par Slobodan Despot.
Le 24 février 2022 restera une date clef, peut-être la plus importante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’intervention russe en Ukraine a sidéré le monde, et pourtant on ne peut pas dire qu’elle soit inattendue. D’un certain côté, elle n’était pas seulement annoncée, mais pour ainsi dire inévitable. Il est trop tôt pour porter un jugement valable sur les événements, mais il est utile et même essentiel de noter pour l’histoire l’engrenage qui y a conduit et les circonstances qui les entourent.
J’ai moi-même été surpris dans mes attentes par l’attaque du 24 février. J’étais convaincu que la Russie, après avoir reconnu les républiques de Donetsk et Lougansk, s’arrêterait à une opération de type « Ossétie du Sud » (août 2008), mais j’avais perdu de vue que cette opération ne s’était pas limitée à dégager les Géorgiens de la zone prorusse. On avait également – comme aujourd’hui – lancé une opération éclair pour détruire tout le potentiel militaire géorgien. La différence de magnitude entre la Géorgie et l’Ukraine me paraissait insurmontable. Telle n’était pas l’idée de Poutine et Choïgou.
Plutôt que d’essayer de trier dans les nuées de la propagande et de la désinformation, je préfère cette semaine consigner quelques notes sur les événements précédant la crise. Ces moments-là sont souvent occultés par l’impact des événements qui les suivent et prioritairement déformés par l’inévitable réécriture de l’histoire au profit des vainqueurs, quels qu’ils soient.
L’action de la Russie est accueillie par un torrent de récriminations dans le monde occidental, qui s’est recomposé une stature de « communauté internationale » et de conscience universelle. C’est normal. Il y a beaucoup à redire sur la politique extérieure et intérieure de la Russie. Mais les reproches, comme les louanges, n’ont aucun poids si l’on ne s’efforce pas d’abord de comprendre comment et pourquoi on en est arrivé à la phase militaire. Il ne s’agit jamais, surtout de la part des Russes, d’un acte arbitraire et gratuit, mais d’un enchaînement de causes et de conséquences qu’il est possible, et nécessaire, de décrire.
Dans des moments émotionnellement chargés comme ceux-ci, on confond volontiers la compréhension avec l’approbation. J’assume le risque d’une tentative de compréhension du point de vue russe, me fiant au jugement de mes lecteurs. Dans le raz-de-marée de russophobie délirante que l’on observe ces jours autour de nous, le but de cette réflexion n’est pas de convertir ou convaincre qui que ce soit, mais de laisser une trace de ces temps.
1) Le téléphone rouge sonnait dans le vide
La toque anglaise
Le 10 février 2022, la ministre britannique des Affaires étrangères, Liz Truss, a débarqué à Moscou pour « négocier » avec Sergueï Lavrov. À vrai dire, de négociations ou de pourparlers, il n’y en a point eu. Pas même de dialogue à proprement parler. Au terme de sa visite, le très impassible ministre russe était visiblement excédé. « Nous voulons écouter mais nous n’entendons rien. Nos explications détaillées sont tombées sur un terrain non préparé » , résumait-il. Il avait l’impression d’avoir parlé à « une personne sourde ». Mme Truss, comme les reportages l’attestent, n’était pas venue pour entendre le point de vue des Russes sur l’Ukraine ou leurs rapports avec l’OTAN. Elle était venue leur faire la morale et dicter ce qu’ils avaient à faire. Le reste du temps, elle a posé. Tout le monde avait remarqué sa toque de fourrure, semblable à celle que portait Mme Thatcher lors de sa fameuse visite en URSS. Mais on avait aussi noté que le temps à Moscou ces jours-là était trop clément pour une telle coiffure et que la dame était un tantinet… ridicule. Mme Truss n’était pas de cet avis. Elle s’est abondamment fait photographier sur la place rouge. La presse londonienne elle-même trouve cette passion du selfie un peu irritante. Plus de 700 clichés ajoutés au compte Flickr du gouvernement depuis sa prise de fonctions, cela fait une moyenne de « plus de quatre et demi par jour, soit environ une photographie pour cinq heures de travail ».
C’est que Liz Truss est avant tout préoccupée… par son image. L’allusion vestimentaire à la Dame de Fer n’est pas un hasard. Sous la toque, Liz Truss cache aussi des idées fortes. « Je suis probablement l’un des plus idéologues parmi mes collègues, c’est ce qui me motive », a-t-elle déclaré dans une interview. De toute évidence, la volonté de comprendre la réalité présente n’entrait pas dans ses motivations.
Avec un tel emploi du temps et de telles priorités, où trouverait-elle le temps de lire ses dossiers ? Voire même d’ouvrir une carte pour savoir dans quel pays elle se trouve. Le facétieux M. Lavrov a pu s’en assurer au cours de leur discussion. La ministre de Sa Majesté refusant catégoriquement d’entrer en matière sur la reconnaissance du Donbass, Lavrov lui a ironiquement demandé si la Grande-Bretagne reconnaissait la souveraineté de la Russie sur Rostov et Voronèje. Truss a rétorqué : « Le Royaume-Uni ne reconnaîtra jamais la souveraineté de la Russie sur ces régions ». Elle croyait sans doute que ces deux villes russes se trouvaient en Ukraine. Ne pouvant pas nier la bourde, les Britanniques ont tenté d’en amortir le ridicule en prétendant que Truss avait « mal entendu la question »…
Lorsqu’on négocie dans un climat de guerre, la moindre des choses serait de se faire répéter les questions qu’on n’a pas bien entendues. Mais Liz Truss n’en avait rien à battre. Ni de la question des Russes, ni de la guerre, ni de rien. L’important, c’était de se faire photographier en toque sur la place Rouge. Or Liz Truss est en charge des affaires étrangères de l’État le plus furieusement antirusse de toute la planète.
La haine croît en proportion de l’ignorance, pourrait-on conclure. Sauf qu’il ne s’agit pas ici de simple ignorance ou d’impréparation. Il s’agit d’une forme très particulière de détachement (aloofness), que les Cipayes ou les Rhodésiens ont bien connue au temps de l’Empire. C’est cette distance absolue entre les colons et les colonisés qui marque « une division absolue des intérêts, tellement grande que ceux-ci ne pouvaient même plus entrer en conflit ». La toque en question ne se serait jamais permis un tel degré de désinvolture en allant rencontrer son homologue français ou allemand, même si dans le cas présent ils comptent infiniment moins. Car ils sont du même monde. Un monde dont Sergueï Lavrov, si cultivé, si polyglotte, si compétent qu’il soit, ne fera jamais partie.
Le caquetage français
Trois jours plus tôt, c’était le président Macron® qui arrivait en Russie et repartait après avoir fait « reculer les chars russes » (selon ses partisans) au terme d’un fameux entretien avec Poutine autour d’une table de quatre mètres de long. Macron® venait demander à Poutine de « donner une chance » à la France de jouer les pacificateurs dans la crise ukrainienne. Le caractère préélectoral de la virée n’avait échappé à personne et les Russes ne lui avaient pas accordé plus de crédit que tant. Ils tenaient la parole des Français pour du vent depuis la vente annulée des porte-hélicoptères Mistral, et ils ont eu raison. À la veille de l’opération militaire, la France, via son ministre Le Drian et dans le sillage de l’administration US, déclinait le rôle d’« intermédiaire » qu’elle avait promis d’assumer. Entretemps, comme auparavant, toutes sortes de sous-fifres du gouvernement français avaient brandi toutes sortes de menaces, hors toute opportunité et à l’écart de toute éducation. Le 24 février, Macron® s’adressait solennellement aux Français devant un drapeau ukrainien en signe de solidarité, puis se dépêchait de solliciter, encore, un entretien téléphonique avec Poutine. Sur quoi Le Drian rappelait – comme si on ne le savait pas – que la France est « aussi » une puissance nucléaire. Bref, une cacophonie de messages et de contre-messages, de courbettes et de rodomontades. La quintessence, en somme, de cette rhétorique du « en même temps » qui achève de schizophréniser la société française. Mais qui pour les Russes n’est que du bruit blanc.
La morale allemande
Le 15 février, Poutine tenait une conférence de presse commune à Moscou avec le chancelier Scholz. On est frappé par le contraste entre la précision du Russe et l’inconsistance de l’Allemand. Certes, Scholz est à peine installé et l’on peut comprendre son inexpérience. Mais au sortir de cette rencontre, il a reproché à Poutine d’avoir utilisé le terme de « génocide » pour parler du sort des populations russophones du Donbass. S’attirant aussitôt une réplique furieuse du gouvernement russe : « Il n’appartient pas aux dirigeants allemands de plaisanter sur le génocide ».
Il est vrai que le discours russe sur les souffrances du Donbass confine souvent au pathos. Mais le reproche de Scholz était doublement mal venu. Non seulement en raison de la mémoire historique, mais également du fait que son pays est garant des accords de Minsk de 2015 que ses « protégés » de Kiev n’ont jamais songé à appliquer. En huit ans, le pilonnage incessant des zones civiles du Donbass par l’armée ukrainienne n’a peut-être pas mérité le nom de « génocide », mais l’indifférence absolue, hermétique et totale dont le recouvrait le système politico-médiatique occidental équivalait à un encouragement. Et le déni venant du chancelier allemand était plus que mal venu. Quelques jours plus tard, le 22 février, il suspendait la certification du gazoduc Nord Stream 2, qui était de toute façon bloquée. Mais sa rigueur morale n’allait pas jusqu’à fermer Nord Stream 1, le premier conduit. L’industrie et les ménages allemands en ont trop besoin. Morale de boutiquier et symptôme de la double allégeance des dirigeants européens, entre leur intérêt national et les exigences de leurs maîtres américains. Signe, aussi, que derrière les gesticulations, les flux commerciaux ne s’interrompent jamais, fût-ce avec le Diable.
Le conflit au Donbass a fait plus de 13 000 victimes selon les chiffres plutôt prudents de l’OSCE. Le traité signé à Minsk entre Kiev et les séparatistes était la seule voie pacifique pour mettre fin à ce bain de sang et établir une coexistence possible entre les Ukrainiens et leur minorité russophone. En premier lieu, Kiev devait accorder une autonomie constitutionnelle à ces régions, ce qu’elle n’a jamais fait. Il n’est pas contestable que la Russie a constamment attiré l’attention sur la non application de ces accords par Kiev, mais également sur la complaisance à cet égard des garants occidentaux, qui ne se sont souvenus de ces accords que lorsque la Russie elle-même, de guerre lasse, y a renoncé ces derniers jours ! Pour les médias occidentaux, la dénonciation du non-respect de Minsk n’était qu’une « rhétorique » des séparatistes et de leur allié russe. Rappeler aux garants occidentaux leur part de responsabilité ne leur est jamais venu à l’esprit.
La géostratégie américaine
Au chapitre des frivolités occidentales, il serait dommage que l’histoire ne retienne pas encore ces deux somptueux tableaux.
D’une part, la leçon de géographie de Nancy Pelosi, la diva démocrate et présidente de la Chambre des Représentants US. Retour d’Europe, Nancy nous explique avec des gesticulations dramatiques comment la Hongrie est encerclée par la Russie, la Biélorussie et… la Crimée ! La vice-présidente Kamala Harris devrait peut-être lui expliquer quel pays est en guerre, et où. Si elle ne le sait pas elle-même, elle trouvera bien quelque part un post-it préparé pour le président Biden. Ou pas. À propos, Biden, qu’en pense-t-il ? Pense-t-il ? Sait-il à quoi sert cette petite valise dont il a la clef ?
La hauteur de vue bruxelloise
Et puis, cet élégant tweet de Josep Borrell que son auteur a retiré, mais pas assez vite. Annonçant les sanctions décidées à l’encontre des « oligarques » russes et des députés de la Douma qui ont voté la reconnaissance des républiques du Donbass, le chef de la diplomatie européenne (!) avait tweeté : « Plus de shopping à Milan, plus de parties à St-Tropez, plus de diamants à Anvers ». Trois lignes qui disent tout de l’idée que le diplomate en chef de l’UE se fait de l’adversaire, mais aussi de sa propre échelle de valeurs…
Les relations de la Russie avec l’Occident ont toujours été difficiles. Cependant, jusqu’au début des années 2000, l’Occident était gouverné par des fripouilles plutôt compétentes et capables – les Thatcher, Mitterrand, Kohl, Bush père ou Cheney. Lorsqu’on soulevait le téléphone rouge, il y avait quelqu’un au bout du fil. Désormais, la ligne de toute évidence sonne dans le vide. Ces gens ne retrouvent un semblant de consistance que lorsqu’ils se reforment en volière pour condamner la Russie. Individuellement, ce sont de désolantes nullités.
« Weak men create hard times », observait un auteur anglo-saxon. La faiblesse des hommes engendre la dureté des temps. On ne pouvait mieux le dire.
2) Kosovo, le précédent innommable
C’est, bien entendu, l’éléphant dans la pièce qu’on contourne à pas de loup et qu’il est interdit de nommer. Le 23 février, l’avocat et conseiller national UDC Yves Nidegger débattait à la radio suisse avec le socialiste Sommaruga au sujet de l’Ukraine. Il est immédiatement remonté à la source.
« Je vous rappelle qu’en 2008, [le président de la Confédération] M. Couchepin a reconnu le Kosovo qui est une province serbe…
— C’est un autre débat ! » le coupe immédiatement l’animateur comme le font tous les journalistes du monde occidental lorsqu’on prononce ce mot clef. « Tout à fait autre chose, oui », enchérit Sommaruga pour bien verrouiller le couvercle de la boîte de Pandore.
Un autre aurait été intimidé. Mais Nidegger, très posément, enfonce le clou :
« Ce n’est pas un autre débat… C’est le débat. Après avoir – ce qui d’après moi est une erreur – reconnu l’indépendance d’une province d’un autre État, donc porté atteinte à l’intégrité d’un autre État – il faut voir les choses en face, quel que soit le contexte moral dans lequel vous emballez tout ça -, il est difficile aujourd’hui de dire à M. Poutine que ce n’est pas bien de reconnaître le Donbass… Si la Suisse avait été plus rigoureuse, nous serions en meilleure position et en meilleure crédibilité pour agir ».
Tout est dit dans ces quelques phrases. Depuis que le pays le plus diplomatiquement correct a reconnu le produit d’une expropriation forcée d’un État souverain, l’Occident tout entier s’est privé de tout fondement moral pour juger les actes de la Russie. Comme il ne peut pas s’empêcher de juger quand même, il doit absolument imposer l’amnésie sur cet épisode. De fait, l’amnésie est totale. Les médias répètent en boucle que l’invasion de l’Ukraine est « le plus grave acte de guerre en Europe depuis 1945 » comme si 1999 n’avait jamais existé.
En termes d’engagement militaire, le bombardement totalement illégal de la Serbie en 1999 dépasse de loin l’intervention russe en Ukraine : des dizaines de milliers (!) de sorties aériennes, toute l’infrastructure civile d’un pays visée et détruite, quelques milliers de morts civils pour une centaine de militaires et une dizaine de blindés détruits. De fait, pour limiter les risques, l’OTAN s’en était délibérément prise aux civils. Les destructions massives ont abouti à un accord de cessez-le feu, puis à une résolution de l’ONU (nº 1244) qui reconnaissaient la souveraineté de la Serbie sur le Kosovo. N’importe : les pays d’Occident ont violé même ces accords – et la Suisse parmi les premiers – en reconnaissant l’indépendance de la province.
On ne pouvait démolir l’édifice du droit international de manière plus complète. Sur le moment même, en 2008, Poutine l’avait annoncé : « Le Kosovo vous reviendra à la figure ». Le monde entier le comprend et s’en souvient, mais l’Occident s’enferme dans son oubli. Lorsqu’on lui rappelle cet événement fondateur de la réorganisation du monde, il rétorque par l’inversion accusatoire : « Vous ne pouvez pas justifier l’agression de l’Ukraine en invoquant le Kosovo ! ». Afin ne pas entendre la phrase à l’endroit : « Vous, Occidentaux, n’êtes plus en position de critiquer qui que ce soit après votre banditisme au Kosovo ».
3) Une longue amertume
« Quand on comprime un ressort jusqu’à la butée, il finit par se déployer violemment. Il convient de ne jamais l’oublier ». (Vladimir Poutine, 18 mars 2014.)
On pensera ce qu’on veut de Poutine, mais chacun admettra qu’il est à la hauteur, au moins, des hommes d’État de la génération précédente en Occident, voire de ceux du XIXe siècle. Et surtout que son action s’inscrit dans une dimension devenue totalement étrangère à la vision du monde occidentale : la profondeur de l’histoire. Le survol historique du 21 février par lequel il a motivé la reconnaissance du Donbass, puis l’allocution du 24 à l’aube (version texte ici) où il annonce l’intervention en Ukraine, seront attentivement étudiés demain. On peut contester leur orientation, mais ni la cohérence, ni la culture historique, ni la détermination morale dont ils témoignent. On ne peut non plus contester la trahison et l’escroquerie qui y sont dénoncées. Pendant trente ans, les Occidentaux ont traité comme une pure invention la promesse faite à Gorbatchev en 1990 que l’OTAN ne s’étendrait « pas d’un pouce » vers l’Est après le retrait des armées soviétiques. Or des archives viennent d’émerger qui prouvent la bonne foi des Russes sur ce cas précis.
J’ai écouté en direct l’allocution du 21 février au soir. Plus encore que le contenu, c’était le ton qui m’a frappé, le ton d’une colère retenue à grand-peine. Je n’avais pas compris, malgré cela, que les mots de Poutine étaient à prendre au pied de la lettre lorsqu’il promettait aux Ukrainiens soi-disant « anticommunistes » de pousser leur « décommunisation » jusqu’au bout en revenant sur les frontières généreusement accordées à ce pays par Lénine. Ou qu’il annonçait sa volonté d’aller chercher les leaders nazis et les auteurs de crimes contre les civils, notamment les dizaines de manifestants brûlés vifs en 2014 à Odessa.
L’alignement des actes sur les mots nous est devenu tellement étranger que nous sommes sidérés de découvrir que certains le pratiquent encore, pour le meilleur ou pour le pire.
Dénazification, démilitarisation, neutralisation de l’Ukraine et châtiment des coupables : tels sont les buts annoncés de l’opération en cours, qui se veut de courte durée. Dans les propos de Poutine, comme dans les communiqués officiels qui ont suivi, la dénazification occupe la première place. La lutte contre le nazisme est certes un pilier de la propagande nationale depuis les temps soviétiques, mais l’indifférence – la surdité, encore – de l’Occident face à ce problème est inconcevable. Le grand avocat Régis de Castelnau fait la même observation :
« Il est surprenant que personne n’ait relevé ce qu’a dit Vladimir Poutine dans son discours du 21 février à propos du massacre de la maison des syndicats : “nous savons qui ils sont, nous connaissons leurs noms, nous les prendrons et nous les punirons”. La complaisance occidentale avec l’incontestable présence active en Ukraine d’un fort courant néonazi héritier de ceux qui furent les collaborateurs de la Shoah, était quelque chose de scandaleux ».
Le réveil du nazisme en Ukraine est ignoré en bloc par l’Occident, comme il l’a été en Croatie dans les années 1990. On traite cela comme un phénomène marginal, sans impact sur la politique du pays, ou comme un alibi de la propagande russe (ou serbe). Que cette idéologie « marginale » ait imprégné toutes les structures d’un État aujourd’hui membre de l’UE pour aboutir au nettoyage ethnique intégral de la Krajina en 1995 — parachevant le travail entrepris sous Hitler en 1941 -, personne ne veut le voir. En Ukraine, elle incarne sans aucun filtre la « résistance du peuple ukrainien » dans les médias occidentaux, même dans les canaux les moins russophobes. Ainsi peut-on voir un leader du mouvement extrémiste Secteur Droit interviewé par Fox News au titre de brave « militant ukrainien » alors qu’il est accusé de meurtre de civils dans le massacre d’Odessa en 2014. De tels exemples sont légion. Des néonazis sont militairement formés à l’ouest. Le fil twitter de Eduard Dolinsky, directeur du Comité juif ukrainien, est une chronique du nazisme et de l’antisémitisme « tels qu’on les respire » au quotidien en Ukraine. Rien n’y fait.
Comme l’a observé Xavier Moreau, le nazisme qui fleurit dans l’Europe slave est un nazisme « de transition » : incapable de prendre le pouvoir ou de gouverner seul, mais pratique et opérationnel comme l’outil jetable d’une transformation radicale de la société en fonction de la « nouvelle normalité » ultralibérale. « Ce sont peut-être des nazis, mais ce sont nos nazis », résume Sohrab Ahmari.
Il y aura encore beaucoup à dire sur ce phénomène et sur les autres angles morts de la vision égocentrique des Occidentaux. La trame, une fois de plus, se répète : voici des années que des États et des peuples avertissent l’Occident qu’il fricote avec l’inacceptable, mais il s’en contrebalance avec cette inimitable désinvolture (aloofness) des administrateurs coloniaux. Le réveil du nazisme, en particulier, est une alarme stridente à l’oreille de ceux qui ont sacrifié 26 millions de vies pour le combattre. Ceux qui ne l’ont affronté que par-delà les mers, ou en position de sujets-collabos, ne l’entendent certainement pas de la même oreille.
4) Notre avenir est une tragicomédie
On ne peut qu’éprouver de la compassion pour le président ukrainien Volodymyr Zelenski. Il avait été triomphalement élu en 2019, avec un gros apport de voix russes et prorusses, sur la promesse de faire la paix en Ukraine. Il n’en a rien fait. Son mandat s’achève dans la guerre, mais il n’a rien fait ou rien pu faire pour éviter cette escalade. Dans les derniers jours précédant l’attaque, il a voulu démentir les rumeurs de conflit, émettant tous les signaux d’un homme pris en otage. C’est alors seulement, peut-être, qu’il s’est pleinement rendu compte de son statut de marionnette.
Pendant ce temps, en particulier depuis le discours belliqueux du ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, le 15 janvier, un pont aérien établi avec des bases occidentales lui délivrait en continu des équipements militaires sans utilité véritable, mais qui ne faisaient qu’accentuer la pression. Les soldats russes, dans leur avancée, découvrent et exhibent des missiles antichar Javelin et autres cadeaux de l’OTAN même pas déballés. Cette avalanche d’armements n’avait nullement pour but de protéger l’Ukraine, mais bien au contraire de provoquer une intervention russe. Les mots maladroits – prononcés peut-être sous narcotiques – de Zelensky à la conférence de Munich, le 19 février, au sujet d’une option nucléaire pour l’Ukraine ont scellé son sort. Poutine y a directement fait allusion le 21 février. Dans une rixe, celui qui menace de sortir son pistolet quand il n’a qu’un canif en poche est sûr de mal finir. Une fois l’opération « Z » déclenchée, il n’a pu que mesurer l’étendue de la solitude. Les alliés qui le gavaient d’armes et de harangues n’étaient plus là. « Où êtes-vous, les amis ? Qui est avec nous ? Je ne vois personne ! Tout le monde a peur » : il ne restait à Zelensky qu’à entamer la complainte des Nguyen Van Thieu, des Noriega, des Pahlavi et de tous les alliés jetables de l’Occident.
Le destin de ce comique talentueux finissant tragédien malgré lui est une pièce posthume de Shakespeare mâtinée de Kusturica. Dans un sketch de 2017, il imitait son collègue géorgien Saakachvili – avant de nommer l’ex-président géorgien défait par les Russes « conseiller pour les réformes » en Ukraine – et de finir, comme lui, seul face à l’ours, les yeux exorbités de peur et de cocaïne. Zelenski est un symbole. Il nous fait réfléchir aux pièges de l’ego et du dédoublement artistique. À nos illusions sur la marche du monde. Aux circonstances et aux moments où la frivolité n’a aucune place, et que nous peinons de plus en plus à discerner.
D’autres que lui imploreront bientôt : « Où êtes-vous, les amis ? » En coupant les ponts avec la Russie, l’Europe se prive d’une source d’énergie actuellement irremplaçable. Va-t-elle grelotter, affronter son handicap avec courage ou revenir au robinet en rampant ? Mais il ne s’agit pas seulement de gaz. Il s’agit aussi d’un horizon culturel, spirituel et humain qu’on barre de nouveau et pour de longues années d’un rideau de fer.
Nous aurons lâchement abandonné l’Ukraine après l’avoir poussée dans le dos. Nous resterons à mariner dans notre abjection entre deux mépris : celui des maîtres anglosaxons et celui des alliés répudiés de l’Est, ukrainiens ou russes. Nous continuerons de fantasmer sur des principes que nous passons notre temps à bafouer, de tourner en dérision ce qui fait l’épine dorsale d’une vie et de vénérer des foutaises. En guise de récompense, nous serons immergés dans le lavage de cerveau massif de l’idéologie woke, de la cancel culture et du délire transhumaniste. Toute allusion à une conception traditionnelle de l’homme, de la morale ou de la famille vous vaudra l’accusation de sympathies prorusses. Toute référence à la Russie, à sa vision du monde, à ses valeurs, sera interdite.
Par extension, nous poursuivrons notre inexorable provincialisation dans l’ombre d’une Amérique malade cependant que les Russes avec les Chinois construiront la forteresse du bloc eurasien. Nous nous consolerons de nos pénuries avec des pronostics d’apocalypse climatique pendant que le gaz de Sibérie sera détourné vers des clients moins cinglés. Ainsi jusqu’à ce que notre exaspération soit plus forte que notre lâcheté, notre inconfort plus pressant que nos illusions. Ou jusqu’à ce que notre déni du réel fasse s’effondrer tout l’édifice.
La tragédie du comédien Zelenski sera évoquée un jour comme un emblème de la noyade de l’Europe dans ses propres déjections. Mais je peux me tromper. Je l’espère.
• Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique « Le Bruit du Temps » de l’Antipresse n° 326 du 27/02/2022.
envoyé par Philippe Loubière
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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