Photo de couverture : des chasseuses-cueilleuses du Kalahari.
I.
Dans un excellent livre intitulé Retour aux sources du Pléistocène, initialement paru en 1998 (pour la version originale, en anglais), le biologiste états-unien Paul Shepard remarquait comment, dans la civilisation contemporaine en particulier, mais dans nombre d’autres également, « les arts participatifs qui rythmaient jadis la vie de tous les jours sont entrés dans le domaine du spectacle, où la plupart d’entre nous tiennent le rôle de spectateur ». Or « la musique est essentielle à notre épanouissement comme à notre intuition d’une multiplicité primordiale », comme en témoigne son omniprésence — notamment sous la forme du chant — dans les sociétés traditionnelles (chasseurs-cueilleurs, horticulteurs, etc.), qui s’explique par ses nombreux et cruciaux rôles sociaux (cohésion du groupe, remédiation, outil mnémonique, etc.), largement documentés. & si le plus vieil instrument de musique autre que la voix humaine est une flûte en os de vautour datée de 40 000 ans, l’histoire de la musicalité humaine est sans doute bien plus ancienne, comme le note l’archéologue et paléoanthropologue britannique Iain Morley en conclusion de son livre The Prehistory of Music : Human Evolution, Archaeology & The Origins of Musicality (« Préhistoire de la musique : évolution, archéologie et origines de la musicalité ») :
« La musicalité est le fruit d’une longue évolution, ayant débuté à partir de caractéristiques présentes chez nos ancêtres primates et fait l’objet d’un raffinement particulier au cours du million d’années, environ, qui s’est écoulé entre l’émergence de notre genre, Homo, et notre dernier ancêtre commun avec les Néandertaliens. […] La musique n’est pas une simple caractéristique commune de la société humaine, la musicalité est un fait omniprésent de notre humanité ; […] sans chanson ou sans danse, nous ne serions pas humains. »
Cependant, s’avisait Paul Shepard,
« regardez comment [la musicalité] a évolué. La solennité excessive de la musique jouée dans les temples, les églises et les mosquées témoigne d’une perte de la joie et du son organique qui était au fondement de centaines de religions indigènes marquées par l’imagination “mythique”, l’usage des djembés et l’improvisation de groupe. Aujourd’hui, la plupart du temps, nos enfants grandissent en l’absence totale de relation active à la musique. »
(Dans un autre ordre d’idées, Shepard constatait qu’à « toutes les époques dans l’histoire des civilisations la plupart des gens ont été soumis au pouvoir de tyrans et de démagogues, condamnés au désespoir et à l’impuissance. Nous sommes aujourd’hui sous le joug du progrès, du pouvoir centralisé, des loisirs, de l’obsession pour la croissance et de la technophilie, qui produisent leur propre style de “désespoir muet”. Ce désespoir s’explique non seulement par l’absence d’attache à un lieu mais aussi par l’absence de parenté avec la communauté de vie sur terre au sens large. »)
Mais revenons-en à la musique. Shepard soulignait :
« L’univers sonore, de même que le monde visuel, sont extrêmement importants pour que les enfants puissent développer un sens du lieu. Le grand écologiste Paul Sears aurait dit un jour à ses enfants : “N’ignorez aucun son”, qu’il s’agisse du petit bruit mouillé des premiers flocons de neige tombant sur l’herbe et le feuillage, ou du silence impromptu des grenouilles et des oiseaux. Prises séparément et toutes ensembles, les choses ont une voix. La Voix de la vie se compose d’appels, de tambours, de chants, d’instruments de musique, de vent qui souffle et d’eau qui coule ; ils nous parlent de la vivacité du monde dans un milieu étonnamment cohérent. La vision nous fait découvrir les parties, mais le son les relie entre elles. Ce processus commence dans les profondeurs, comme le grondement d’un tremblement de terre qui se fait simultanément entendre à l’intérieur et à l’extérieur. Gary Snyder a parlé en ce sens de “la primauté de l’écouter-ensemble”. La musique de percussions et les grands intervalles de silence favorisent eux aussi de toute évidence notre bien-être. Nous sommes entourés depuis des millions d’années de lieux domestiques qui sont devenus les métaphores d’un moi diminué. Il se pourrait bien que l’écoute de la musique soit l’un des moyens de nous ressourcer. »
Plus loin, il faisait observer que
« les mythes les plus anciens concernant l’origine de la musique évoquent les appels mélodieux des grouses et de certains pigeons, le gloussement des dindons des broussailles, le barrissement des grues, le tempo soutenu par les percussions, le cliquetis des coquillages, des calebasses et des pinces de langoustes. Des mythes de métamorphose où les hommes se transforment en oiseaux se chargent d’expliquer les catégories du son naturel — les pleurs, le chant, la poésie, le sifflement, la conversation, l’imitation, le bruit. La nature est comme un diapason : l’espace, le temps et les saisons sont marqués par une pulsation auditive dont les échos et la puissance varient, ponctués par les cycles quotidiens des chants de grenouilles, d’oiseaux et d’insectes. On chante en duo avec les oiseaux, les cigales, et les chutes d’eau. »
Afin de l’illustrer, Shepard citait l’ethnomusicologue Marina Roseman, ayant vécu parmi les Temiar, un peuple de chasseurs-cueilleurs égalitaires de la forêt tropicale de la péninsule malaise qui accorde une grande importance aux chants et à la spiritualité :
« Au lieu de s’aliéner les fleurs, les arbres ou les cigales, de les considérer comme des entités étrangères, distantes, différentes, les Temiar insistent sur la similitude essentielle qui les en rapproche. […]. Le répertoire vocal des Temiar est l’expression par excellence de la relation coopérative qu’ils entretiennent avec leur milieu. […] La culture Temiar est constituée de connaissances complexes et de règles de comportement relatives aux plantes, aux oiseaux, aux animaux et aux autres êtres de la jungle. Le chant et la religion des Temiar se nourrissent et se régénèrent constamment de leurs interactions avec les essences des montagnes, des rivières, des fruits et des créatures de la jungle. […] La culture Temiar est une transposition exquise de l’environnement naturel en termes culturels. La jungle est un espace social[1]. »
À l’instar de celle des sociétés autochtones en général, la musique des Temiar — tout comme leur culture dans son ensemble — est profondément influencée par le lieu où ils vivent. Leur univers écologique se reflète dans leurs relations sociales à travers le medium du chant. Roseman relève par ailleurs que :
« Quand on étudie les sociétés non hiérarchiques adaptées aux environnements tropicaux, deux grandes caractéristiques émergent. D’abord, un rapport essentiellement collectif à l’environnement de la forêt tropicale, ensuite des modalités de prise de décision politique davantage fondées sur l’influence et la coopération que sur l’autoritarisme et la coercition[2]. »
On comprend ce qu’il est advenu de la musique à travers l’histoire de l’Occident. Ainsi que Shepard le remarquait :
« Il y a bien longtemps que nous avons perdu la capacité de nous exprimer spontanément par le chant. En chemin, comme l’a noté Dolores LaChapelle, nous avons été séduits par l’horloge mécanique, invention promulguée pour organiser la vie autour de la dévotion et du travail. En l’espace de quelques milliers d’années, l’horloge a détruit toute spontanéité. Dans son ouvrage sur David H. Lawrence, LaChapelle se réfère au Serpent à Plumes[3], et notamment à l’épisode où il est question du remplacement des cloches de l’église par des percussions : En quelques phrases, Lawrence suggère les énormes changements qu’implique le fait de passer du temps de l’horloge rigide avec des cloches métalliques à des percussions calquées sur le rythme naturel de la journée : “L’aube, le premier soleil, le soleil à son zénith, et le coucher du soleil”. Elle ajoute ensuite : “Les cloches attirent l’attention sur l’église chrétienne, concentrant tout le pouvoir sur elle, alors que les percussions relient les hommes à l’univers qui les entoure et aux cycles changeants de la nature”. »
Les éditeurs français de Retour aux sources du Pléistocène ajoutent, en note de bas de page :
« Louis Samo et Bernie Krause, dans leur ouvrage Bayaka : The Extraordinary Music of the Babenzele Pygmies and Sounds of Their Forest Home [Bayaka : La musique extraordinaire des Pygmées Babenzele et les sons de leur forêt], Roslyn, Ellipsis Arts, 1995, décrivent les Pygmées Babenzele, un peuple primitif contemporain dont les membres vivent entourés de musique, de la naissance jusqu’à la mort, que ce soit dans le travail, les jeux ou les cérémonies. Avant même d’avoir appris à marcher, les garçons se mettent à faire de la musique en frappant sur des arbres, sur des pots, sur tout ce qui leur tombe sous la main. À sept ans, ils jouent de la harpe arquée. Ils pratiquent ensuite la flûte à encoche et la cithare, qu’ils apprennent à fabriquer quand ils atteignent l’âge adulte. À quatre ans, les filles accompagnent les percussions au chant, improvisent dès l’âge de sept ans, et maîtrisent la technique du chant à l’âge adulte. Dans une communication personnelle donnée le 3 octobre 1997, Bernie Krause a apporté quelques précisions supplémentaires : “Samo avait découvert (tout seul) ce dont nous nous sommes aperçus il y a quelque temps… que certains peuples de la forêt tropicale, vivant encore en étroite harmonie avec leur environnement sans subir les influences de la culture occidentale, n’hésitent pas à utiliser les sons de leur habitat comme une sorte d’orchestre naturel sur lequel ils improvisent et créent leur propre musique — une chose que, je crois, nous avons su faire il y a très longtemps.” »
II.
Changement d’univers. Dans leur petit livre intitulé Techno. Le son de la technopole, paru en 2011, les Grenoblois de PMO constatent que :
« La techno déverse un flux sonore sans début ni fin, des heures, des jours et des nuits durant, sans jamais un instant de pause. Ses boucles sonores itératives tournent sur elles-mêmes en un présent indéfiniment reproduit, tandis que ses timbres synthétisés ne renvoient à aucune réalité. Elle supprime tout repère spatio-temporel au danseur, noyé dans une masse sans contours, un temps sans passé ni futur — sans Histoire. »
Lors d’une fête techno :
« Le corps, assailli, subit. Les infrabasses percutent la peau, les os, les organes. L’air vibre et durcit dans les narines, étouffant presque le danseur. Les oreilles se bouchent dès les premières minutes d’exposition, meurtries. Le cœur panique. La nervosité gagne, contraignant les genoux à tressaillir. “Danser” est impossible, mais s’agiter devient obligatoire pour décharger la violence reçue, ou pour tenter de la contourner en épousant ses contours.
[Ils citent un participant :] “Pas de répit. Le concept est simple : c’est plus fort que toi, plus fort que le DJ, la police, le froid et la kéta [NDA : la kétamine, drogue prisée des teufers]. Une muraille devant laquelle se presse une foule de danseurs compacte et constante de la première à la dernière pulsation. Le DJ est planqué derrière, on ne voit que des baffles et des camions tout autour. C’est inhumain. À deux mètres du sol, on se consume rapidement. Desséché par le froid et l’énergie traversante. Mes bouchons auditifs me protègent partiellement, je me fais quand même massacrer tant c’est fort. Une fille me hurle quelque chose, puis me tire littéralement les oreilles : ‘Enlève ça ! Fais-toi plaisir !’ Je ne résiste pas à l’injonction […] c’est un ordre, pas un conseil. Son visage est décidé. Elle se promène et semble vérifier que tout le monde jouit à sa convenance. Et ça blaste. La guerre du son n’attend aucun traité de paix.” Jouir de se faire massacrer : une expérience masochiste. Le bruit possède le corps des danseurs vaincus. Ivres de leur abandon à la cadence machinique, douloureuse mais tellement fiable et rassurante, ils avouent leur bonheur de sentir leur cœur battu par elle.
[…] L’agression sonore isole et provoque la rétractation en soi. Demandez aux ouvriers des chantiers ou des usines de métallurgie. Cette éclate par le son est éminemment égocentrée. Quiconque a traversé ces rangées de danseurs alignés face à un mur d’enceintes, et croisé ces fantômes effondrés sur eux-mêmes après quelques heures de défonce synthétique, a fait l’expérience de l’isolement en pleine foule.
“À ma première soirée techno, j’étais déprimé : plus les heures avançaient, plus les gens devenaient des loques, enfermées dans leur bulle, raconte Jules, étudiant, amateur d’électro lucide. Une rave, c’est 5 000 personnes qui s’éclatent dans leur bulle. On dit toujours qu’on ‘partage des valeurs’, mais je pense que c’est pour faire croire à une identité de la musique techno. Je constate qu’il n’y a pas de convivialité, on ne partage pas grand-chose. On vient juste consommer du son pour soi.”
[…] Chacun pour soi s’offre à la violence sonore. Les plus atteints, ceux qui y sont allés trop fort trop vite, se repèrent après quelques heures. Sur la terrasse du fort de la Bastille, ils tanguent, s’écroulent, se relèvent et restent figés sous une pluie battante. Certains sont recroquevillés le long des murs. Ils “badent”, dans le langage technoïde. Comprenez, ils font un bad trip. Et le sociologue de conclure, comme embarrassé de sa propre découverte : “Il y a dans les entretiens et surtout dans les témoignages littéraires de trop nombreuses références à un sentiment profond et persistant de malaise, de désarroi, voire d’angoisse, éprouvé en lieu et place de cette fusion sociale ardemment convoitée. […] La procédure rituelle de la fête techno ne consiste pas en l’organisation rituelle d’une fusion sociale, mais consiste au contraire en l’organisation de l’échec d’une fusion sociale[4].”
La techno-partie est bien d’un temps où les salariés maltraités se suicident plutôt que de s’unir contre leurs persécuteurs. Où le peuple se gave d’anxiolytiques, de télé et de consommation pour supporter l’oppression. Comme si, en s’infligeant une violence supérieure à celle du pouvoir, on préservait l’illusion d’une liberté. Dans la fête techno, les danseurs s’exposent de leur propre chef à l’assommoir sonore ; c’est leur choix, proclament-ils. Le choix de l’automutilation se nomme aliénation. »
En outre, continuent-ils :
« La fête techno est le lieu d’un double mouvement de fusion. En plongeant les danseurs dans la machine — dont les bruits recomposent l’espace —, elle crée l’illusion que celle-ci vit, bouge, respire pour ainsi dire en symbiose avec les humains. Elle fait de la machine un sujet, qui déploie sa puissance sur les danseurs, et semble les manipuler au gré de ses crissements, souffles, grondements, cliquetis et-la-pulse-qui-jamais-jamais-jamais-jamais-ne‑s’arrête. Comme le dit Holger Czukay, membre du groupe allemand Can : “Si vous parvenez à prendre conscience de la vie d’une machine, alors vous êtes vraiment un maître… Les machines ont un cœur et une âme… Ce sont des êtres vivants.” Ouarf.
[…] Battement/martèlement de cœur/pistons, mariage forcé entre chair et silicium au sein de l’homme-machine : la musique électronique fournit au projet transhumaniste du cyborg plus qu’une bande-son — un imaginaire, des sensations, une aura symbolique. Mélange fumeux de programmes technologiques — homme “augmenté” aux capacités décuplées par ses implants et prothèses high-tech ; téléchargement de la conscience dans des disques durs réputés éternels — et de références new age héritées de la contre-culture des années hippies, présentes dans le graphisme et la décoration des fêtes techno (fractales démultipliées, symboles de paix) comme dans les stands de “massage”, “ bien-être” ou vente de “Guarana bio Équitable” installés en marge des pistes de danse. Mais c’est par la musique électrique (orgues, synthétiseurs, light show) que les hippies se sont rendus à la modernité machinique pour devenir des branchés.
Dans la fête, les danseurs s’acclimatent à l’incorporation de l’électronique, devenue ludique. Voyez-les, agglutinés au mur d’enceintes : sous les éclairs hachés des stroboscopes, donnant de grands coups de front sur des clous imaginaires, les genoux agités de saccades, ils imitent à merveille les robots. Et ce type, à l’arrière de la foule, mains dans les poches, pieds soudés au sol, yeux fixes, qui depuis vingt minutes n’a cessé de marquer la pulsation de son corps figé, est-il de chair ? A‑t-il envoyé son avatar “danser” à sa place ? Quant au DJ, il ne pose pas même la question, quitte à surjouer : “On a une tellement grosse expérience de la machine que du coup c’est plus qu’un outil de travail) c’est un prolongement, une extension de nous-même”, explique l’un des membres de BudBurnerz. Kevin Saunderson, l’un des pionniers de la techno de Detroit, évoque, lui, le “lien naturel établi entre mon âme, mon esprit et les entrailles de la machine.”
Humanisation de la machine, machinisation de l’homme. “Wir sind die Roboter”, assuraient les quatre membres de Kraftwerk dans leur disque The Man Machine en 1978, tandis que des mannequins les représentaient sur scène. Vingt ans plus tard, des hommes à tête de robot propulsent la techno française dans les boîtes du monde entier sous le nom de Daft Punk.
Pendant ce temps Kevin Warwick, cybernéticien anglais, s’implante des électrodes dans le nerf du bras pour communiquer directement avec son ordinateur. La National Science Foundation américaine publie, dans le rapport Converging technologies for improving human performances, le catalogue des améliorations humaines qu’on peut attendre des technologies convergentes (biotechnologies, nanotechnologies, informatique, neurotechnologies) : mémoire, vision, toucher, ouïe, imagination augmentés par implants électroniques, interconnexion des cerveaux, par exemple. On croirait la description d’une teuf réussie, sous l’effet de quelques psychotropes et d’un bon son, lui aussi promis à des progrès formidables : “Le temps où des signaux immuables limitent à un nombre fini les réactions émotionnelles ressenties par les consommateurs touche à sa fin. Bientôt, les auditeurs ne réagiront plus face à une musique statique ; les sons seront arrangés de telle sorte qu’ils s’adapteront à chaque personne individuellement. Il existe déjà des logiciels qui permettent de créer des compositions fluides et originales dictées par les goûts variables de chaque utilisateur.”
N’oublions pas les implants cochléaires, ou oreilles électroniques, bientôt indispensables aux technoïdes rendus sourds par l’exposition aux décibels. Heureusement, la science avance.
Demain, l’homme augmenté vivra dans une rave perpétuelle, promettent les chercheurs grenoblois de Clinatec, la clinique expérimentale montée par Minatec pour “nous mettre des nanos dans le cerveau”. Ceux-là conçoivent des implants électroniques neuronaux destinés à modifier nos humeurs et nos comportements, en cas de dépression, de troubles obsessionnels compulsifs ou de troubles alimentaires notamment. C’est dire si, en matière de “partage extatique rendu possible par la machine”, la techno préfigure tout ce qu’on peut attendre des progrès de notre recherche & développement pour acclimater les futurs hommes-machines à leur monde-machine. Avec les cyberdrogues, finis les suicides au travail, les coups de blues ou les accès de rébellion, place à une humeur stable et maîtrisée par les impulsions électriques adéquates envoyées via votre implant cérébral. Boum-boum-boum-boum.
Le cerveau, “ultime frontière”, dit la National Science Foundation, est le nouveau champ de conquête des technosciences. Avec la miniaturisation et la convergence des technologies, le pouvoir se dote des outils de la contrainte individuelle. Les accros à la techno connaissent, dans leur abandon aux sons électroniques, un avant-goût de cette possession technologique. Ils sont d’ailleurs formels : cette ivresse-là demande à être renouvelée le plus souvent possible. Comme ces rats de laboratoire équipés d’électrodes dans le cerveau, qui s’envoient à en mourir des impulsions électriques dans les zones neurologiques du plaisir. “Tu profites de chaque pulsation, chaque vibration de cette musique, explique Isa, habituée des soirées parisiennes. Tu oublies ton boulot, tes factures, tes embrouilles… Et là, tu profites vraiment de la vie.” Merci au mur du son qui isole du monde réel, et qui délivre de cette pesante nécessité de penser, de vouloir, d’agir en êtres conscients. Il existe diverses façons de s’abrutir. Passer trois heures trente chaque jour devant la télé, boire sans soif, courir les centres commerciaux le samedi après-midi sont des méthodes trop répandues, depuis trop longtemps. Les technoïdes renouvèlent et perfectionnent le principe selon les critères dominants du technocapitalisme : innovation, performance, efficacité. Il faut vivre et s’abêtir avec son temps. Bien sûr, la teuf inquiète les parents, c’est fait pour ça, comme la vitesse au volant, le binge drinking et toutes les formes actuelles des rites de passage. En plus, elle les refoule dans leur préhistoire technologique. “Contrairement à nos parents, nous avons grandi avec les ordinateurs, les jeux vidéo ont permis de nous bercer dans cette mouvance ‘électro’. C’est pour ça que cette musique fait peur à nos parents, et qu’elle nous apaise, nous rend joyeux et nous rassure.” Quant aux trentenaires, nombreux à fréquenter les raves et les clubs techno, ils cultivent leur “adulescence” à coup de décibels, d’esthétique manga (comme dans Interstella 5555, le film réalisé par Daft Punk avec l’auteur du dessin animé japonais Albator) et de surenchère festive. L’époque est à l’infantilisme — un moteur pour la consommation de masse — et la techno, avec son culte de l’extrême, lui fournit un terrain de jeu formidable.
L’exutoire, ce dispositif qui sert à évacuer le trop-plein, permet aux adeptes de la techno d’oblitérer l’anomie d’une vie machinale. La rave, c’est le défouloir brutal de la jeunesse urbaine branchée. Nombreuses sont les études qui soulignent “la normalité sociale des personnes qui les fréquentent : jeunes issus des milieux les plus normaux, n’étant en rien limités à une catégorie marginale de la population, si ce n’est à celle des diplômés du supérieur, fréquentant les beaux quartiers et les bonnes universités”. Confirmation aux soirées de la MC2 ou à la fête “Lost in Bass Hill”. Pas de “jeunes de banlieue”, sans doute abonnés au rap et au “R’n’B”, mais, aux côtés de quelques égarés des free parties en treillis militaires et capuches noires, des étudiants polyglottes inscrits à la fac de Grenoble, des jeunes actifs chics, des “lutins” urbains vêtus de larges pantalons de couleur et de vestes à capuche pointue.
Si les raves constituent pour eux une rupture, une interruption du rythme du travail et des “contraintes de la société moderne”, ce n’est certes pas pour contester ceux-ci, mais pour les rendre acceptables la semaine durant. Ces contraintes de la société moderne, qui ne sont autres que celles de la machine — vitesse, efficacité, rationalisation, atomisation, technification — sont on ne peut mieux symbolisées par le bruit qui puise des enceintes. Imitant la “trépidation de notre vie quotidienne en ce qu’elle a de superficiel et de gênant”, disait Varèse à propos du bruitisme. Au-delà de l’imitation, la techno transfigure et esthétise cette “trépidation” de la vie des technopoles ; sous les couleurs de la “fête”, elle la rend plus que supportable, désirable : En assemblant les sons issus des moyens même de sa diffusion et de sa reproduction — mais aussi de la diffusion et de la reproduction de toutes nos activités désormais numérisées — en composant “les ondes des oscillateurs électroniques, ces flux qui, depuis 1948, circulent entre les composants semi-conducteurs des transistors”, la techno rend audible et dansant le flux électronique, le moteur du système technicien qui nous gouverne. Sans doute la technification du monde et de nos activités nous dépossède-t-elle toujours plus de la maîtrise de notre existence, et la compétition de tous contre tous au sein de technopôles dévouées à la guerre économique mondiale rend-elle nos vies accablantes, mais si la technologie permet aussi de s’éclater, et nous offre les moyens d’oublier ses propres ravages sur nos existences, autant en profiter.
Ce ne sont pas les élèves ingénieurs de l’institut polytechnique de Grenoble, nombreux dans la nuit de la Bastille, qui diraient le contraire. Eux qui se défoulent sous la pluie, ont bien l’intention de contribuer à l’avènement du nanomonde et de la société de contrainte technologique, qui leur promettent de si profitables carrières. Lignes de coke et kétamine dans les toilettes, acides et joints en plein air, mais tout est sous contrôle, entre les vigiles à chiens et la Croix-Rouge qui patrouille, prête à évacuer les envapés. On se déchire samedi soir, on récupère dimanche, et lundi on reprend sa place dans les rangs des petits soldats de la guerre économique mondiale. So what ?
[…] La technologie façonne nos vies, mais aussi nos villes et le monde, et sans doute les habitants de Detroit, la cité de Ford, Chrysler et General Motors, étaient-ils bien placés pour le savoir.
L’industrie automobile mute et Detroit se vide. “Ironie du sort, ce furent l’automatisation, l’informatisation, le développement de la robotique et les avancées technologiques de l’industrie qui alimentèrent l’exode précipité des emplois ouvriers hors de la ville ‑les mêmes facteurs qui prépareront la route pour la techno”, écrit le journaliste américain Mike Rubin. Laissons le sort tranquille. Rien n’était plus logique que la naissance d’une musique-machine dans un monde piloté par des machines — par les machines du pilotage global. C’est aujourd’hui dans les places fortes du capitalisme high-tech que la techno s’épanouit. Peu ou pas de musiques électroniques dans les pays du tiers monde. C’est du côté du Japon, des dragons asiatiques en plein boom futuriste et des technopoles occidentales qu’on trouve les clubs en pointe, les Techno Parades et autres raves géantes. Suivons Miss Kittin, la DJette grenobloise en vogue sur la planète électro. Tokyo ? “C’est l’un de mes endroits préférés au monde”, confiait-elle au très branché magazine japonais Metropolis en novembre 2010. The Hacker ou Jaïa, autres mixeurs dauphinois, peuvent témoigner de l’accueil extravagant des Japonais. Pays des robots androïdes, de la traçabilité des enfants par puces RFID et de la vie numérique, “le Japon intègre facilement les sons électroniques house et techno”. D’autant mieux que ses industries électroniques, Yamaha, Roland et autres fournisseurs de synthétiseurs, ont conçu et vendu les premiers matériels des DJ. Parmi les stars du pays, c’est au DJ techno Ken Ishii qu’est revenu l’honneur de composer l’hymne officiel des Jeux olympiques d’hiver de Nagano, en 1998. En 2000, le même faisait la une de Newsweek comme symbole de la culture japonaise. Et ces derniers temps, il travaillait à une application pour iPhone, pour que vous puissiez mêler sa musique à vos photos numériques. Juste ce qu’il vous fallait.
À part Tokyo, Miss Kittin aime aussi Singapour et son fameux club, le Zouk, classé 10e du Top 100 dressé par l’influent DJ Mag : une “institution”, assure-t-elle. Où défilent les vedettes mondiales de la spécialité, de Cari Craig à Laurent Garnier. Comme le notait le magazine américain Wired dès 2003, “ces temps-ci, Singapour est une plate-forme artistique et créative, spécialement pour les arts numériques”.
Singapour n’est pas qu’un rendez-vous pour allumés du dance floor. C’est aussi un modèle de technopole performante. Une cité-fourmilière qui optimise toute existence, où chacun est connecté en permanence au centre de pilotage, via les mouchards électroniques RFID implantés dans son véhicule — deux ou quatre roues —, dans sa carte à puce sans contact pour métro et bus, dans son porte-monnaie électronique, et via les systèmes de contrôle d’accès biométriques généralisés. Une cité-État, qui développe en 1983 un programme scientifique d’eugénisme pour augmenter le niveau socio-économique de ses habitants, et qui affiche le plus grand pourcentage au monde d’exécutions de condamnés à mort par rapport à sa population. Un laboratoire de la vie hors-sol, que le maire de Grenoble, Michel Destot, imiterait volontiers : “Je regarde attentivement l’expérience de Singapour qui a réussi le mariage entre développement et aménagement urbain avec un réseau de transport en commun très performant.” Bref, la référence en matière de “ville intelligente”, dont les flux cybercontrôlés ne connaissent ni entraves ni imprévus, et dont la gestion des mobilités grâce aux “autoroutes de l’information” fait rêver tous les décideurs de la planète.
De Grenoble à Singapour en passant par toutes les technopoles du monde, la techno participe du paysage sonore global. Perçue comme marginale à ses débuts — et temporairement marginalisée par la répression policière contre les free parties — elle imprègne désormais tous les secteurs de la vie culturelle et marchande. Sans doute la première vague s’est-elle retirée, comme le déplorent certains pionniers, mais elle a laissé son empreinte sur la bande-son de l’époque, lui fournissant l’esthétique adaptée à son projet de monde. Du cinéma à la publicité, en passant par les jeux vidéo, les génériques d’émissions télé et radio et les sonneries de téléphones portables, plus besoin d’être un teufer pour baigner dans la musique électronique. Plus encore, les procédés, les outils, les codes de la techno sont adoptés par l’essentiel des musiques populaires. Samples, mix, timbres synthétiques colorent aussi bien le rock, la chanson, le jazz ou la pop que certaines musiques “traditionnelles”. Quelle musique produite aujourd’hui n’est pas électronique ? […]
Dans le monde globalisé, l’uniformisation des conditions de vie par la technologie trouve son écho sonore dans la techno-musique. »
Pour couronner le tout, note encore PMO, outre les nombreux impacts environnementaux délétères qu’implique la fabrication des appareils permettant de jouer et de diffuser les musiques électroniques comme la techno — sachant qu’à l’instar de tous les autres appareils issus du système industriel, ce ne sont pas une ou deux industries qui sont requises pour les produire, mais le système industriel tout entier —, lorsqu’organisées en extérieur, dans des zones de nature, les fêtes techno, raves et autres free parties provoquent d’importants dégâts :
« Après le festival Hadra 2006, à Chorges dans les Hautes-Alpes, “sur les 60 espèces qui fréquentaient le site, la moitié seulement est revenue dans la foulée”, a constaté la Fédération Rhône-Alpes des associations de protection de la nature. »
Un article de France bleu en date du 27 juillet 2021 rapportait, lui, qu’après « les rave-parties de ces dernières semaines organisées en Bretagne, et notamment dans les Monts d’Arrée, dans le Finistère, deux organisations de protection de la nature [le Parc régional naturel d’Armorique et l’association Bretagne Vivante] s’inquiètent ce mardi de leurs conséquences sur la biodiversité. […] Pour ces deux organisations, ces rave-parties ont “un impact direct sur la biodiversité ». “Les suivis minutieux menés par les naturalistes, par exemple, mettent en évidence des échecs de la nidification après ces événements. Il s’agit d’un indicateur particulièrement révélateur de dégâts non négligeable touchant une faune plus discrète », expliquent le Parc régional naturel d’Armorique et Bretagne Vivante dans un communiqué. »
Communiqué dans lequel ils précisaient que « la rave-party de Loqueffret a directement perturbé des couples de busards cendrés et de busards Saint-Martin. Celle de Brennilis était très proche d’un des 20 derniers couples de courlis cendré de Bretagne. Celle de Brasparts était très proche des sources du Rivoal ou niche un couple de busards Saint-Martin et un couple de busards cendrés. »
III.
L’essentiel devrait être évident. Shepard, encore : « Les arts participatifs qui rythmaient jadis la vie de tous les jours sont entrés dans le domaine du spectacle, où la plupart d’entre nous tiennent le rôle de spectateur. » D’ailleurs, la politique, si l’on peut se permettre de la ranger dans cette catégorie, figure elle aussi parmi ces « arts participatifs qui rythmaient jadis la vie de tous les jours » et qui « sont entrés dans le domaine du spectacle, où la plupart d’entre nous tiennent le rôle de spectateur ». C’est de la vie tout entière que nous avons graduellement été dépossédés en passant du chant de la nature à la musique des machines.
Nicolas Casaux
- Marina Roseman, « The Social Structure of Sound : The Temiar of Peninsular Malaysia » [La structure sociale du son : les Temiar de la péninsule malaise], dans Symposium of Comparative Musicology, Proceedings of the Society for Ethnomusicality, 29e rencontre annuelle, Université de Californie, Los Angeles, 18–21 octobre 1984, p. 414–415. ↑
- Ibidem. ↑
- David H. Lawrence, Le Serpent à plumes, Paris, Éditions du Rocher, 2009. ↑
- « Du plaisir d’être ensemble à la fusion impossible », Stéphane Hampartzoumian, in La Fête techno, tout seul et tous ensemble. ↑
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