Par Agit Papadakis − Le 13 mars 2022 − Source VKontakt
Le premier jour de l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022, des dizaines d’hélicoptères russes Mi-8 transportant des troupes d’assaut aéroportées du VDV et des hélicoptères d’attaque Ka-52 les escortant ont remonté le Dniepr jusqu’à Kiev pour capturer l’aéroport Antonov d’Hostomel [Aussi appelé Gostomel, NdSF], au nord de Kiev, afin de préparer la voie à l’atterrissage des transporteurs Il-76 amenant des unités d’assaut blindées du VDV. Après que des mois d’un vaste et intimidant renforcement militaire aux frontières occidentales de la Russie n’a pas persuadé l’OTAN de se conformer à l’ultimatum lancé par Poutine, le 17 décembre, exigeant l’arrêt complet de l’expansion de l’OTAN aux frontières russes et du déploiement stratégique américain en Europe, Poutine a apparemment décidé de lancer le plan B, à savoir l’utilisation effective du sabre qu’il avait brandi. Très rapidement, cependant, ce sabre a commencé à ressembler à un couteau à fromage, à la consternation des analystes militaires et à la joie des russophobes de base.
Les « bérets bleus » du VDV, avec leurs t-shirts à rayures bleues, sont la fierté de l’armée russe, une véritable armée volante dotée de ses propres blindés et de sa propre artillerie, sans équivalent, même aux États-Unis. Leur présence inspire les unités régulières sur le champ de bataille et intimide les adversaires. C’est eux qui ont été envoyés pour réprimer les troubles au Kazakhstan en janvier dernier. Dans la sphère ex-soviétique, tout le monde sait qu’il ne faut pas se frotter aux VDV, si bien que pour eux, le simple fait de se montrer est pratiquement synonyme de victoire.
Après la défaite écrasante infligée par l’armée russe aux forces du régime de Maïdan en 2014-2017, lorsqu’elles ont tenté d’éliminer les russophones du Donbass, l’état-major de Gerasimov s’attendait à ce que les Ukrainiens ne se battent pas beaucoup s’ils voyaient les VDV arriver sur eux, pas après la défaite totale et horrifiante qu’ils ont subie.
Apparemment personne, ni le service de renseignement extérieur SVR, ni le service de renseignement militaire GRU, ne leur a dit ce que tout le monde savait sur Twitter et Telegram, à savoir que les nazis, et même les Ukrainiens ordinaires, ressentaient une énorme colère après cette défaite sanglante, que les connards de nazis qui sont morts là-bas, comme les « cyborgs » de l’aéroport de Donetsk, étaient des héros nationaux, que les fanatiques nazis entraînés et armés par les États-Unis qui avaient transformé le candidat pacifiste anti-nazi Zelensky en leur marionnette, avaient fait la même chose avec les conscrits ukrainiens qui avaient voté pour lui, allant même jusqu’à les enchaîner à leur poste pour qu’ils ne désertent pas. Soit les renseignements russes dormaient au volant, soit les dirigeants – Gerasimov et/ou Poutine – ne voulaient pas l’entendre.
Avant d’entrer dans les détails de l’échec des renseignements russes, regardons ce qui s’est passé sur le terrain : Après que les hélicoptères du VDV ont été abattus, y compris de nombreux hélicoptères d’attaque Kamov Ka-52 non blindés et de haute technologie qui n’étaient pas conçus pour l’escorte ou le soutien rapproché et qui n’auraient jamais dû être là, les survivants ont été touchés par des munitions à fragmentation et ont dû abandonner l’aéroport, trop exposé, pour se mettre à l’abri à l’intérieur du village de Hostomel. La principale force blindée du VDV a alors été débarquée des avions de transport en Biélorussie et envoyée par la route vers Hostomel, où elle a finalement réussi à reprendre l’aéroport. Heureusement, les Russes ont décidé de ne plus laisser les opérateurs de MANPADS qui avaient abattu leurs hélicoptères tenter leur chance sur les avions de transport lourd Ilyushin atterrissant à l’aéroport.
Le VDV a ensuite tenté d’atteindre ses objectifs de changement de régime à Kiev comme prévu initialement, malgré le niveau de résistance totalement imprévu, l’absence totale de RSR (renseignement/surveillance/reconnaissance) et l’avantage écrasant de l’ennemi soutenu par l’OTAN en matière de RSR et de communications. L’armée russe n’avait rien fait pour désactiver les communications militaires ou civiles, tandis que ses propres troupes utilisaient souvent des radios commerciales non cryptées alors qu’elles évoluaient dans un fief de l’OTAN, surveillée en permanence par une flotte d’avions et de satellites espions.
À Bucha, un village situé juste au sud de l’aéroport d’Hostomel, le VDV a fait une rencontre fatale avec un autre type de surveillance : les caméras de vidéosurveillance. Les caméras de circulation et les caméras de sécurité IP en Ukraine fonctionnaient toujours, suivant chaque mouvement des Russes. Lorsqu’une unité blindée du VDV de Hostomel est entrée dans le village désert de Bucha, le commandant de l’artillerie nazie regardait ces caméras. Lorsque l’unité est entrée dans sa zone cible, il a déclenché une salve de munitions à fragmentation Smerch. La colonne entière a été détruite.
Le carnage se poursuit, l’armée russe s’entêtant à utiliser le VDV et ses véhicules légers à la carcasse fine comme un bélier pour percer les défenses retranchées du régime. Les forces spéciales du régime ont détruit une autre unité blindée du VDV qui tentait de passer par Irpin, juste au sud de Bucha.
Le VDV avait fait du bon travail dans le sud, à Kherson, mais à Kiev, il s’est fait massacrer. C’est parce qu’il fallait atteindre Kiev à tout prix. Le « plan », faute de mieux, consistait à renverser Zelensky le plus discrètement possible, par une « opération de police » pour ainsi dire, tout en laissant les citoyens tranquilles. C’est pourquoi le VDV a été sacrifié – pour essayer de faire en sorte que cette guerre ne ressemble pas à une guerre. « Nous sommes juste des flics qui exécutent un mandat pour rétablir ce type de Donetsk, Yanukovych, dans sa position légitime. Vous savez, Donetsk, l’endroit qui a fait sécession de l’Ukraine et tué des milliers de soldats ukrainiens ? »
Le VDV continue de perdre des hommes, des blindés, des hélicoptères et des commandants, en particulier dans le secteur de Kiev. Il s’agit d’une arme de service entraînée et équipée pour être parachutée avec des blindés légers et de l’artillerie dans les arrières non défendus de l’ennemi, et non pour attaquer des positions lourdement défendues ou s’aventurer dans des zones chaudes infestées d’ATGM. Pourtant, son aura d’invincibilité lui avait valu de se voir confier des missions pour lesquelles il n’était pas adapté, et il s’en est sorti principalement grâce à cette aura. Il semble pourtant que les fanatiques nazis ukrainiens soutenus par l’OTAN n’aient manifestement pas été intimidés. Au contraire, ils ont été motivés par l’idée de tuer des membres du VDV. Comme Arnhem pour les paras britanniques, Kiev fut un pont trop loin pour le VDV.
Juste avant de donner l’ordre de déclencher les hostilités, Poutine a publiquement humilié le chef du SVR (service de renseignement extérieur), Sergei Naryshkin, lors de l’annonce de la reconnaissance de l’indépendance des républiques du Donbass. Où Naryshkin s’était-il planté au point de mériter ce traitement ?
La réponse à cette question explique également pourquoi cette guerre semble si improvisée. Jusqu’au 18 février environ, Poutine semblait croire que ses coups de semonce allaient exacerber les divisions internes de l’OTAN au point de provoquer une crise. La question était toujours de savoir, à propos des schismes français et allemands apparents au sein de l’OTAN, si la France vivait vraiment un moment gaulliste et l’Allemagne un moment Willy Brandt ou s’ils n’étaient que le bon flic du mauvais flic de l’Oncle Sam. Je suppose que Naryshkin a présenté ces schismes comme beaucoup plus réels et exploitables qu’ils ne l’étaient réellement.
Lorsque les pourparlers avec Macron et Scholz ont échoué, Poutine a été confronté au problème de savoir quoi faire avec 190 000 soldats sur le terrain qu’il ne pouvait plus retirer, ce qui, après avoir présenté un ultimatum, serait une capitulation. Il a donc opté pour le plan B, non ? Eh bien, à en juger par la façon dont le plan B s’est déroulé, ce n’était pas vraiment un plan, plutôt quelque chose de griffonné à la hâte au dos d’une serviette de table. C’est comme s’ils l’avaient littéralement mis au point à la dernière minute, en regardant ce qu’ils avaient garé à la frontière, et en faisant « eeny-meeny-miney-moe ».
Lorsque vous planifiez une campagne, vous la basez sur vos capacités et sur les renseignements que vous avez sur les capacités et les faiblesses de l’ennemi, n’est-ce pas ? Quel genre de renseignement a dit à l’état-major de Gerasimov qu’ils allaient entrer dans Kiev sans rencontrer d’opposition, qu’il n’était donc pas nécessaire d’y aller en tant que groupes tactiques de bataillon, qu’il suffisait d’envoyer quelques vieux chars et BTR, et que tout irait bien ? En quoi est-ce une surprise lorsqu’ils entrent dans un QG du Secteur droit et y trouvent un portable AWACS E3 de l’OTAN ? Comment s’étonner que tous ces nazis armés et entraînés par l’OTAN, disposant d’informations en temps réel sur l’ordre de bataille et les mouvements des troupes russes, planifient et exécutent des embuscades dévastatrices ? Quel genre de renseignement a dit à Gerasimov d’envoyer ses troupes à l’aveugle, sans drones, sans radar de champ de bataille, sans ELINT, sans viseur thermique, sans vision nocturne, sans rien ?
Donc c’est le deuxième échec de l’intelligence. Le premier était du ressort du SVR, le second du GRU. Les possibilités ici sont soit que l’un ou les deux ont merdé soit que l’un ou les deux ont livré les informations mais que Gerasimov et/ou Poutine ont merdé en les ignorant.
Je parie sur le SVR et Poutine. Nous avons vu le GRU en Syrie, ce sont des patriotes très professionnels. Le SVR s’est endormi au volant depuis des années. Ils ont été pris au dépourvu à chaque révolution de couleur et crise de propagande sous faux drapeau concoctée par l’OTAN depuis des décennies. Quant à Valery Gerasimov, c’est une sorte d’énigme. Il a formulé une nouvelle doctrine militaire sexy et high-tech et a plaidé pour des systèmes d’armes sexy et high-tech, mais n’a pas jugé bon d’appliquer ou de déployer tout cela. Comme l’a souligné l’excellent analyste militaire Michael Kofman, c’est comme si l’armée russe était retourné aux années 80.
Nous ne saurons probablement jamais ce qui s’est passé, mais vu que l’ensemble de l’« opération spéciale » a l’air improvisé, je pense que Valery Gerasimov avait un plan bien préparé, mais que Poutine s’est dégonflé à la dernière minute, en supprimant des parties du plan pour en faire un plan « tankie light« .
Alors pourquoi Poutine a-t-il merdé ? Eh bien, il a toujours eu ce talon d’Achille de vouloir être un mec de Davos, d’être accepté comme un « partenaire » de l’Occident, d’avoir le visage plus tourné vers l’Occident moribond que vers la Chine et l’Asie ou – Dieu nous en préserve – le passé soviétique, alors peut-être qu’il voulait faire un changement de régime « tankie light » aussi peu sanglant que possible dans l’espoir d’éviter de ressembler à l’URSS et d’éviter de rompre irrémédiablement les liens avec l’Occident. Son stupide SVR étant incapable de monter une révolution de couleur, même après toutes ces années à regarder Soros le faire, il a donc été obligé d’envoyer les chars, mais il voulait le faire sans trop froisser de plumes et sans finir par faire exactement ce que le précédent régime communiste qu’il n’aimait pas avait fait, encore et encore.
Je suis conscient que certains disent que Poutine ne voulait pas rendre l’Ukraine ingouvernable et que c’est pour cela qu’il s’est retenu, allant jusqu’à interdire à ses troupes de blesser des civils même si cela les mettait en danger. Poutine est tout sauf naïf. Comment pourrait-il imaginer, après ce que son armée a fait aux conscrits ukrainiens en 2014-17, que la population ukrainophone accepterait un jour d’être dirigée par la Russie ? Peu importe qui avait tort ou raison à l’époque ; le fait est que la partie ukrainophone du pays a subi un énorme traumatisme et ce n’est pas un char d’assaut qui évite d’écraser les personnes lui barrant la route qui va le guérir. Non, c’est l’aspect relation publique qui le dérangeait. Il a sacrifié le VDV pour cela.
Le rasoir d’Occam nous dicte de trouver le plus petit dénominateur commun pour tous les échecs d’intelligence et de planification. Qu’est-ce qui est le plus plausible, que le SVR, le GRU, le FSB et l’état-major des forces armées aient tous échoué, ou que Poutine ait échoué ?
Il ne fait aucun doute que l’armée russe va s’en sortir et l’emporter, mais comme on le dit toujours à propos de la Chine, à quel prix ? Le VDV est gravement endommagé, la dissuasion russe est dangereusement affaiblie et, comme Michael Kofman l’a souligné à juste titre, il pourrait y avoir un règlement de comptes au sommet une fois que tout sera terminé. Poutine est apparemment déjà en train d’anticiper ce règlement de comptes en trouvant des boucs émissaires. Il aurait placé en résidence surveillée le chef et le chef adjoint du 5e service du FSB pour n’avoir pas su prévoir que l’Ukraine résisterait autant à l’invasion russe.
Bien sûr, à l’avantage de la Russie, le contrecoup économique de ces sanctions imbéciles est déjà en train de dévaster l’Occident, de provoquer des défections et de condamner les gouvernements qui y ont souscrit. La censure et la propagande autocratiques qui ont été soudainement imposées dans le cadre d’un régime d’urgence de facto ont également raison du peu de morale qui reste à l’Occident, tandis que la défaite imminente des nazis ukrainiens malgré l’aide militaire illimitée de l’Occident ébranlera l’OTAN bien plus violemment que le renforcement militaire qui l’a précédé. Dans l’ensemble, Poutine pourrait encore s’en sortir la tête haute, avec cette fois de véritables défections de l’OTAN à ajouter à ses trophées, l’hégémonie financière des États-Unis sérieusement minée, et les États-Unis et l’UE embourbés dans une récession économique tandis que la Russie, ayant pivoté vers le bloc Yuan, s’en sortira relativement indemne.
Agit Papadakis
Notes du Saker Francophone
Pour beaucoup, ça ne sera pas un article facile à lire. Nos auteurs favoris ont visiblement beaucoup de mal à parler de ce qui se passe moins bien ou mal côté russe. Le monde n’est pas manichéen et la Russie a aussi ses difficultés et ses démons malgré son combat légitime pour sa souveraineté. Nous publions demain 2 articles sur la doctrine Gerasimov, plutôt du point de vue occidentaliste en plus de celui déjà publié la semaine dernière. Ces textes expliquent que cet auteur n’a pas forcément bien compris non plus le sens de tout ce qu’il manipule. On ne prétend pas tout expliquer, on ne veut pas non plus faire de la contre-information pro-russe pour s’opposer bêtement au Système, mais juste fournir des informations hors cirque médiatique. A chacun de creuser à travers ce brouillard de guerre.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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