Célébrée dans tous les médias de masse (du Point au Monde, en passant par Télérama, Atlantico, GoodPlanet, Ouest–France, Challenges, L’Express, etc.), la BD Le Monde sans fin, conjointement réalisée par Christophe Blain et l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici — idole d’une nouvelle génération d’écologistes déterminés à assurer l’avenir de la civilisation industrielle —, s’avère sans surprise un tissu d’imbécilités et de mensonges, y compris par omission, une propagande nucléariste en faveur d’une soumission renouvelable.
D’abord, on remarque une occultation systématique de l’histoire politique de l’humanité. « On » était chasseurs-cueilleurs puis « on » est passé à l’agriculture parce qu’« on » en avait envie, puis « on » a construit des villes (« dans tous les pays du monde, les villes ont été construites »), puis « on » a décidé d’édifier la civilisation industrielle (un « tu » est apparemment derrière l’affaire, sans doute la main du destin : « tu vides les campagnes et tu mets les gens là où il est plus efficace d’échanger le produit des machines »). Le recours aux énergies fossiles, loin d’avoir été une colossale erreur encouragée par des individus peu scrupuleux avides de profits, « était un choix logique à l’époque ». Pour quoi ? Pour qui ? L’ingénieur ne comprend pas la question.
Exit toute la conflictualité, les rapports de force, toutes les oppressions, exploitations et dominations sociales. Le sujet du développement historique est une humanité prise en bloc et réduite à un « on » ou un « nous » (« ça fait 200 ans que nous passons notre temps à remplacer les énergies renouvelables par des fossiles »). Soit à la volonté des vainqueurs, aux aspirations des dominants. Dans le monde de Jancovici, les choses sont simples : « l’énergie a fait croître la population, et chacun veut profiter des bienfaits de l’énergie » ; « et nos désirs sont sans limites. » ; « nous sommes des animaux opportunistes et accumulatifs. » ; « c’est à cause de notre striatum. » (La fameuse reductio ad cerebrum[1]).
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Nous en serions en quelque sorte arrivés à la civilisation industrielle contemporaine par la force des choses, au fil d’un développement historique linéaire parfaitement logique, sans doute inévitable. Et parfaitement faux : la civilisation industrielle contemporaine résulte d’une longue histoire de guerres, d’ethnocides, de génocides, de colonisations, d’asservissements, etc., d’innumérables antagonismes, dissensions, divergences. Elle n’est certainement pas le fruit d’un désir consensuel ou de la libre volonté de tous les humains ou d’un développement biophysique inéluctable — c’est-à-dire du destin ou de la fatalité.
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Par ailleurs, si les auteurs nous rappellent les impacts matériels de la production des objets du quotidien dans la société industrielle, par la suite, tous les problèmes des temps présents réduits à une nécessité de diminuer les émissions de gaz à effet de serre pour endiguer le réchauffement climatique.
Mais par la suite, exit la réalité des nombreuses manières dont l’écosphère est en train d’être détruite. Aucun questionnement sur l’usage de l’énergie, qui sert à alimenter des machines, engins ou appareils qu’il faut eux-mêmes produire, dont la production induit nombre d’effets sociaux et écologiques — tout ça on s’en fout, l’important est uniquement de parvenir à produire de l’énergie de manière durable et décarbonée. C’est-à-dire de soutenir le développement du nucléaire. Une bande va même jusqu’à exprimer le dilemme suivant : soit on accepte le nucléaire, soit c’est la destruction du monde.
Ainsi que le montre la bande ci-dessus, la radioluminescence nous est présentée comme un truc cool, avec le grand mage Jancovici brillant façon vert radioluminescent (les Radium Girls tiennent à faire remarquer à Jancovici qu’il peut aller au diable).
Les déchets nucléaires sont tranquillement assimilés au caca humain.
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Immanquablement, afin d’associer l’idée d’en finir avec la civilisation industrielle à une chose terrifiante, Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici colportent les mensonges habituels de l’idéologie du Progrès : sans la civilisation industrielle et ses machines, les humains « s’entretueraient ». Notre espérance de vie retomberait à 30 ans (on trouve littéralement une vignette dans laquelle un personnage du passé s’estime heureux d’avoir dépassé 30 ans). Grâce aux machines et à la civilisation, « on » voyage et se déplace plus qu’« avant » ; on travaille moins (on a plus de temps libre). Difficile de faire plus faux.
En réalité, la longévité humaine moyenne dépasse les 60 ans depuis des (dizaines de) milliers d’années[2]. Nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs se déplaçaient — voyageaient — sans doute bien plus que le civilisé moyen contemporain[3]. Ils travaillaient bien moins[4], et étaient bien plus libres[5].
D’ailleurs, deux bandes de la BD de Blain et Jancovici effleurent une réflexion importante, cruciale même, sur le lien entre développement technologique et asservissement.
Malheureusement, l’examen de ce problème est immédiatement avorté et l’on passe à autre chose. De même que la politique, l’anthropologie n’est pas le domaine de l’ingénieur.
Outre la propagande de l’idéologie du Progrès, nos deux compères répandent celle de la domination étatique. Une partie de l’État, c’est nous, donc la production et la consommation, c’est nous. Nous sommes tous également responsables du désastre ambiant. Là encore, de grossiers mensonges pour exonérer les riches et les puissants, qui en sont les premiers et principaux responsables. Là encore, il s’agit de passer sous silence la véritable nature — inégalitaire, antidémocratique — de l’État, des pseudodémocraties modernes.
Mais, bien entendu, Christope Blain et Jean-Marc Jancovici ne sont pas Louise Michel et Pierre Kropotkine, ne sont pas du genre à remettre en question les oripeaux « démocratiques » de l’État (français ou non), à nous rappeler que :
« Ceux que l’on qualifie de “pères fondateurs” des “démocraties” modernes aux États-Unis et en France, mais aussi au Canada et ailleurs, n’ont jamais prétendu fonder une démocratie. Bien au contraire, ils étaient ouvertement et farouchement antidémocrates, car ils ne voulaient pas que le peuple puisse se gouverner directement. Ils étaient en faveur d’une “république”, terme par lequel ils désignaient un régime dans lequel le pouvoir législatif se trouve entre les mains des parlementaires auxquels le pouvoir exécutif — le gouvernement — doit rendre des comptes et, très souvent, demander d’approuver le budget et le choix des ministres. Leur modèle n’était pas Athènes, mais bien Rome, avec son sénat, ses élections et l’absence d’assemblées populaires. À Rome, déjà, Quintus Cicéron expliquait aux candidats, dans son Petit manuel de campagne électorale, que l’électorat préfère “un mensonge de ta part plutôt qu’un refus” et que “ce qui est indispensable, c’est de connaître le nom des électeurs, de savoir les flatter, d’être assidu auprès d’eux, de se montrer généreux, de soigner sa réputation et de susciter, pour la manière dont on conduira les affaires de l’État, de vifs espoirs”. Le parlementarisme s’inscrit donc dans une vieille tradition de l’Antiquité, mais qui n’a rien à voir avec Athènes et sa démocratie (directe). La caste parlementaire ne commencera à se prétendre “démocrate” et à utiliser le mot “démocratie” pour parler de l’État que deux générations après la fondation des États-Unis d’Amérique ou de la première Révolution française, et aussi tardivement que vers 1917 au Canada. Cette nouvelle terminologie ne s’est accompagnée d’aucun changement institutionnel venant renforcer la capacité du peuple de participer directement à la politique. Il s’agissait avant tout d’une stratégie de marketing politique en période électorale : se dire démocrate permettait de séduire les foules et de se présenter comme un vrai défenseur des intérêts du peuple[6]. »
& effectivement, la plupart des institutions qui constituent aujourd’hui l’État français sont héritées de la dictature bonapartiste, voire de régimes d’époques antérieures que personne n’oserait prétendre démocratiques[7]. Affirmer que l’État c’est nous et que nous sommes toutes et tous responsables de la catastrophe sociale et écologique en cours, c’est donc encore se faire le porte-voix des mensonges des puissants, de la classe dominante.
In fine, la « décroissance » que promeut Jean-Marc Jancovici est une imbécilité doublée d’une impossibilité. Loin d’encourager la seule chose pouvant à la fois résoudre les inégalités sociales et le désastre écologique, à savoir la sortie de la société industrielle, la désindustrialisation du monde, le démantèlement de l’État et du capitalisme, l’ingénieur nucléariste prétend qu’une civilisation techno-industrielle durable est possible, mais dans laquelle on consommerait tous moins, notre consommation de viande serait rationnée, nos logements mieux isolés, nos voitures, vélos et bus électriques, notre éclairage basse consommation, nos appareils plus performants, etc. (et tout le tralala de la durabilité techno-industrielle).
Jancovici est pourtant conscient, et c’est exposé dans la BD, qu’aucune production industrielle (d’énergie, de marchandises, d’objets) n’est écologique, que le nucléaire implique lui aussi — même si dans une moindre mesure — des dégradations environnementales et génère des pollutions. Néanmoins, il prend le parti de défendre l’idée d’une civilisation techno-industrielle soutenable. En effet, le nucléaire, selon Jancovici, « nous permettra de conserver une partie, et une partie seulement, de ce que nous avons aujourd’hui ». De perpétuer — pour encore quelque temps — l’existence d’une civilisation industrielle basse consommation, donc, et avec elle des inégalités, injustices, sociales et sexuelles — le patriarcat — et des ravages écologiques qu’elle implique.
Une des seules choses pertinentes que Blain et Jancovici suggèrent, c’est la relocalisation de la production de nourriture. Effectivement, l’autonomie alimentaire est tout à fait souhaitable. Mais elle doit aller de pair avec une autonomie politique, énergétique, technique. Une autonomie complète.
Or, comme le note le philosophe Aurélien Berlan dans un récent ouvrage que nous ne saurions trop vivement vous recommander, et auquel nous vous renvoyons pour une analyse plus complète de l’iniquité et de l’insoutenabilité du capitalisme industriel, « pour renouer massivement avec l’autonomie, il va falloir des luttes d’ampleur, notamment autour du foncier : reprendre la terre aux machines (industrielles, étatiques, technoscientifiques, etc.) qui la détruisent […] et la rendre aux humains qui veulent vraiment changer de mode de vie[8] ».
Nicolas Casaux
- Voir : https://aoc.media/opinion/2021/04/08/le-biais-bronner-ou-la-reductio-ad-cerebrum/ ↑
- « Les chasseurs-cueilleurs bénéficiaient de vies longues et saines » : https://www.partage-le.com/2016/03/21/les-chasseurs-cueilleurs-beneficiaient-de-vies-longues-et-saines-rewild/ ↑
- Dans leur livre Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, par ailleurs très problématique, David Graeber et David Wengrow rappellent justement que déjà, au Paléolithique supérieur, « hommes et femmes pouvaient voyager sur de très longues distances à divers moments de leur vie », qu’il y a encore « quelques siècles, certaines formes d’organisation régionale se déployaient sur des milliers de kilomètres », et remarquent :« […] nous pensons généralement que le progrès technologique tend à contracter le monde. Sur le plan purement physique, c’est évidemment le cas : il est indéniable que la domestication des chevaux et le perfectionnement continu des techniques de navigation, pour ne prendre que ces deux exemples, ont grandement facilité les déplacements. Mais l’augmentation numérique des populations humaines semble avoir eu l’effet inverse. Plus l’histoire avance, moins on voit d’êtres humains entreprendre de grands voyages ou partir vivre très loin de chez eux. Observé sur le temps long, le rayon de déploiement des relations sociales se rétrécit bien plus qu’il ne s’étend. » ↑
- Cf., par exemple, le dernier ouvrage de l’anthropologue James Suzman, Travailler. La grande affaire de l’humanité, dans lequel il rappelle que contrairement à ce que l’on croyait jusqu’au milieu du XXe siècle, les chasseurs-cueilleurs travaillent et travaillaient bien moins que le civilisé moyen d’aujourd’hui. Il rapporte, entre autres, les découvertes de l’anthropologue Richard B. Lee :« Dix-huit mois après son arrivée au Kalahari, Lee rassembla ses carnets de notes et leva le camp. Une fois rentré aux États-Unis, il présenta les résultats de ses recherches lors d’un congrès intitulé “Man the Hunter” [L’Homme ce chasseur], qu’il organisa en avril 1966 avec son collègue DeVore à l’université de Chicago. L’information s’étant répandue que de nouvelles idées surprenantes seraient dévoilées lors de cette conférence, quelques grands noms de l’anthropologie, dont Claude Lévi-Strauss, traversèrent l’Atlantique pour y assister.Les révélations de Lee donnèrent le ton à ce qui allait devenir l’un des congrès les plus remarqués de l’histoire de l’anthropologie moderne. Dans une présentation désormais célèbre, Lee révéla comment les Ju/’hoansi l’avaient persuadé que, contrairement aux idées reçues, “la vie dans un état de nature n’est pas nécessairement désagréable, brutale et courte”.Lee expliqua à son auditoire qu’en dépit du fait qu’il avait mené ses recherches pendant une sécheresse si sévère que la plupart des populations rurales du Botswana survivaient grâce à une aide alimentaire d’urgence, les Ju/’hoansi n’avaient pas eu besoin d’aide extérieure et se nourrissaient facilement des végétaux sauvages qu’ils ramassaient et du produit de leur chasse. Chaque individu du groupe qu’il avait suivi consommait en moyenne 2 140 calories par jour, un chiffre supérieur de près de 10 % à la consommation quotidienne recommandée pour des personnes de leur stature. Plus remarquable encore, les Ju/’hoansi se procuraient toute la nourriture dont ils avaient besoin grâce à “un modeste effort” — si modeste, en fait, qu’ils avaient beaucoup plus de “temps libre” que des personnes travaillant à plein temps dans le monde industrialisé. Notant que les enfants et les personnes âgées dépendaient des autres pour leurs ressources, Lee avait calculé que les adultes économiquement actifs consacraient en moyenne un peu plus de dix-sept heures par semaine à la quête de nourriture, et vingt heures supplémentaires à d’autres tâches comme la préparation de la nourriture, le ramassage du bois, la construction d’abris et la fabrication ou la réparation d’outils – ce qui correspondait à moins de la moitié du temps que les Américains consacrent à leur emploi, au transport pour s’y rendre et à leurs tâches domestiques. » ↑
- Là encore, la lecture de n’importe quel ouvrage d’anthropologie des chasseurs-cueilleurs devrait permettre de le réaliser. Les livres mentionnés dans les notes précédentes, celui de Suzman comme celui de Graeber et Wengrow, en parlent. Graeber et Wengrow évoquent nombre de réactions de civilisés face au mode de vie des « sauvages » du Nouveau Monde. Voici par exemple ce qu’écrivait en 1642 à propos des Montagnais-Naskapis le missionnaire jésuite Le Jeune, supérieur provincial pour le Canada dans les années 1630 :« Ils s’imaginent que par droit de naissance ils doivent jouir de la liberté des ânons sauvages, ne rendant aucune subjection à qui que ce soit, sinon quand il leur plaît. Ils m’ont reproché cent fois que nous craignons nos capitaines, mais pour eux qu’ils se moquaient et se gaussaient des leurs ; toute l’autorité de leur chef est au bout de ses lèvres ; il est aussi puissant qu’il est éloquent, et quand il s’est tué de parler et de haranguer, il ne sera pas obéi s’il ne plaît aux sauvages. » ↑
- Francis Dupuis-Déri, Nous n’irons plus aux urnes, Lux, 2019. ↑
- Voir : https://www.partage-le.com/2018/08/01/de-la-royaute-aux-democraties-modernes-un-continuum-antidemocratique-par-nicolas-casaux/ ↑
- Aurélien Berlan, Terre et Liberté, éditions La Lenteur, 2021.↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage