L’être humain et la musique : du chant de la nature à la pulsation des machines (par Nicolas Casaux)

L’être humain et la musique : du chant de la nature à la pulsation des machines (par Nicolas Casaux)

Pho­to de cou­ver­ture : des chas­seuses-cueilleuses du Kalahari.


I.

Dans un excellent livre inti­tu­lé Retour aux sources du Pléis­to­cène, ini­tia­le­ment paru en 1998 (pour la ver­sion ori­gi­nale, en anglais), le bio­lo­giste états-unien Paul She­pard remar­quait com­ment, dans la civi­li­sa­tion contem­po­raine en par­ti­cu­lier, mais dans nombre d’autres éga­le­ment, « les arts par­ti­ci­pa­tifs qui ryth­maient jadis la vie de tous les jours sont entrés dans le domaine du spec­tacle, où la plu­part d’entre nous tiennent le rôle de spec­ta­teur ». Or « la musique est essen­tielle à notre épa­nouis­se­ment comme à notre intui­tion d’une mul­ti­pli­ci­té pri­mor­diale », comme en témoigne son omni­pré­sence — notam­ment sous la forme du chant — dans les socié­tés tra­di­tion­nelles (chas­seurs-cueilleurs, hor­ti­cul­teurs, etc.), qui s’ex­plique par ses nom­breux et cru­ciaux rôles sociaux (cohé­sion du groupe, remé­dia­tion, outil mné­mo­nique, etc.), lar­ge­ment docu­men­tés. & si le plus vieil ins­tru­ment de musique autre que la voix humaine est une flûte en os de vau­tour datée de 40 000 ans, l’histoire de la musi­ca­li­té humaine est sans doute bien plus ancienne, comme le note l’archéologue et paléoan­thro­po­logue bri­tan­nique Iain Mor­ley en conclu­sion de son livre The Pre­his­to­ry of Music : Human Evo­lu­tion, Archaeo­lo­gy & The Ori­gins of Musi­ca­li­ty (« Pré­his­toire de la musique : évo­lu­tion, archéo­lo­gie et ori­gines de la musicalité ») :

« La musi­ca­li­té est le fruit d’une longue évo­lu­tion, ayant débu­té à par­tir de carac­té­ris­tiques pré­sentes chez nos ancêtres pri­mates et fait l’ob­jet d’un raf­fi­ne­ment par­ti­cu­lier au cours du mil­lion d’an­nées, envi­ron, qui s’est écou­lé entre l’é­mer­gence de notre genre, Homo, et notre der­nier ancêtre com­mun avec les Néan­der­ta­liens. […] La musique n’est pas une simple carac­té­ris­tique com­mune de la socié­té humaine, la musi­ca­li­té est un fait omni­pré­sent de notre huma­ni­té ; […] sans chan­son ou sans danse, nous ne serions pas humains. »

Cepen­dant, s’avisait Paul Shepard,

« regar­dez com­ment [la musi­ca­li­té] a évo­lué. La solen­ni­té exces­sive de la musique jouée dans les temples, les églises et les mos­quées témoigne d’une perte de la joie et du son orga­nique qui était au fon­de­ment de cen­taines de reli­gions indi­gènes mar­quées par l’imagination “mythique”, l’u­sage des djem­bés et l’im­pro­vi­sa­tion de groupe. Aujourd’hui, la plu­part du temps, nos enfants gran­dissent en l’absence totale de rela­tion active à la musique. »

(Dans un autre ordre d’idées, She­pard consta­tait qu’à « toutes les époques dans l’his­toire des civi­li­sa­tions la plu­part des gens ont été sou­mis au pou­voir de tyrans et de déma­gogues, condam­nés au déses­poir et à l’im­puis­sance. Nous sommes aujourd’­hui sous le joug du pro­grès, du pou­voir cen­tra­li­sé, des loi­sirs, de l’obsession pour la crois­sance et de la tech­no­phi­lie, qui pro­duisent leur propre style de “déses­poir muet”. Ce déses­poir s’ex­plique non seule­ment par l’ab­sence d’at­tache à un lieu mais aus­si par l’ab­sence de paren­té avec la com­mu­nau­té de vie sur terre au sens large. »)

Mais reve­nons-en à la musique. She­pard soulignait :

« L’u­ni­vers sonore, de même que le monde visuel, sont extrê­me­ment impor­tants pour que les enfants puissent déve­lop­per un sens du lieu. Le grand éco­lo­giste Paul Sears aurait dit un jour à ses enfants : “N’i­gno­rez aucun son”, qu’il s’a­gisse du petit bruit mouillé des pre­miers flo­cons de neige tom­bant sur l’herbe et le feuillage, ou du silence impromp­tu des gre­nouilles et des oiseaux. Prises sépa­ré­ment et toutes ensembles, les choses ont une voix. La Voix de la vie se com­pose d’ap­pels, de tam­bours, de chants, d’ins­tru­ments de musique, de vent qui souffle et d’eau qui coule ; ils nous parlent de la viva­ci­té du monde dans un milieu éton­nam­ment cohé­rent. La vision nous fait décou­vrir les par­ties, mais le son les relie entre elles. Ce pro­ces­sus com­mence dans les pro­fon­deurs, comme le gron­de­ment d’un trem­ble­ment de terre qui se fait simul­ta­né­ment entendre à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur. Gary Sny­der a par­lé en ce sens de “la pri­mau­té de l’é­cou­ter-ensemble”. La musique de per­cus­sions et les grands inter­valles de silence favo­risent eux aus­si de toute évi­dence notre bien-être. Nous sommes entou­rés depuis des mil­lions d’an­nées de lieux domes­tiques qui sont deve­nus les méta­phores d’un moi dimi­nué. Il se pour­rait bien que l’é­coute de la musique soit l’un des moyens de nous ressourcer. »

Plus loin, il fai­sait obser­ver que

« les mythes les plus anciens concer­nant l’o­ri­gine de la musique évoquent les appels mélo­dieux des grouses et de cer­tains pigeons, le glous­se­ment des din­dons des brous­sailles, le bar­ris­se­ment des grues, le tem­po sou­te­nu par les per­cus­sions, le cli­que­tis des coquillages, des cale­basses et des pinces de lan­goustes. Des mythes de méta­mor­phose où les hommes se transfor­ment en oiseaux se chargent d’ex­pli­quer les caté­go­ries du son natu­rel — les pleurs, le chant, la poé­sie, le sif­fle­ment, la conver­sa­tion, l’i­mi­ta­tion, le bruit. La nature est comme un dia­pa­son : l’es­pace, le temps et les sai­sons sont mar­qués par une pul­sa­tion audi­tive dont les échos et la puis­sance varient, ponc­tués par les cycles quo­ti­diens des chants de gre­nouilles, d’oi­seaux et d’in­sectes. On chante en duo avec les oiseaux, les cigales, et les chutes d’eau. »

Afin de l’illustrer, She­pard citait l’ethnomusicologue Mari­na Rose­man, ayant vécu par­mi les Temiar, un peuple de chas­seurs-cueilleurs éga­li­taires de la forêt tro­pi­cale de la pénin­sule malaise qui accorde une grande impor­tance aux chants et à la spiritualité :

« Au lieu de s’aliéner les fleurs, les arbres ou les cigales, de les consi­dé­rer comme des enti­tés étran­gères, dis­tantes, dif­fé­rentes, les Temiar insistent sur la simi­li­tude essen­tielle qui les en rap­proche. […]. Le réper­toire vocal des Temiar est l’expression par excel­lence de la rela­tion coopé­ra­tive qu’ils entre­tiennent avec leur milieu. […] La culture Temiar est consti­tuée de connais­sances com­plexes et de règles de com­por­te­ment rela­tives aux plantes, aux oiseaux, aux ani­maux et aux autres êtres de la jungle. Le chant et la reli­gion des Temiar se nour­rissent et se régé­nèrent constam­ment de leurs inter­ac­tions avec les essences des mon­tagnes, des rivières, des fruits et des créa­tures de la jungle. […] La culture Temiar est une trans­po­si­tion exquise de l’en­vi­ron­ne­ment natu­rel en termes cultu­rels. La jungle est un espace social[1]. »

À l’instar de celle des socié­tés autoch­tones en géné­ral, la musique des Temiar — tout comme leur culture dans son ensemble — est pro­fon­dé­ment influen­cée par le lieu où ils vivent. Leur uni­vers éco­lo­gique se reflète dans leurs rela­tions sociales à tra­vers le medium du chant. Rose­man relève par ailleurs que :

« Quand on étu­die les socié­tés non hié­rar­chiques adap­tées aux envi­ron­ne­ments tro­pi­caux, deux grandes carac­té­ris­tiques émer­gent. D’abord, un rap­port essen­tiel­le­ment col­lec­tif à l’environnement de la forêt tro­pi­cale, ensuite des moda­li­tés de prise de déci­sion poli­tique davan­tage fon­dées sur l’influence et la coopé­ra­tion que sur l’autoritarisme et la coer­ci­tion[2]. »

On com­prend ce qu’il est adve­nu de la musique à tra­vers l’histoire de l’Occident. Ain­si que She­pard le remarquait :

« Il y a bien long­temps que nous avons per­du la capa­ci­té de nous expri­mer spon­ta­né­ment par le chant. En che­min, comme l’a noté Dolores LaCha­pelle, nous avons été séduits par l’hor­loge méca­nique, inven­tion pro­mul­guée pour orga­ni­ser la vie autour de la dévo­tion et du tra­vail. En l’espace de quelques mil­liers d’années, l’horloge a détruit toute spon­ta­néi­té. Dans son ouvrage sur David H. Law­rence, LaCha­pelle se réfère au Ser­pent à Plumes[3], et notam­ment à l’épisode où il est ques­tion du rem­pla­ce­ment des cloches de l’église par des per­cus­sions : En quelques phrases, Law­rence sug­gère les énormes chan­gements qu’implique le fait de pas­ser du temps de l’horloge rigide avec des cloches métal­liques à des per­cus­sions cal­quées sur le rythme natu­rel de la jour­née : “L’aube, le pre­mier soleil, le soleil à son zénith, et le cou­cher du soleil”. Elle ajoute ensuite : “Les cloches attirent l’attention sur l’église chré­tienne, concen­trant tout le pou­voir sur elle, alors que les per­cus­sions relient les hommes à l’univers qui les entoure et aux cycles chan­geants de la nature”. »

Les édi­teurs fran­çais de Retour aux sources du Pléis­to­cène ajoutent, en note de bas de page :

« Louis Samo et Ber­nie Krause, dans leur ouvrage Baya­ka : The Extra­or­di­na­ry Music of the Baben­zele Pyg­mies and Sounds of Their Forest Home [Baya­ka : La musique extra­ordinaire des Pyg­mées Baben­zele et les sons de leur forêt], Ros­lyn, Ellip­sis Arts, 1995, décrivent les Pyg­mées Baben­zele, un peuple pri­mi­tif contem­po­rain dont les membres vivent entou­rés de musique, de la nais­sance jusqu’à la mort, que ce soit dans le tra­vail, les jeux ou les céré­mo­nies. Avant même d’avoir appris à mar­cher, les gar­çons se mettent à faire de la musique en frap­pant sur des arbres, sur des pots, sur tout ce qui leur tombe sous la main. À sept ans, ils jouent de la harpe arquée. Ils pra­tiquent ensuite la flûte à encoche et la cithare, qu’ils apprennent à fabri­quer quand ils atteignent l’âge adulte. À quatre ans, les filles accom­pagnent les per­cus­sions au chant, impro­visent dès l’âge de sept ans, et maî­trisent la tech­nique du chant à l’âge adulte. Dans une com­mu­ni­ca­tion per­son­nelle don­née le 3 octobre 1997, Ber­nie Krause a appor­té quelques pré­ci­sions sup­plé­men­taires : “Samo avait décou­vert (tout seul) ce dont nous nous sommes aper­çus il y a quelque temps… que cer­tains peuples de la forêt tro­pi­cale, vivant encore en étroite har­mo­nie avec leur envi­ron­ne­ment sans subir les influences de la culture occi­den­tale, n’hésitent pas à uti­li­ser les sons de leur habi­tat comme une sorte d’orchestre natu­rel sur lequel ils impro­visent et créent leur propre musique — une chose que, je crois, nous avons su faire il y a très longtemps.” »

II.

Chan­ge­ment d’univers. Dans leur petit livre inti­tu­lé Tech­no. Le son de la tech­no­pole, paru en 2011, les Gre­no­blois de PMO constatent que :

« La tech­no déverse un flux sonore sans début ni fin, des heures, des jours et des nuits durant, sans jamais un ins­tant de pause. Ses boucles sonores ité­ra­tives tournent sur elles-mêmes en un pré­sent indé­fi­ni­ment repro­duit, tan­dis que ses timbres syn­thétisés ne ren­voient à aucune réa­li­té. Elle sup­prime tout repère spa­tio-tem­po­rel au dan­seur, noyé dans une masse sans contours, un temps sans pas­sé ni futur — sans Histoire. »

Lors d’une fête techno :

« Le corps, assailli, subit. Les infra­basses per­cutent la peau, les os, les organes. L’air vibre et dur­cit dans les narines, étouf­fant presque le dan­seur. Les oreilles se bouchent dès les pre­mières minutes d’exposition, meur­tries. Le cœur panique. La ner­vo­si­té gagne, contrai­gnant les genoux à tres­saillir. “Dan­ser” est impos­sible, mais s’agiter devient obli­ga­toire pour déchar­ger la vio­lence reçue, ou pour ten­ter de la contour­ner en épou­sant ses contours.

[Ils citent un par­ti­ci­pant :] “Pas de répit. Le concept est simple : c’est plus fort que toi, plus fort que le DJ, la police, le froid et la kéta [NDA : la kéta­mine, drogue pri­sée des teu­fers]. Une muraille devant laquelle se presse une foule de dan­seurs com­pacte et constante de la pre­mière à la der­nière pul­sa­tion. Le DJ est plan­qué der­rière, on ne voit que des baffles et des camions tout autour. C’est inhu­main. À deux mètres du sol, on se consume rapi­dement. Des­sé­ché par le froid et l’énergie traver­sante. Mes bou­chons audi­tifs me pro­tègent partielle­ment, je me fais quand même mas­sa­crer tant c’est fort. Une fille me hurle quelque chose, puis me tire lit­té­ra­le­ment les oreilles : ‘Enlève ça ! Fais-toi plai­sir !’ Je ne résiste pas à l’injonction […] c’est un ordre, pas un conseil. Son visage est déci­dé. Elle se pro­mène et semble véri­fier que tout le monde jouit à sa conve­nance. Et ça blaste. La guerre du son n’attend aucun trai­té de paix.” Jouir de se faire mas­sa­crer : une expé­rience maso­chiste. Le bruit pos­sède le corps des dan­seurs vain­cus. Ivres de leur aban­don à la cadence machi­nique, dou­lou­reuse mais tel­le­ment fiable et ras­su­rante, ils avouent leur bon­heur de sen­tir leur cœur bat­tu par elle.

[…] L’agression sonore isole et pro­voque la rétrac­ta­tion en soi. Deman­dez aux ouvriers des chan­tiers ou des usines de métal­lur­gie. Cette éclate par le son est émi­nem­ment égo­cen­trée. Qui­conque a tra­ver­sé ces ran­gées de dan­seurs ali­gnés face à un mur d’enceintes, et croi­sé ces fan­tômes effon­drés sur eux-mêmes après quelques heures de défonce syn­thétique, a fait l’expérience de l’isolement en pleine foule.

“À ma pre­mière soi­rée tech­no, j’étais dépri­mé : plus les heures avan­çaient, plus les gens deve­naient des loques, enfer­mées dans leur bulle, raconte Jules, étu­diant, ama­teur d’électro lucide. Une rave, c’est 5 000 per­sonnes qui s’éclatent dans leur bulle. On dit tou­jours qu’on ‘par­tage des valeurs’, mais je pense que c’est pour faire croire à une iden­ti­té de la musique tech­no. Je constate qu’il n’y a pas de convi­via­li­té, on ne par­tage pas grand-chose. On vient juste consom­mer du son pour soi.”

[…] Cha­cun pour soi s’offre à la vio­lence sonore. Les plus atteints, ceux qui y sont allés trop fort trop vite, se repèrent après quelques heures. Sur la ter­rasse du fort de la Bas­tille, ils tanguent, s’écroulent, se relèvent et res­tent figés sous une pluie bat­tante. Cer­tains sont recro­que­villés le long des murs. Ils “badent”, dans le lan­gage tech­noïde. Com­pre­nez, ils font un bad trip. Et le socio­logue de conclure, comme embar­ras­sé de sa propre décou­verte : “Il y a dans les entre­tiens et sur­tout dans les témoi­gnages lit­té­raires de trop nom­breuses référen­ces à un sen­ti­ment pro­fond et per­sis­tant de malaise, de désar­roi, voire d’angoisse, éprou­vé en lieu et place de cette fusion sociale ardem­ment convoi­tée. […] La pro­cé­dure rituelle de la fête tech­no ne consiste pas en l’organisation rituelle d’une fusion sociale, mais consiste au contraire en l’organisation de l’échec d’une fusion sociale[4].”

La tech­no-par­tie est bien d’un temps où les sala­riés mal­trai­tés se sui­cident plu­tôt que de s’unir contre leurs per­sé­cu­teurs. Où le peuple se gave d’anxiolyti­ques, de télé et de consom­ma­tion pour sup­por­ter l’oppression. Comme si, en s’infligeant une vio­lence supé­rieure à celle du pou­voir, on pré­ser­vait l’illusion d’une liber­té. Dans la fête tech­no, les dan­seurs s’ex­posent de leur propre chef à l’assommoir sonore ; c’est leur choix, pro­clament-ils. Le choix de l’automu­tilation se nomme aliénation. »

En outre, continuent-ils :

« La fête tech­no est le lieu d’un double mou­ve­ment de fusion. En plon­geant les dan­seurs dans la machine — dont les bruits recom­posent l’espace —, elle crée l’il­lusion que celle-ci vit, bouge, res­pire pour ain­si dire en sym­biose avec les humains. Elle fait de la machine un sujet, qui déploie sa puis­sance sur les dan­seurs, et semble les mani­pu­ler au gré de ses cris­se­ments, souffles, gron­de­ments, cli­que­tis et-la-pulse-qui-jamais-jamais-jamais-jamais-ne‑s’arrête. Comme le dit Hol­ger Czu­kay, membre du groupe alle­mand Can : “Si vous par­ve­nez à prendre conscience de la vie d’une machine, alors vous êtes vrai­ment un maître… Les machines ont un cœur et une âme… Ce sont des êtres vivants.” Ouarf.

[…] Battement/martèlement de cœur/pistons, mariage for­cé entre chair et sili­cium au sein de l’homme-machine : la musique élec­tro­nique four­nit au pro­jet trans­hu­ma­niste du cyborg plus qu’une bande-son — un ima­gi­naire, des sen­sa­tions, une aura sym­bo­lique. Mélange fumeux de pro­grammes tech­no­lo­giques — homme “aug­men­té” aux capa­ci­tés décu­plées par ses implants et prothè­ses high-tech ; télé­char­ge­ment de la conscience dans des disques durs répu­tés éter­nels — et de réfé­rences new age héri­tées de la contre-culture des années hip­pies, pré­sentes dans le gra­phisme et la déco­ra­tion des fêtes tech­no (frac­tales démul­ti­pliées, sym­boles de paix) comme dans les stands de “mas­sage”, “ bien-être” ou vente de “Gua­ra­na bio Équi­table” ins­tal­lés en marge des pistes de danse. Mais c’est par la musi­que élec­trique (orgues, syn­thé­ti­seurs, light show) que les hip­pies se sont ren­dus à la moder­ni­té machi­nique pour deve­nir des bran­chés.

Dans la fête, les dan­seurs s’acclimatent à l’incor­poration de l’électronique, deve­nue ludique. Voyez-les, agglu­ti­nés au mur d’enceintes : sous les éclairs hachés des stro­bo­scopes, don­nant de grands coups de front sur des clous ima­gi­naires, les genoux agi­tés de sac­cades, ils imitent à mer­veille les robots. Et ce type, à l’arrière de la foule, mains dans les poches, pieds sou­dés au sol, yeux fixes, qui depuis vingt minu­tes n’a ces­sé de mar­quer la pul­sa­tion de son corps figé, est-il de chair ? A‑t-il envoyé son ava­tar “dan­ser” à sa place ? Quant au DJ, il ne pose pas même la ques­tion, quitte à sur­jouer : “On a une tel­le­ment grosse expé­rience de la machine que du coup c’est plus qu’un outil de tra­vail) c’est un pro­lon­ge­ment, une exten­sion de nous-même”, explique l’un des mem­bres de Bud­Bur­nerz. Kevin Saun­der­son, l’un des pion­niers de la tech­no de Detroit, évoque, lui, le “lien natu­rel éta­bli entre mon âme, mon esprit et les entrailles de la machine.”

Huma­ni­sa­tion de la machine, machi­ni­sa­tion de l’homme. “Wir sind die Robo­ter”, assu­raient les quatre membres de Kraft­werk dans leur disque The Man Machine en 1978, tan­dis que des man­ne­quins les repré­sen­taient sur scène. Vingt ans plus tard, des hommes à tête de robot pro­pulsent la tech­no fran­çaise dans les boîtes du monde entier sous le nom de Daft Punk.

Pen­dant ce temps Kevin War­wick, cyber­né­ti­cien anglais, s’implante des élec­trodes dans le nerf du bras pour com­mu­ni­quer direc­te­ment avec son ordi­nateur. La Natio­nal Science Foun­da­tion amé­ri­caine publie, dans le rap­port Conver­ging tech­no­lo­gies for impro­ving human per­for­mances, le cata­logue des amé­lio­ra­tions humaines qu’on peut attendre des tech­no­lo­gies conver­gentes (bio­tech­no­lo­gies, nano­technologies, infor­ma­tique, neu­ro­tech­no­lo­gies) : mémoire, vision, tou­cher, ouïe, ima­gi­na­tion aug­mentés par implants élec­tro­niques, inter­con­nexion des cer­veaux, par exemple. On croi­rait la des­crip­tion d’une teuf réus­sie, sous l’effet de quelques psycho­tropes et d’un bon son, lui aus­si pro­mis à des pro­grès for­mi­dables : “Le temps où des signaux immuables limitent à un nombre fini les réac­tions émotionnel­les res­sen­ties par les consom­ma­teurs touche à sa fin. Bien­tôt, les audi­teurs ne réagi­ront plus face à une musique sta­tique ; les sons seront arran­gés de telle sorte qu’ils s’adapteront à chaque per­sonne indi­vi­duel­le­ment. Il existe déjà des logi­ciels qui per­mettent de créer des com­po­si­tions fluides et ori­ginales dic­tées par les goûts variables de chaque utilisateur.”

N’oublions pas les implants cochléaires, ou oreil­les élec­tro­niques, bien­tôt indis­pen­sables aux tech­noïdes ren­dus sourds par l’exposition aux déci­bels. Heu­reu­se­ment, la science avance.

Demain, l’homme aug­men­té vivra dans une rave per­pé­tuelle, pro­mettent les cher­cheurs gre­no­blois de Cli­na­tec, la cli­nique expé­ri­men­tale mon­tée par Mina­tec pour “nous mettre des nanos dans le cer­veau”. Ceux-là conçoivent des implants élec­tro­niques neu­ronaux des­ti­nés à modi­fier nos humeurs et nos com­por­te­ments, en cas de dépres­sion, de troubles obses­sion­nels com­pul­sifs ou de troubles alimen­taires notam­ment. C’est dire si, en matière de “par­tage exta­tique ren­du pos­sible par la machine”, la tech­no pré­fi­gure tout ce qu’on peut attendre des pro­grès de notre recherche & déve­lop­pe­ment pour accli­ma­ter les futurs hommes-machines à leur monde-machine. Avec les cyber­drogues, finis les sui­cides au tra­vail, les coups de blues ou les accès de rébel­lion, place à une humeur stable et maî­tri­sée par les impul­sions élec­triques adé­quates envoyées via votre implant céré­bral. Boum-boum-boum-boum.

Le cer­veau, “ultime fron­tière”, dit la Natio­nal Science Foun­da­tion, est le nou­veau champ de con­quête des tech­nos­ciences. Avec la minia­tu­ri­sa­tion et la conver­gence des tech­no­lo­gies, le pou­voir se dote des outils de la contrainte indi­vi­duelle. Les accros à la tech­no connaissent, dans leur aban­don aux sons élec­tro­niques, un avant-goût de cette pos­ses­sion tech­no­lo­gique. Ils sont d’ailleurs for­mels : cette ivresse-là demande à être renou­ve­lée le plus sou­vent pos­sible. Comme ces rats de labo­ra­toire équi­pés d’électrodes dans le cer­veau, qui s’envoient à en mou­rir des impul­sions élec­triques dans les zones neu­ro­lo­giques du plai­sir. “Tu pro­fites de chaque pul­sa­tion, chaque vibra­tion de cette musique, explique Isa, habi­tuée des soi­rées pari­siennes. Tu oublies ton bou­lot, tes fac­tures, tes embrouilles… Et là, tu profi­tes vrai­ment de la vie.” Mer­ci au mur du son qui isole du monde réel, et qui délivre de cette pesante néces­si­té de pen­ser, de vou­loir, d’agir en êtres cons­cients. Il existe diverses façons de s’abrutir. Pas­ser trois heures trente chaque jour devant la télé, boire sans soif, cou­rir les centres com­mer­ciaux le same­di après-midi sont des méthodes trop répan­dues, depuis trop long­temps. Les tech­noïdes renou­vèlent et per­fec­tionnent le prin­cipe selon les cri­tères domi­nants du tech­no­ca­pi­ta­lisme : inno­va­tion, per­formance, effi­ca­ci­té. Il faut vivre et s’abêtir avec son temps. Bien sûr, la teuf inquiète les parents, c’est fait pour ça, comme la vitesse au volant, le binge drin­king et toutes les formes actuelles des rites de pas­sage. En plus, elle les refoule dans leur pré­his­toire tech­no­lo­gique. “Contrai­re­ment à nos parents, nous avons gran­di avec les ordi­na­teurs, les jeux vidéo ont per­mis de nous ber­cer dans cette mou­vance ‘élec­tro’. C’est pour ça que cette musique fait peur à nos parents, et qu’elle nous apaise, nous rend joyeux et nous ras­sure.” Quant aux tren­te­naires, nom­breux à fré­quen­ter les raves et les clubs tech­no, ils cultivent leur “adu­les­cence” à coup de déci­bels, d’esthétique man­ga (comme dans Inter­stel­la 5555, le film réa­li­sé par Daft Punk avec l’auteur du des­sin ani­mé japo­nais Alba­tor) et de sur­en­chère fes­tive. L’époque est à l’infantilisme — un moteur pour la consom­ma­tion de masse — et la tech­no, avec son culte de l’extrême, lui four­nit un ter­rain de jeu formidable.

L’exutoire, ce dis­po­si­tif qui sert à éva­cuer le trop-plein, per­met aux adeptes de la tech­no d’oblitérer l’anomie d’une vie machi­nale. La rave, c’est le défou­loir bru­tal de la jeu­nesse urbaine bran­chée. Nom­breuses sont les études qui sou­lignent “la nor­ma­li­té sociale des per­sonnes qui les fré­quentent : jeunes issus des milieux les plus nor­maux, n’étant en rien limi­tés à une caté­go­rie mar­gi­nale de la popu­la­tion, si ce n’est à celle des diplô­més du supé­rieur, fréquen­tant les beaux quar­tiers et les bonnes uni­ver­si­tés”. Confir­ma­tion aux soi­rées de la MC2 ou à la fête “Lost in Bass Hill”. Pas de “jeunes de ban­lieue”, sans doute abon­nés au rap et au “R’n’B”, mais, aux côtés de quelques éga­rés des free par­ties en treillis mili­taires et capuches noires, des étu­diants poly­glottes ins­crits à la fac de Gre­noble, des jeunes actifs chics, des “lutins” urbains vêtus de larges pan­ta­lons de cou­leur et de vestes à capuche pointue.

Si les raves consti­tuent pour eux une rup­ture, une inter­rup­tion du rythme du tra­vail et des “contraintes de la socié­té moderne”, ce n’est certes pas pour contes­ter ceux-ci, mais pour les rendre accep­tables la semaine durant. Ces contraintes de la socié­té moderne, qui ne sont autres que celles de la machine — vitesse, effi­ca­ci­té, ratio­na­li­sa­tion, ato­mi­sa­tion, tech­ni­fi­ca­tion — sont on ne peut mieux sym­bo­li­sées par le bruit qui puise des enceintes. Imi­tant la “trépi­dation de notre vie quo­ti­dienne en ce qu’elle a de super­fi­ciel et de gênant”, disait Varèse à pro­pos du brui­tisme. Au-delà de l’imitation, la tech­no transfi­gure et esthé­tise cette “tré­pi­da­tion” de la vie des tech­no­poles ; sous les cou­leurs de la “fête”, elle la rend plus que sup­por­table, dési­rable : En assem­blant les sons issus des moyens même de sa dif­fu­sion et de sa repro­duc­tion — mais aus­si de la dif­fu­sion et de la repro­duc­tion de toutes nos acti­vi­tés désor­mais numé­ri­sées — en com­po­sant “les ondes des oscilla­teurs élec­tro­niques, ces flux qui, depuis 1948, circu­lent entre les com­po­sants semi-conduc­teurs des tran­sis­tors”, la tech­no rend audible et dan­sant le flux élec­tro­nique, le moteur du sys­tème tech­ni­cien qui nous gou­verne. Sans doute la tech­ni­fi­ca­tion du monde et de nos acti­vi­tés nous dépos­sède-t-elle tou­jours plus de la maî­trise de notre exis­tence, et la com­pé­ti­tion de tous contre tous au sein de techno­pôles dévouées à la guerre éco­no­mique mon­diale rend-elle nos vies acca­blantes, mais si la tech­no­lo­gie per­met aus­si de s’é­cla­ter, et nous offre les moyens d’oublier ses propres ravages sur nos exis­tences, autant en profiter.

Ce ne sont pas les élèves ingé­nieurs de l’institut poly­tech­nique de Gre­noble, nom­breux dans la nuit de la Bas­tille, qui diraient le contraire. Eux qui se défoulent sous la pluie, ont bien l’intention de contri­buer à l’avènement du nano­monde et de la socié­té de contrainte tech­no­lo­gique, qui leur pro­mettent de si pro­fi­tables car­rières. Lignes de coke et kéta­mine dans les toi­lettes, acides et joints en plein air, mais tout est sous contrôle, entre les vigiles à chiens et la Croix-Rouge qui patrouille, prête à éva­cuer les enva­pés. On se déchire same­di soir, on récu­père dimanche, et lun­di on reprend sa place dans les rangs des petits sol­dats de la guerre éco­no­mique mon­diale. So what ?

[…] La tech­no­lo­gie façonne nos vies, mais aus­si nos villes et le monde, et sans doute les habi­tants de Detroit, la cité de Ford, Chrys­ler et Gene­ral Motors, étaient-ils bien pla­cés pour le savoir.

L’industrie auto­mo­bile mute et Detroit se vide. “Iro­nie du sort, ce furent l’automatisation, l’informa­tisation, le déve­lop­pe­ment de la robo­tique et les avan­cées tech­no­lo­giques de l’industrie qui alimentè­rent l’exode pré­ci­pi­té des emplois ouvriers hors de la ville ‑les mêmes fac­teurs qui pré­pa­re­ront la route pour la tech­no”, écrit le jour­na­liste amé­ri­cain Mike Rubin. Lais­sons le sort tran­quille. Rien n’était plus logique que la nais­sance d’une musique-machine dans un monde pilo­té par des machines — par les machines du pilo­tage glo­bal. C’est aujourd’hui dans les places fortes du capi­ta­lisme high-tech que la tech­no s’épanouit. Peu ou pas de musiques électro­niques dans les pays du tiers monde. C’est du côté du Japon, des dra­gons asia­tiques en plein boom futu­riste et des tech­no­poles occi­den­tales qu’on trouve les clubs en pointe, les Tech­no Parades et autres raves géantes. Sui­vons Miss Kit­tin, la DJette gre­no­bloise en vogue sur la pla­nète élec­tro. Tokyo ? “C’est l’un de mes endroits pré­fé­rés au monde”, confiait-elle au très bran­ché maga­zine japo­nais Metro­po­lis en novembre 2010. The Hacker ou Jaïa, autres mixeurs dau­phi­nois, peuvent témoi­gner de l’accueil extrava­gant des Japo­nais. Pays des robots androïdes, de la tra­ça­bi­li­té des enfants par puces RFID et de la vie numé­rique, “le Japon intègre faci­le­ment les sons élec­tro­niques house et tech­no”. D’autant mieux que ses indus­tries élec­tro­niques, Yama­ha, Roland et autres four­nis­seurs de syn­thé­ti­seurs, ont conçu et ven­du les pre­miers maté­riels des DJ. Par­mi les stars du pays, c’est au DJ tech­no Ken Ishii qu’est reve­nu l’honneur de com­po­ser l’hymne offi­ciel des Jeux olym­piques d’hiver de Naga­no, en 1998. En 2000, le même fai­sait la une de News­week comme sym­bole de la culture japo­naise. Et ces der­niers temps, il tra­vaillait à une appli­ca­tion pour iPhone, pour que vous puis­siez mêler sa musique à vos pho­tos numé­riques. Juste ce qu’il vous fallait.

À part Tokyo, Miss Kit­tin aime aus­si Sin­ga­pour et son fameux club, le Zouk, clas­sé 10e du Top 100 dres­sé par l’influent DJ Mag : une “ins­ti­tu­tion”, assure-t-elle. Où défilent les vedettes mon­diales de la spé­cia­li­té, de Cari Craig à Laurent Gar­nier. Comme le notait le maga­zine amé­ri­cain Wired dès 2003, “ces temps-ci, Sin­ga­pour est une plate-forme artis­tique et créa­tive, spé­cia­le­ment pour les arts numériques”.

Sin­ga­pour n’est pas qu’un ren­dez-vous pour allu­més du dance floor. C’est aus­si un modèle de techno­pole per­for­mante. Une cité-four­mi­lière qui opti­mise toute exis­tence, où cha­cun est connec­té en perma­nence au centre de pilo­tage, via les mou­chards élec­tro­niques RFID implan­tés dans son véhi­cule — deux ou quatre roues —, dans sa carte à puce sans contact pour métro et bus, dans son porte-mon­naie élec­tro­nique, et via les sys­tèmes de contrôle d’accès bio­mé­triques géné­ra­li­sés. Une cité-État, qui dévelop­pe en 1983 un pro­gramme scien­ti­fique d’eugénisme pour aug­men­ter le niveau socio-éco­no­mique de ses habi­tants, et qui affiche le plus grand pour­cen­tage au monde d’exécutions de condam­nés à mort par rap­port à sa popu­la­tion. Un labo­ra­toire de la vie hors-sol, que le maire de Gre­noble, Michel Des­tot, imite­rait volon­tiers : “Je regarde atten­ti­ve­ment l’expérience de Sin­ga­pour qui a réus­si le mariage entre dévelop­pement et amé­na­ge­ment urbain avec un réseau de trans­port en com­mun très per­for­mant.” Bref, la réfé­rence en matière de “ville intel­li­gente”, dont les flux cyber­con­trô­lés ne connaissent ni entraves ni impré­vus, et dont la ges­tion des mobi­li­tés grâce aux “auto­routes de l’information” fait rêver tous les déci­deurs de la planète.

De Gre­noble à Sin­ga­pour en pas­sant par toutes les tech­no­poles du monde, la tech­no par­ti­cipe du pay­sage sonore glo­bal. Per­çue comme mar­gi­nale à ses débuts — et tem­po­rai­re­ment mar­gi­na­li­sée par la répres­sion poli­cière contre les free par­ties — elle imprègne désor­mais tous les sec­teurs de la vie cultu­relle et mar­chande. Sans doute la pre­mière vague s’est-elle reti­rée, comme le déplorent cer­tains pion­niers, mais elle a lais­sé son empreinte sur la bande-son de l’époque, lui four­nis­sant l’esthétique adap­tée à son pro­jet de monde. Du ciné­ma à la publi­ci­té, en pas­sant par les jeux vidéo, les géné­riques d’émissions télé et radio et les son­ne­ries de télé­phones por­tables, plus besoin d’être un teu­fer pour bai­gner dans la musique élec­tro­nique. Plus encore, les pro­cé­dés, les outils, les codes de la tech­no sont adop­tés par l’essentiel des musiques popu­laires. Samples, mix, timbres syn­thé­tiques colorent aus­si bien le rock, la chan­son, le jazz ou la pop que cer­taines musiques “tra­di­tion­nelles”. Quelle musique pro­duite aujour­d’hui n’est pas électronique ? […] 

Dans le monde glo­ba­li­sé, l’uniformisation des condi­tions de vie par la tech­no­lo­gie trouve son écho sonore dans la techno-musique. »

Pour cou­ron­ner le tout, note encore PMO, outre les nom­breux impacts envi­ron­ne­men­taux délé­tères qu’implique la fabri­ca­tion des appa­reils per­met­tant de jouer et de dif­fu­ser les musiques élec­tro­niques comme la tech­no — sachant qu’à l’instar de tous les autres appa­reils issus du sys­tème indus­triel, ce ne sont pas une ou deux indus­tries qui sont requises pour les pro­duire, mais le sys­tème indus­triel tout entier —, lorsqu’organisées en exté­rieur, dans des zones de nature, les fêtes tech­no, raves et autres free par­ties pro­voquent d’importants dégâts :

« Après le fes­ti­val Hadra 2006, à Chorges dans les Hautes-Alpes, “sur les 60 espèces qui fré­quen­taient le site, la moi­tié seule­ment est reve­nue dans la fou­lée”, a consta­té la Fédé­ra­tion Rhône-Alpes des asso­ciations de pro­tec­tion de la nature. »

Un article de France bleu en date du 27 juillet 2021 rap­por­tait, lui, qu’après « les rave-par­ties de ces der­nières semaines orga­ni­sées en Bre­tagne, et notam­ment dans les Monts d’Ar­rée, dans le Finis­tère, deux orga­ni­sa­tions de pro­tec­tion de la nature [le Parc régio­nal natu­rel d’Ar­mo­rique et l’as­so­cia­tion Bre­tagne Vivante] s’in­quiètent ce mar­di de leurs consé­quences sur la bio­di­ver­si­té. […] Pour ces deux orga­ni­sa­tions, ces rave-par­ties ont “un impact direct sur la bio­di­ver­si­té ». “Les sui­vis minu­tieux menés par les natu­ra­listes, par exemple, mettent en évi­dence des échecs de la nidi­fi­ca­tion après ces évé­ne­ments. Il s’agit d’un indi­ca­teur par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­teur de dégâts non négli­geable tou­chant une faune plus dis­crète », expliquent le Parc régio­nal natu­rel d’Ar­mo­rique et Bre­tagne Vivante dans un communiqué. »

Com­mu­ni­qué dans lequel ils pré­ci­saient que « la rave-par­ty de Loquef­fret a direc­te­ment per­tur­bé des couples de busards cen­drés et de busards Saint-Mar­tin. Celle de Bren­ni­lis était très proche d’un des 20 der­niers couples de cour­lis cen­dré de Bre­tagne. Celle de Bras­parts était très proche des sources du Rivoal ou niche un couple de busards Saint-Mar­tin et un couple de busards cendrés. »

III.

L’es­sen­tiel devrait être évident. She­pard, encore : « Les arts par­ti­ci­pa­tifs qui ryth­maient jadis la vie de tous les jours sont entrés dans le domaine du spec­tacle, où la plu­part d’entre nous tiennent le rôle de spec­ta­teur. » D’ailleurs, la poli­tique, si l’on peut se per­mettre de la ran­ger dans cette caté­go­rie, figure elle aus­si par­mi ces « arts par­ti­ci­pa­tifs qui ryth­maient jadis la vie de tous les jours » et qui « sont entrés dans le domaine du spec­tacle, où la plu­part d’entre nous tiennent le rôle de spec­ta­teur ». C’est de la vie tout entière que nous avons gra­duel­le­ment été dépos­sé­dés en pas­sant du chant de la nature à la musique des machines.

Nico­las Casaux


  1. Mari­na Rose­man, « The Social Struc­ture of Sound : The Temiar of Penin­su­lar Malay­sia » [La struc­ture sociale du son : les Temiar de la pénin­sule malaise], dans Sym­po­sium of Com­pa­ra­tive Musi­co­lo­gy, Pro­cee­dings of the Socie­ty for Eth­no­mu­si­ca­li­ty, 29e ren­contre annuelle, Uni­ver­si­té de Cali­for­nie, Los Angeles, 18–21 octobre 1984, p. 414–415.
  2. Ibi­dem.
  3. David H. Law­rence, Le Ser­pent à plumes, Paris, Édi­tions du Rocher, 2009.
  4. « Du plai­sir d’être ensemble à la fusion impos­sible », Sté­phane Ham­part­zou­mian, in La Fête tech­no, tout seul et tous ensemble.

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