La campagne d’Ukraine touchant à sa fin sur le terrain, on peut déjà faire le point de certaines questions d’ordre militaire ou stratégique avant d’entrevoir les suites possibles, dont certaines sont terrifiantes. On n’entend pas par là les suites en termes de conséquences, mais des événements et actions qui étaient déjà annoncées ou prévisibles et se voient désormais facilités, pas tant par l’issue de la campagne d’Ukraine (la victoire russe) que par le fait que cette question-là soit désormais réglée, ou en voie de l’être.
On reviendra plus tard sur la raison pour laquelle la Russie a tellement insisté en décembre dans ses tentatives d’ouvrir d’une part avec les États-Unis et d’autre part avec l’OTAN, dans deux processus parallèles, des négociations en vue de l’établissement de nouveaux traités de sécurité en Europe en remplacement de tous ceux unilatéralement dénoncés ou violés par les États-Unis. Si les réponses d’abord évasives de ces derniers, répétées par l’OTAN, ont donné lieu en janvier à une insistance accrue de la part de la Russie de recevoir des réponses fermes, c’est-à-dire par écrit, c’est qu’il y a un élément nouveau et terriblement menaçant, installé ou en cours d’installation par les États-Unis en Pologne et en Roumanie, dont la Russie connaît certainement l’état d’avancement, et voué à changer radicalement l’équilibre stratégique et les capacités réelles d’action imparable des États-Unis. Cependant, bien que certains experts stratégiques soulignent cette question, elle n’est liée ni à la situation dans le sud-est de l’Ukraine, ni aux événements entre la Russie et cette dernière depuis le 21 février.
En ce qui concerne les raisons du déclenchement de l’opération spéciale, il s’agissait bien de l’urgence. Les États-Unis faisaient certes monter la pression de manière à construire l’image d’un conflit et accoutumer les opinions, ou les gouvernements européens sans œil satellitaire dans la région. Mais la Russie semble avoir cru qu’on la désignait comme agresseur imminent afin d’une part de ne pas prendre en considération ses demandes insistantes concernant l’application par l’Ukraine des accords de Minsk, et d’autre part d’écarter ses demandes, depuis décembre, d’ouvrir un dialogue stratégique sur les garanties mutuelles de sécurité en Europe. C’est ainsi que, trompée peut-être aussi par les protestations de plus fréquentes et de plus en plus virulentes du président Vladimir Zelenski contre l’hystérie étatsunienne, la Russie ne semble pas avoir décelé en cette campagne intensifiée de communication la préparation d’une action militaire.
En témoignent notamment le fait que la Russie n’a pas pris de mesures conservatoires comme le rapatriement de ses réserves de change, dont la moitié se trouvaient en Europe occidentale et ont donc été saisies (volées). Elle tournait en dérision (comme l’Ukraine d’ailleurs) les successives annonces étatsuniennes, pendant plus d’un mois, selon lesquelles la Russie attaquerait après-demain, et n’a pas non plus réagi aux divers appels des États-Unis aux retraits des ressortissants occidentaux et à la fermeture des ambassades occidentales à Kiev (seule l’Ukraine a vainement protesté) ; de fait l’ambassade russe a été l’une des dernières ambassades européennes présentes à Kiev. Enfin, quand le 13 février le ciel ukrainien a été interdit à l’aviation civile étrangère par les compagnies d’assurance ou de réassurance sur intimation étatsunienne, forçant toutes les compagnies étrangères à déprogrammer leurs vols et même certaines à dérouter des avions déjà en vol vers des aéroports non ukrainiens pour réacheminer les passagers par autobus (singulier contraste avec la situation en vigueur en juillet 2014 dans le sud-est pourtant enflammé de l’Ukraine), la Russie n’a pas perçu de menace concrète puisqu’elle n’a pas pris de mesures d’alerte, aérienne par exemple. Les États-Unis ont « temporairement » transféré leur ambassade de Kiev à Lvov le lendemain 14, puis l’ont précipitamment extraite du pays le 15, sans que quiconque en devine la raison véritable, obligeant encore le gouvernement ukrainien à déclarer qu’il n’y avait aucun signe de préparation offensive russe pour le 16 ou le 17. La Russie n’a pas non plus préparé de forces, comme le montrerait par la suite une intervention avec à peine 50000 hommes contre 150000.
Pourtant Donetsk, qui avait noté les renforcements massifs et la concentration progressive de l’armée ukrainienne depuis la fin de l’année dernière, alertait de plus en plus la Russie sur les signes croissants de l’imminence d’une attaque. Le 8 février le président Denis Pouchiline a déclaré qu’en l’état de l’estimation des forces ukrainiennes juste au nord de Donetsk, il faudrait aux forces novorusses un renfort de plusieurs brigades (il chiffra à 30000 hommes) pour repousser une attaque. C’est alors qu’il a de nouveau demandé au parlement russe de reconnaître la souveraineté de Donetsk et Lougansk, un dossier sur lequel ce qui tient lieu de diplomatie novorusse a été particulièrement absent (en dépit de sollicitations extérieures) depuis le départ d’Alexandre Kofman, en contraste singulier par exemple avec la diplomatie catalane. Le 11 février Pouchiline a tenu une longue conférence de presse alarmiste, avec une évocation rapide des moyens concentrés côté ukrainien, et n’excluant pas une offensive imprévisible à tout moment puisque tout étant prêt il ne manquait que l’ordre d’attaque. Le parlement russe a voté la reconnaissance des deux républiques le 15 et l’a présentée au président Vladimir Poutine, qui pendant une semaine s’en est seulement servi pour interroger de nouveau divers chefs d’Etats occidentaux sur leur intention d’amener l’Ukraine à appliquer les accords de Minsk, indiquant par là qu’il croyait encore à la possibilité de désamorcer l’attaque ukrainienne.
Le 18 février les milices ukrainiennes ont intensifié leurs pilonnages, y compris avec des armes lourdes interdites par les accords de Minsk (ramenées clandestinement dans la zone d’exclusion). Les rapports de la mission d’observation de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, des vendredi 18 et samedi 19, font état d’un quadruplement des « violations de cessez-le-feu » (bombardements) par rapport au début de la semaine, en l’occurrence de l’ordre de 2000 incidents quotidiens observés au lieu de 500. Comme le savent les militaires, une intensification soudaine des tirs d’artillerie est soit une mise à l’épreuve des défenses de contre-batterie adverses, soit l’annonce d’un mouvement imminent. En effet, bien qu’on les appelle tirs de préparation puisqu’ils visent à sidérer et endommager les défenses adverses et même si possible à y ouvrir des brèches, les armées régulières disciplinées évitent d’y procéder trop tôt afin de ne pas dévoiler leurs intentions et provoquer l’arrivée de renforcements ennemis. Dans l’idéal ces salves d’artillerie doivent même précéder immédiatement l’exploitation, c’est-à-dire la ruée des formations mécanisées dans les brèches opérées par l’artillerie. C’est d’ailleurs ce qui a provoqué un début d’exode le 17 au soir, vite encadré par les autorités locales qui ont déclaré l’évacuation le 18, demandé à la Russie d’accueillir les réfugiés et organisé des moyens d’acheminement, puis décrété le 19 la mobilisation. Encore à ce moment-là, les téléphones en sont encore rouges et la presse n’a pas encore effacé les comptes-rendus, le gouvernement russe contactait fébrilement diverses chancelleries européennes pour tenter d’obtenir un engagement immédiat de l’Ukraine à renoncer à la force et à appliquer les accords de Minsk. En réponse l’OTAN a annoncé le 19 le relèvement du niveau d’alerte de ses forces en Europe, montrant ainsi son soutien à une opération militaire ukrainienne.
Le gouvernement russe a donc procédé le 21 février à la reconnaissance de la souveraineté des deux régions exclues par l’Ukraine, préalable nécessaire, en droit international (qui ne reconnaît pas de « devoir d’intervention » dans un pays souverain), à une assistance militaire, n’en déplaise aux pays qui se permettent de soutenir directement un mouvement sécessionniste comme l’ont fait les membres de l’Alliance Atlantique en Serbie en 1999 (en août 2008 la Russie surprise par l’offensive géorgienne n’a pas eu le temps de reconnaître l’Ossétie du Sud avant de la défendre). Il était alors évident que la réintégration par la force des régions légalistes (réfractaires au coup d’État de février 2014 et exclues des élections du nouveau régime), si régulièrement annoncée par le gouvernement ukrainien avant comme après les accords de Minsk qu’il a d’ailleurs dénoncés par la loi 7163 de 2018, était imminente. Toutefois la reconnaissance par la Russie, accompagnée d’un accord de défense, aurait pu encore dissuader le pouvoir ukrainien, du moins s’il n’avait pas eu l’assurance (manifeste en effet) d’un soutien de l’OTAN.
Mais au contraire la reconnaissance des républiques a été suivie d’un regain d’actes prémilitaires de guerre envers la Russie de la part de l’axe atlantico-uniopéen, dont le blocus intégral. Le pouvoir ukrainien de facto, que le président Vladimir Zelenski en fasse partie ou pas, y a très logiquement vu un encouragement et a amplifié encore les bombardements préparatoires à l’offensive sur Donetsk et Lougansk. À ce moment-là le gouvernement russe a conclu que l’offensive aurait décidément lieu, et a appliqué ce que les journalistes appellent la tactique des enfants des rues de Léningrad et que les stratèges appellent la doctrine nucléaire d’emploi des États-Unis d’Amérique, à savoir que quand un affrontement est inévitable celui qui porte le premier coup emporte l’avantage. L’opération spéciale a donc été décidée dans l’urgence, face à l’imminence d’une attaque, laquelle a été confirmée ensuite par la découverte du degré inouï d’armement et de concentration des forces ukrainiennes au nord de Donetsk (au point qu’une frappe nucléaire tactique aurait pu détruire cette armée en un instant).
Cette opération fondée sur la nécessité de redresser un tort sanglant et l’urgence d’en prévenir un encore pire, avec des perspectives raisonnables de succès moyennant l’emploi exclusif de moyens moralement licites et ne risquant pas de causer des torts pires que celui redressé, correspond sans le moindre doute à la guerre juste, théorie fondée sur les réflexions philosophiques de Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin, et encore respectée dans les sociétés civilisées jusqu’à l’officialisation de la doctrine nucléaire anticités.
source:https://stratediplo.blogspot.com/
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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