Il peut sembler pour le moins aventureux d’évoquer déjà les scenarii d’après-guerre alors que celle-ci fait rage, mais les nouvelles du front sont tellement abondantes, contradictoires parfois et teintées d’intox (souvent) qu’il nous semble inutile de les rapporter. D’ailleurs, nos fidèles lecteurs ne manquent pas de le faire dans leurs commentaires…
Le premier jour du conflit, nous écrivions :
La table est mise pour la grande explication entre l’empire thalassocratique et le Heartland eurasien, opposition toujours ignorée par l’immense majorité des commentateurs qui multiplient les explications vaseuses pour tenter de répondre à la question : « Que veut Poutine ? »
C’est pourtant simple. Et il suffit d’intégrer le facteur géographique dans la grille de lecture – ce qu’on nomme l’analyse géopolitique – pour comprendre que le maître du Kremlin ne cherche pas à reconstituer l’empire de la Grande Catherine (sic) ou n’est pas tombé dans une folie paranoïaque (re-sic). Il s’agit simplement de neutraliser l’Ukraine pour empêcher une certain grande puissance concurrente de s’y installer […]
Aussi, le Kremlin a-t-il décidé d’éradiquer définitivement la menace perçue avec un programme d’une ambition assez folle et qui tient en trois points :
- démilitariser
- neutraliser
- dénazifier
Sur ce dernier point, on voit bien qui est visé. S’ils sont attrapés, Azov, Pravy Sektor et autres joyeux drilles risquent de passer un mauvais quart d’heure (notons que Vladimirovitch a mentionné le massacre d’Odessa dans son discours).
Pour le reste, on demeure cois devant l’ampleur de la tâche. Il s’agit ni plus ni moins de changer le régime à Kiev, même si Moscou laisse toujours la porte ouverte pour une reddition à ses conditions (ce qui expliquerait accessoirement que le gros des forces et le matériel le plus moderne n’aient pas encore été engagés).
Quant à la neutralisation future de l’Ukraine, les voies pour y parvenir restent assez mystérieuses. Une occupation directe et de longue durée semble à exclure, même si le gros tiers/la petite moitié russophone du pays poserait moins de problème qu’ailleurs. Installer un gouvernement croupion est possible mais quelle serait sa légitimité ? D’autant que l’attaque actuelle braque forcément la population ukrainienne, même celle qui n’avait pas spécialement d’à priori contre le grand voisin. Inscrire la neutralité dans la constitution serait une solution à court terme mais ne garantit rien à plus long terme et la partie adverse – le Natostan pour ne pas le nommer – ne le reconnaîtra de toute façon jamais.
On imagine que les Russes ne se sont pas engagés dans ce pari risqué sans avoir quelques idées en tête mais bien malin qui pourrait dire exactement comment ces plans seront mis en œuvre.
C’est justement là-dessus que nous allons nous pencher aujourd’hui, afin de réfléchir sur les possibilités de sortie de crise et de recomposition d’après-guerre.
Un mot tout de même sur la situation militaire car elle mène au reste. Les pertes russes, surtout les premiers jours, ont été assez lourdes et s’expliquent par deux facteurs. D’une part, les Américains fournissent aux Ukrainiens des informations satellite en temps réel sur les mouvements des troupes russes, ce qui explique le nombre assez important d’embûches où sont tombées ces dernières.
D’autre part, il y a peut-être eu un problème de renseignement. Non pas, comme le pontifient nos chers médias, sur la population ukrainienne censée accueillir l’envahisseur avec des colliers de fleurs ; on n’a sans doute jamais trop compté là-dessus du côté de Moscou et la population concernée semble de toute façon assez indifférente (très peu de manifestations anti-russes dans les zones conquises pour l’instant). Par contre, le Kremlin s’attendait peut-être à ce que l’armée ukrainienne se retourne contre son propre gouvernement. D’où les ouvertures répétées faites dans sa direction et la relative modération des frappes les premiers jours, alors que les forces ukrainiennes, elles, ne s’en privaient pas.
Toujours est-il que l’ours a corrigé le tir. Et si l’avance n’est pas aussi fulgurante que l’attendaient certains analystes du dimanche pour qui les Russes sont déjà enlisés (!), c’est tout simplement parce qu’il n’a jamais été question d’un blitzkrieg général mais d’une attaque entrecoupée de négociations (trois rounds déjà, soit trois jours de non combat, auxquels il faut rajouter les cessez-le-feu pour évacuer les civils de plusieurs villes).
De fait, comme le dit un bon analyste :
Et encore, les Américains affrontaient-ils un Irak tiers-mondisé après douze années de sanctions, dont l’armée n’était plus que l’ombre d’elle-même. sans aviation ni imagerie satellite. Les Russes en sont à une grosse dizaine de jours de combat effectif (si on enlève les journées de négociations/évacuation) face à un adversaire autrement plus conséquent, bien armé et qui bénéficie d’une aide extérieure.
D’un point de vue strictement militaire, parler d’enlisement voire d’échec est un non-sens, ce que résume bien Scott Ritter :
L’un des objectifs – la démilitarisation de l’Ukraine – est déjà grandement atteint. La dénazification sera mise sur la table à la fin de la guerre, même s’il n’est pas impossible que Zelensky soit tacitement reconnaissant à Poutine de le débarrasser d’une partie des bataillons radicaux dans le chaudron de Marioupol (2 sur la carte) et celui qui se prépare à Mikolaïv (3) :
Stratégiquement parlant, à l’échelle du Grand jeu, c’est évidemment le dernier objectif – la neutralisation – qui occupe tous les esprits. Or les trois fronts que l’on distingue – Kiev, Kharkov, sud – montrent que Moscou n’a pas encore d’idée préconçue sur le règlement du conflit et entend garder toutes les options dans son jeu.
L’encerclement de la capitale n’a pas de valeur stratégique intrinsèque et vise avant tout à mettre une pression politique sur les autorités ukrainiennes dans le cadre des futures négociations, qui elles-mêmes conduiront à la désotanisation du pays. Idem pour le front sud, même si ici, la pression est économique.
Peu d’observateurs ont remarqué que les méridionales opérations russes visent avant tout à contrôler les infrastructures : ports et centrales nucléaires. Sans débouché maritime et avec une bonne partie de son électricité aux mains de l’ennemi, l’Ukraine serait vite asphyxiée et Zelensky (ou un autre) obligé de négocier.
L’ours a d’ors et déjà annoncé que tant que Kiev ne se rendait pas à ses conditions, il avancerait inexorablement sa patte et l’on peut imaginer que celle-ci atteindra dans quelques semaines le Dniepr et toute la côté sud :
Or il se trouve que cette moitié de l’Ukraine bientôt occupée par les Russes est également le grenier agricole du pays.
Blé :
Orge :
Millet :
Graines de tournesol :
Seul le maïs échapperait partiellement à l’emprise russe :
Bref, avec le gros de la production agricole, l’intégralité des ports et les plus importantes centrales nucléaires du pays dans la paume de l’ours, la situation de l’Ukraine deviendrait tout à fait intenable.
A Kiev, les réalistes en sont forcément conscients mais quel est leur poids face aux jusqu’au-boutistes ? Les ingérences du système impérial, qui voudrait quant à lui que la guerre dure indéfiniment afin de créer un Afghanistan bis, ne sont pas faites pour arranger les choses. Pris dans ces remous, Zelensky tente de surnager difficilement, disant tout et son contraire d’un jour sur l’autre.
Et ça, le Kremlin le sait parfaitement, qui reste intransigeant sur ses conditions et continue en attendant son offensive pour avoir toutes les cartes en main. Dans cette optique, le front de Kharkov…
… viserait moins à faire pression sur la direction ukrainienne qu’à créer, le cas échéant, une zone tampon de 200 à 300 km jusqu’au Dniepr, augmentant la profondeur stratégique et mettant Moscou à l’abri d’éventuels missiles otaniens. C’est toute la problématique de cette guerre dont nous parlions dans le dernier billet.
Dans ce plan B, quelle forme politique prendrait cette zone tampon ? Une occupation directe serait possible mais coûteuse et, à terme, contre-productive. Il existe cependant d’autres possibilités et l’une d’elle vient d’être mise sur la table. Si l’on en croit la rumeur, les Russes auraient lancé l’idée d’un référendum d’auto-détermination dans le sud, aboutissant à la création de la République populaire de Kherson, qui s’ajouterait ainsi à ses grandes sœurs de Donetsk et Lougansk.
Ballon-sonde pour mettre la pression sur Kiev ou projet sérieux visant à créer une ribambelle de républiques séparatistes dont, évidemment, celle qui serait stratégiquement la plus importante et engloberait la région de Kharkov ? Question subsidiaire quoique fondamentale : quelle serait la réaction de la première intéressée, à savoir la population ?
Disons-le tout net, il est impossible de répondre à cette question tant les données sont maigres, contradictoires et finalement peu pertinentes. Le critère linguistique est le seul que nous pourrions prendre en compte mais il pose d’énormes problèmes. Déjà parce qu’on ne peut définir exactement ce qu’est un russophone en Ukraine ; il existe en effet une très grande différence entre le nombre d’habitants qui déclarent le russe comme langue maternelle et ceux qui l’utilisent dans la vie quotidienne. Mis à part dans l’extrême-ouest et l’extrême sud-est, la plupart des Ukrainiens utilisent d’ailleurs indistinctement les deux langues. Ensuite, être russophone ne signifie pas nécessairement être pro-russe.
Bref, il serait aventureux de faire des prédictions sur ce vrai-faux projet et c’est sans doute ce qu’on se dit du côté de Moscou, dont le premier objectif est toujours de forcer la direction ukrainienne à accepter ses conditions et qui, pour cela, continue sa stratégie de stop & go – négociations/avance/négociations/avance.
Il pourrait d’ailleurs prochainement y avoir du nouveau sur ce point car les pourparlers semblent se dérouler plutôt bien – c’est confirmé tant par la partie ukrainienne que russe – et il se murmure qu’une rencontre entre les deux présidents pourrait même voir le jour. Si beaucoup d’inconnues demeurent, on peut déjà imaginer comment l’accord sur la neutralisation sera communiqué.
Le traité stipule que le pays sera libre de toute présence étrangère. Pour sauver la face et faire passer la pilule dans l’opinion publique, les Ukrainiens présenteront cela comme le fruit de l’héroïque résistance qui a permis le retrait des troupes russes. Moscou leur laissera vraisemblablement le bénéfice de cette victoire médiatique à peu de frais puisque, dans le fond, son grand objectif stratégique sera rempli : la fin définitive de la menace otanienne en Ukraine. Une situation où tout le monde trouverait son compte…
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