Doux plaisir des modernes que de se croire supérieurs en tous points à leurs ancêtres. Plus beaux, plus libres, plus braves, plus intelligents, se disent-ils. Peut-être Nature opère-t-elle de façon à affiner l’espèce, à la dégrossir de ses défauts et traits futiles ; mais le rythme de l’évolution est bien trop lent pour que nous autres – modernes – puissions réellement nous considérer comme différents de nos ancêtres. Telle est la subtile ironie de notre condition : assez mûrs pour considérer l’histoire avec dédain, mais trop jeunes pour un changement de nature. Malgré les fantasmes des technolâtres, l’évolution technologique des deux derniers siècles n’a pas permis d’accélérer le rythme évolutif, de faire de nous des êtres aux besoins radicalement différents de ceux qui nous précédèrent. Les modifications des conditions d’existence orchestrées par le système techno-industriel ont à coup sûr produit leurs effets sur la psyché humaine – et quels effets ! Troubles anxieux, déréalisation, isolement, dépression, suicide, asociabilité, incapacité à supporter le silence, etc. La liste est longue des stigmates de l’adaptation au règne technologique. Sur le plan mental, le résultat est sans appel : liberté où te caches-tu ?
Précisons d’emblée que la liberté dont il est ici question n’est pas circonscrite légalement ni plurielle. La liberté est affaire de vie ou de mort : elle est la capacité – individuelle et communautaire – à accomplir notre processus de pouvoir, ce besoin vital qui nous habite et qui, dans les conditions d’une vie naturelle, nous pousserait à chasser, cueillir, attaquer, protéger, contempler les étoiles, nous accomplir individuellement pour un jour quitter la vie en toute sérénité. Faute de pouvoir abandonner sa nature d’animal grégaire, l’humain contraint de s’adapter aux bouleversements de son monde (destruction de son milieu, impossibilité d’exercer concrètement la liberté) se voit proposer deux voies : le suicide ou l’aliénation technologique.
Deux auteurs peuvent nous éclairer sur la qualité de vie de nos ancêtres moyenâgeux : Alexis de Tocqueville et Pierre Kropotkine.
Kropotkine, dans le chapitre intitulé « L’entraide dans la cité du Moyen Âge » de son livre L’Entraide, Un facteur de l’évolution (1902), décrit avec précision comment se manifestait la liberté dans la cité du Moyen Âge, dont le modèle type de la cité fortifiée apparut après les invasions des Normands, Arabes et Huns aux IXème et Xème siècles – en réaction à la faible utilité défensive des scholae militaires.
« Les communeux comprirent qu’ils pouvaient dorénavant résister aux empiétements de leurs ennemis intérieurs, les seigneurs, aussi bien qu’aux invasions des étrangers. Une nouvelle vie de liberté commença à se développer dans ces enceintes fortifiées. La cité du Moyen Âge était née. » (p. 218 de l’édition EcoSociété).
« Les guildes répondaient à un besoin profond de la nature humaine, et elles réunissaient toutes les attributions que l’État s’appropria plus tard par sa bureaucratie et sa police. Elles étaient plus que cela, puisqu’elles représentaient des associations pour l’appui mutuel en toutes circonstances et pour tous les accidents de la vie, “par action et conseil” ; c’étaient aussi des organisations pour le maintien de la justice, différentes en ceci de l’État qu’en toutes occasions intervenait un élément humain, fraternel, au lieu de l’élément formaliste qui est la caractéristique essentielle de l’intervention de l’État. » (p. 230)
Dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Tocqueville s’attèle à détruire l’image d’Épinal d’un Moyen Âge tout fait de servitude et d’oppression, tout en relevant que la monarchie en voie de se rendre absolue prépara activement le triomphe de l’individualisme libéral – celui-ci ayant ensuite provoqué la chute de celle-là via la Révolution française. Au Moyen Âge,
« les habitants de chaque village ont formé une communauté distincte du seigneur. Celui-ci s’en servait, la surveillait, la gouvernait ; mais elle possédait en commun certains biens dont elle avait la propriété propre ; elle élisait ses chefs, elle s’administrait elle-même démocratiquement » (Livre II – Chap. 3).
Figurons-nous un pays composé de nombreuses cités, toutes dotées du droit d’autojuridiction, également autonomes en matière d’impôt, subdivisées en corporations, si peu redevables au monarque qu’il aura toujours fallu que ce dernier s’impose par la force ou la ruse pour que s’accroisse le territoire français. En voici un exemple : la ville de Lyon fut rattachée au royaume de France en 1312, par le Traité de Vienne. En 1292, Philippe le Bel nomma un officier royal pour assurer la protection du peuple de Lyon, dont l’autorité fut refusée en 1310 par l’archevêque Pierre de Savoie, qui assurait alors la juridiction temporelle de la cité. Face à ce refus, le Bel envoya son fils – le futur Louis X – assiéger la ville avec son armée. Trois mois plus tard, la ville capitula, et l’archevêque prisonnier dans son château consentit à transférer ses droits civils et judiciaires à la couronne. Que l’on ne se voile pas la face, la France fut aussi conquise par voie de guerre et de siège (même si les épousailles, l’achat, l’échange de terres, le chantage – entre autres – ne furent pas en reste). Ainsi que le formulait Proudhon : « La nation française se compose d’au moins vingt nations différentes… Le Français est un être de convention. » Mais revenons-en à Tocqueville, assez doué lorsqu’il s’agit d’établir la liste des libertés perdues (notamment de la liberté municipale) et de tracer le type psychologique du peuple français.
« Les élections ne furent abolies généralement pour la première fois qu’en 1692. Les fonctions municipales furent alors mises en offices, c’est-à-dire que le roi vendit, dans chaque ville à quelques habitants, le droit de gouverner perpétuellement tous les autres. ». Citant le chroniqueur Philippe de Commynes : « Charles VII, qui gagnera ce point d’imposer la taille à son plaisir, sans le consentement des états, chargea fort son âme et celle de ses successeurs, et fit à son royaume une plaie qui longtemps saignera. »
Et Tocqueville de reprendre quelques pages plus loin :
« On peut affirmer qu’aucune de ces institutions détestables n’aurait pu subsister vingt ans, s’il avait été permis de les discuter […]. Les rares états généraux des derniers siècles ne cessèrent de réclamer contre elles. On voit à plusieurs reprises ces assemblées indiquer comme l’origine de tous les abus “le droit de s’enrichir de la substance du peuple sans le consentement et la délibération des trois états”. » (Livre II – Chap. 10)
Concernant le type psychologique d’avant la conquête monarchique :
« Nos pères n’avaient pas le mot d’individualisme, que nous avons forgé pour notre usage, parce que de leur temps, il n’y avait pas en effet d’individu qui n’appartint pas à un groupe et qui put se considérer absolument seul ; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte d’individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connaissons. » (Livre II – Chap. 9)
En somme, le goût de l’autonomie infusait dans toutes les strates de la société médiévale sans se réduire à une simple volonté de représentation politique. Comme explication de ce goût de la liberté et de l’honneur, Tocqueville avance notamment que la présence d’une noblesse d’épée et non de robe, au contact direct du reste de la population, rendait le moindre serf familier des notions d’honneur et d’autonomie. Peut-être était-il plus simple d’accepter une condition servile lorsque l’on savait son seigneur obligé de nous défendre au péril de sa propre vie. Aussi, le mouvement centralisateur et l’abaissement de la noblesse par le monarque firent un excellent terreau pour la propagation des idées abstraites des Lumières, un peuple sans corps et sans âme étant bien plus réceptif à une conception abstraite de la liberté – faute de pouvoir la pratiquer quotidiennement.
Bien avant le recul des libertés, le XIIème siècle fut le siècle de l’émancipation. Chaque cité, chaque commune, possédait sa propre souveraineté judiciaire et administrative. En somme, chaque communauté d’alors existait et s’organisait à sa façon, sans que son droit n’émane d’autre chose que d’elle-même. Telle est l’anarchie médiévale : l’existence d’infinies variations dans le rapport à l’existence commune. Ainsi que l’écrivait Kropotkine :
« Les chartes des communes du Moyen Âge, comme le fait observer un historien, offrent la même variété que l’architecture gothique des églises et des cathédrales. On y trouve la même idée dominante, la cathédrale symbolisant l’union des paroisses et des guildes dans la cité – et la même variété infinie dans la richesse des détails ?
L’autojuridiction était le point essentiel, et autojuridiction signifiait auto-administration. Mais la commune n’était pas simplement une partie « autonome » de l’État – ces mots ambigus n’avaient pas encore été inventés alors – elle était un État en elle-même. Elle avait le droit de guerre et de paix, de fédération et d’alliance avec ses voisins. Elle était souveraine dans ses propres affaires et ne se mêlait pas de celles des autres […]
Le secret de cette apparente anomalie c’est qu’une cité du Moyen Âge n’était pas un État centralisé. […] La cité était généralement divisée en quatre quartiers, ou en cinq, six ou sept sections, rayonnant d’un centre ; chaque quartier ou section correspondait à peu près à un certain métier ou profession qui y dominait, mais contenant cependant des habitants de différentes positions et occupations sociales – nobles, marchands ou même demi-serfs […]. » (p. 233–234)
Si l’on en croit Kropotkine : « La période comprise entre le Xème et le XVIème siècle de notre ère pourrait ainsi être décrite comme un immense effort pour établir l’aide et l’appui mutuels dans de vastes proportions, le principe de fédération et d’association étant appliqué à toutes les manifestations de la vie humaine et à tous les degrés possibles. » Mais en définitive, pouvons-nous en dire autant cinq siècles plus tard ?
Romuald Fadeau
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