L’arabe, une langue ou plusieurs ?

L’arabe, une langue ou plusieurs ?

par Nada Yafi.

En France, la commentatrice d’une chaîne d’info en continu n’hésitait pas à affirmer récemment qu’on ne peut pas parler d’« une » langue arabe, car il y en a plusieurs. Dans les pays arabes eux-mêmes, si certains revendiquent une seule et même langue « du Golfe à l’océan », d’autres exacerbent les différences jusqu’à présenter une image éclatée de la réalité.

Y a-t-il une seule langue arabe ou plusieurs ? Répondre à cette question représente un défi, non seulement en raison des difficultés propres à la définition d’une langue en sociolinguistique, mais aussi parce que tout discours sur la langue arabe de nos jours, notamment en France, prête aussitôt le flanc à la polémique. Dans son intéressant ouvrage sur la sociolinguistique de la langue arabe, Reem Bassiouney indique clairement que tout dépend du point de vue de la personne interrogée. Alors que les locuteurs arabophones reconnaissent une filiation commune entre toutes les « variantes » de la langue arabe, les linguistes — en particulier ceux qui ne sont pas des locuteurs natifs — insistent davantage sur la pluralité des parlers arabes. Outre les liens évidents qu’elle peut entretenir avec l’idéologie, la question reste étroitement tributaire des politiques linguistiques menées dans le monde arabe lui-même. Bassiouney dit à ce propos, non sans humour :

Pour prendre pleinement la mesure de la discussion sur les politiques linguistiques dans le monde arabe, il faudrait avoir recours aux sciences politiques, à la sociologie, à la psychologie, à l’anthropologie, à l’histoire, aussi bien qu’à la sociolinguistique.

Un large spectre linguistique

Loin de prétendre embrasser toutes ces sciences humaines, nous nous contenterons d’un plus modeste examen que nous souhaitons dépassionné, à la lumière des principaux travaux sur le sujet et de notre expérience. Partons d’une constatation, sur laquelle s’accordent à la fois les linguistes et les locuteurs arabophones eux-mêmes : la langue arabe présente un large spectre linguistique dont les deux pôles semblent à première vue distincts : l’arabe littéral, dit fus-ha et le dialecte, âmmiyya ou dârija.

L’arabe dit fus-ha, que nous appellerons aussi arabe standard, est la première langue officielle commune aux 22 pays de la ligue des États arabes. C’est également l’une des six langues officielles de l’ONU et de nombreuses autres organisations internationales ou régionales. Elle garde la trace du patrimoine culturel classique, à savoir le texte sacré du Coran, mais aussi de la littérature médiévale, considérée comme la plus prestigieuse. Elle a toutefois été simplifiée et modernisée du temps de la Nahda pour les besoins de la communication. On a pu dire notamment que la presse arabe était fille de la Nahda. Cette langue est interétatique, transnationale, multicontinentale.

L’arabe dialectal, appelé âmmiyya ou dârija est quant à lui rattaché à un territoire. Il y aurait ainsi autant de dialectes que de pays arabes, mais il est communément admis, en raison de certaines similitudes de syntaxe, de phonèmes et de lexique, de les regrouper en quatre grandes familles recouvrant des ensembles régionaux, selon un critère d’intercompréhension entre locuteurs de ces pays, à savoir : pays du Golfe, Levant, Égypte et Maghreb ; on y ajoute parfois une autre famille, l’irakienne.

Certains dialectes sont aux confins de deux ensembles, comme l’irakien, proche à la fois des dialectes levantins et de ceux du Golfe et le libyen, proche de l’égyptien et du maghrébin.

Cette classification tout à fait empirique présente des avantages, mais n’est pas totalement rigoureuse. D’une part, les dialectes ne s’arrêtent pas aux frontières, et d’autre part il existe au sein d’un même pays des variantes d’un même dialecte.

L’arabe standard n’est donc assimilable à aucun des ensembles dialectaux. Ce découplage entre langue et territoire n’est pas nouveau. La langue arabe a eu, du VIIIe au XVe siècle, un statut de lingua franca (langue véhiculaire) bien au-delà des frontières du monde arabe, en tant que langue de l’administration impériale, mais aussi de la science, de la culture et des échanges, comme en témoignent les innombrables mots d’origine arabe intégrés dans les langues européennes.

Frontières poreuses entre la langue standard et les dialectes

Récapitulons donc : la variante standard est toujours celle de la sphère publique, pratiquée principalement à l’écrit, et présente un aspect plutôt solennel. Les variantes dialectales appartiennent plutôt à la sphère privée, sont pratiquées à l’oral, et sont intimement rattachées à un territoire, voire à un terroir.

Cette catégorisation pêche toutefois par sa simplicité excessive. Premièrement, il y a plusieurs états intermédiaires entre les deux pôles de la langue arabe. Les termes de « diglossie », « triglossie » voire « pluriglossie » semblent aujourd’hui datés, et cèdent de plus en plus la place dans l’analyse des linguistes à la notion de « continuum linguistique »]. Entre ces différents états intermédiaires, un phénomène de « code-switching » (alternance codique) est observé par les linguistes, c’est-à-dire la propension, chez un locuteur instruit, à basculer naturellement d’un état de langue à un autre : d’une fusha très soutenue proche de l’arabe classique à un arabe standard moderne, dit « arabe médian », ou à un arabe dialectal, en passant par toutes les nuances d’une palette de registres.

Ce « continuum » prend désormais des allures planétaires : si l’arabe standard n’a plus aujourd’hui le même statut de lingua franca que sous l’empire abbasside, l’essor technologique de nos jours lui fournit l’occasion d’une remarquable expansion : un espace virtuel existe désormais, qui traverse les frontières des pays arabes, et agit comme un acteur transnational, comme on a pu le voir lors des printemps arabes[. Il établit des liens non seulement entre arabophones des divers pays, mais aussi entre ceux-là et « l’étranger arabophone » : les États qui cultivent des médias arabophones, d’une part, et de l’autre la diaspora arabe répartie sur tous les continents, régulièrement nourrie par les flux de migration, et dont le contact avec sa culture d’origine passe principalement par les nouveaux médias et le Net.

Ce bouleversement médiatique dont on n’a pas fini de mesurer les effets rend poreuses les frontières entre sphère publique et sphère privée, de même qu’entre écrit et oral, et, de ce fait entre arabe standard et dialectes. Des feuilletons télévisés aux émissions de télé-réalité en passant par les pages et clips personnels omniprésents sur les réseaux sociaux, la réalité virtuelle investit la sphère publique, tandis que le domaine politique, plus formel et solennel, acquiert dans les foyers, à travers les talk-shows audiovisuels et les contenus des nouveaux médias, la familiarité d’un pain quotidien.

La frontière entre oral et écrit n’est pas plus étanche : le dialecte s’écrit de plus en plus à côté de l’arabe standard, qui s’entend désormais et se parle dans l’espace virtuel. À l’instar de nombreux observateurs, l’historien Ahmed Beydoun relève dans son dernier livre sur la langue arabe une coexistence entre toutes les variantes : d’une part une extension récente de l’emploi des dialectes à l’écrit par le biais des courriers électroniques, des SMS de nos portables et surtout des échanges sur réseaux sociaux, et un emploi parallèle de l’arabe standard dans d’autres échanges directs, sur ces mêmes réseaux sociaux. La technologie médiatique ne réduit pas seulement les distances géographiques, elle contracte aussi le temps : le patrimoine classique lui-même revit, et se met à la portée du plus grand nombre, à travers l’essor de textes lus diffusés sur tous les médias (TV satellitaires, YouTube, réseaux sociaux) et la floraison d’applications numériques pour livres audio. Des poèmes intimistes sont chantés en arabe standard, par des chanteuses contemporaines, comme Tania Saleh.

Une langue bien vivante à travers le web

Enfin, comme sur beaucoup d’autres plans, ce ne sont plus les seuls États qui font les politiques linguistiques, même si certains entreprennent des chantiers méritoires, comme le Doha Institute, qui a fait un travail remarquable, notamment sous la présidence de Yasir Suleiman, entre 2015 et 2020 ; ce sont aussi et surtout les flux transnationaux. La langue arabe est portée par eux aujourd’hui. Elle vit en quelque sorte sa propre vie à travers le web, où elle occupe désormais le quatrième rang. Les puristes regretteront qu’un « darwinisme » sauvage puisse l’exposer à un nivellement par le bas et que les aléas d’une traduction massive et précipitée de contenus exprimés dans d’autres langues altèrent son authenticité, ce que l’on désigne par le « génie » propre à toute langue. Il convient surtout de déplorer, dans un monde arabe en crise, la faiblesse des acteurs étatiques en matière de scolarisation, de modernisation de l’enseignement (demeuré souvent archaïque), de soutien à la production du savoir, de même que l’absence d’harmonisation terminologique entre académies.

Il n’en demeure pas moins que l’arabe contemporain, dans le continuum que nous avons évoqué plus haut, montre de nos jours une vigueur remarquable. S’il peut présenter des contours flous qui demandent à être sans cesse redéfinis, il s’agit moins d’un problème que d’une opportunité : c’est le signe que la langue est bien vivante. Son dynamisme naît de cette tension entre le besoin de continuité historique, l’adaptation à la modernité et les nécessités de la communication entre diverses communautés arabophones à travers le monde. Comme le monde arabe dont elle est l’expression, elle est aujourd’hui en pleine évolution, et sans nul doute aussi, révolution.

source : https://orientxxi.info/magazine/
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À propos de l'auteur Réseau International

Site de réflexion et de ré-information.Aujourd’hui nous assistons, à travers le monde, à une émancipation des masses vis à vis de l’information produite par les médias dits “mainstream”, et surtout vis à vis de la communication officielle, l’une et l’autre se confondant le plus souvent. Bien sûr, c’est Internet qui a permis cette émancipation. Mais pas seulement. S’il n’y avait pas eu un certain 11 Septembre, s’il n’y avait pas eu toutes ces guerres qui ont découlé de cet évènement, les choses auraient pu être bien différentes. Quelques jours après le 11 Septembre 2001, Marc-Edouard Nabe avait écrit un livre intitulé : “Une lueur d’espoir”. J’avais aimé ce titre. Il s’agissait bien d’une lueur, comme l’aube d’un jour nouveau. La lumière, progressivement, inexorablement se répandait sur la terre. Peu à peu, l’humanité sort des ténèbres. Nous n’en sommes encore qu’au début, mais cette dynamique semble irréversible. Le monde ne remerciera jamais assez Monsieur Thierry Meyssan pour avoir été à l’origine de la prise de conscience mondiale de la manipulation de l’information sur cet évènement que fut le 11 Septembre. Bien sûr, si ce n’était lui, quelqu’un d’autre l’aurait fait tôt ou tard. Mais l’Histoire est ainsi faite : la rencontre d’un homme et d’un évènement.Cette aube qui point, c’est la naissance de la vérité, en lutte contre le mensonge. Lumière contre ténèbres. J’ai espoir que la vérité triomphera car il n’existe d’ombre que par absence de lumière. L’échange d’informations à travers les blogs et forums permettra d’y parvenir. C’est la raison d’être de ce blog. Je souhaitais apporter ma modeste contribution à cette grande aventure, à travers mes réflexions, mon vécu et les divers échanges personnels que j’ai eu ici ou là. Il se veut sans prétentions, et n’a comme orientation que la recherche de la vérité, si elle existe.Chercher la vérité c’est, bien sûr, lutter contre le mensonge où qu’il se niche, mais c’est surtout une recherche éperdue de Justice.

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