur capacité de frappe nucléaire dévastatrice si l’OTAN menaçait les intérêts vitaux de la Russie. Comme le résumait utilement le Figaro le 18 février dernier :
« Les travaux de recherche sur la technologie hypersonique débutent dans les années 80. Ils s’accélèrent à partir de 2002 quand les États-Unis se retirent du traité ABM qui limite les systèmes antimissiles. Les États-Unis se retrouvent alors libres d’améliorer leur défense contre les engins balistiques. Aux yeux de Moscou, la dissuasion nucléaire est menacée. En réponse, les Russes cherchent à perfectionner leurs propres vecteurs pour qu’ils puissent toujours percer les défenses ennemies, même les plus sophistiquées. Plusieurs programmes sont lancés et commencent à devenir aujourd’hui opérationnels, entre autres celui de l’Avangard, un planeur volant à Mach 20, d’une portée de 6 000 km, capable de transporter une charge nucléaire, et ceux du Zirkon ou du Kinjal. En matière d’hypervélocité, les Russes ont un coup d’avance ».
En fait, c’est toute la stratégie de Vladimir Poutine, que l’on pourrait qualifier « d’hypersonique » :
- elle s’appuie sur une capacité de frappe nucléaire en dix minutes qui, pour l’instant, percerait toutes les défenses américaines.
- les missiles hypersoniques donnent aussi à la Russie les moyens d’intensifier ses frappes conventionnelles quand elle en aura besoin.
- On peut dire qu’en fait c’est toute l’approche de Poutine, depuis des années, qui est « hypersonique ». Cet homme peu bavard a toujours avancé sous les radars, pour frapper par surprise là où on ne l’attendait pas : pensons à son discours à la Conférence de la sécurité de Munich en 2007, où il jetait un défi à l’unilatéralisme américain au nom d’un monde multipolaire ; à l’intervention inattendue en Géorgie en août 2008 ; à la prise de la Crimée sans tirer un coup de feu en 2014 ; à l’intervention en Syrie pour détruire Daech. L’intervention en Ukraine, le 24 février, a relevé du même effet de surprise.
Il faut donc envisager la stratégie russe comme un tout. Vu la pression que représentent les sanctions économiques, l’idée d’une guerre au sol, certes efficace mais dont la puissance de feu est bridée, pour limiter les pertes parmi les civils, et l’avancée régulièrement suspendue dans une logique de reddition négociée de l’armée ukrainienne, pourrait comporter un risque. Cependant ce choix dans la méthode de combat se fait à l’abri de la sécurité – provisoirement absolue – que donne l’avance russe dans le secteur des armes hypersoniques.
On peut détester la rationalité stratégique d’un Vladimir Poutine. Mais il serait absurde de l’ignorer. Et ceci d’autant plus que la révolution militaire sur laquelle s’appuie l’armée russe ne peut pas laisser indifférente une puissance nucléaire comme la France.
Source : Lire l'article complet par Réseau International
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