Comme certains savent, j’ai quelques bons amis dans le milieu « antifasciste » ou « antiautoritaire » français. Certains d’entre eux se sont gentiment donné la peine de traduire un texte de Peter Gelderloos dans lequel je suis accusé d’un peu tout, et principalement d’être un affreux « transphobe ». Selon toute probabilité, ce texte, Gelderloos s’est senti obligé de l’écrire après avoir été averti que notre traduction de son livre Comment la non-violence protège l’État parue aux Éditions Libre était le fait d’un infréquentable « transphobe ». Il lui fallait donc s’expliquer. Comment avait-il osé être traduit par un tel personnage ? Qu’allait-il faire ? Demander conseil à Sainte Judith Butler ? Chercher l’absolution au confessionnal de l’Église du transgenrisme ? Oui. C’est ainsi qu’il a rédigé un joli poème à mon égard que vous pouvez lire sur le site Rebellyon.info, et auquel j’ai longuement répondu sur Le Partage (les « antiautoritaires » de Rebellyon n’ont jamais voulu publier ma réponse).
Dans le même temps, certains militants — peut-être les mêmes — , ayant eu vent de ma prétendue « transphobie », se sont mis à m’accuser d’avoir volé la traduction du livre Comment la non-violence protège l’État que l’on trouve en téléchargement libre sur le site mars-infos.org. Est-ce le cas ? Non.
D’abord parce que, si, initialement, je suis bien parti de la traduction de Mars-Infos, c’est avec l’accord d’un de ses principaux auteurs (lequel est d’ailleurs mentionné comme co-traducteur dans la version que nous avons publiée aux Éditions Libre) ! Ensuite, parce que la traduction que nous avons publiée aux Éditions Libre diffère beaucoup du texte proposé sur le site de Mars-Infos. N’importe qui pourrait le vérifier en quelques secondes : il suffit de comparer n’importe quel passage de cette traduction (toujours en téléchargement libre) avec son équivalent dans la mienne pour s’en rendre compte. Mais qui, aujourd’hui, se soucie encore de colporter des ragots, de proférer des accusations sans avoir rien examiné de près ? Manifestement pas les prétendus anarchistes qui l’ont mauvaise à mon encontre (« transphobe ! »), qui se contentent de répéter cette accusation en boucle en se bouchant les oreilles.
Je reprends : si je suis donc parti de la traduction de Mars-Infos, au bout de quelques pages, je me suis rendu compte qu’elle était assez moyenne, entre autres parce qu’il s’y trouve un certain nombre de contresens (une dizaine, sur les quelques pages que j’ai lues). J’ai donc décidé de tout reprendre à partir du livre original. Il en résulte une traduction bien différente de celle que l’on trouve sur le site de Mars-Infos.
Pour que les choses soient bien claires, voici quelques extraits des deux traductions existantes du livre en question, avec, à chaque fois, la version de Mars-Infos [M‑I] en premier, suivie de celle des Éditions Libre [Libre]. Pour commencer, prenons le premier paragraphe du livre :
I.
[M‑I] En août 2004, durant la Convergence Anarchiste d’Amérique du Nord qui avait lieu à Athens dans l’Ohio, je pris part à une table ronde consacrée à débattre les mérites de la non-violence par opposition à la violence. Comme on pouvait s’y attendre, la discussion s’abîma dans un débat improductif et compétitif. J’avais espéré que chaque intervenant se verrait accorder un temps de parole conséquent, de sorte à pouvoir présenter ses idées en profondeur et limiter le risque probable d’un match de tennis consistant à se renvoyer des clichés en guise d’arguments. Mais le modérateur, qui était également un des organisateurs de la conférence et de surcroît un des intervenants dans cette table ronde, refusa cette approche.
[Libre] En août 2004, lors de la Convergence anarchiste nord-américaine, à Athens dans l’Ohio, j’ai participé à une table ronde discutant de la non-violence et de la violence. Comme on pouvait s’y attendre, la discussion tourna au débat improductif et compétitif. J’avais espéré que chaque participant puisse bénéficier du temps nécessaire pour exposer ses idées en profondeur, afin de limiter le risque de se retrouver face à un ping-pong de clichés. Mais l’animateur, qui était aussi l’organisateur de la conférence et, qui plus est, un participant, ne l’entendit pas ainsi.
II.
[M‑I] Dans le cadre de ce qui peut être décrit comme un environnement social stupéfiant, la répétition incessante et le contrôle total de l’information par les grands médias sont beaucoup plus puissants que des arguments solides et bien recherchés soutenus par des faits. J’espère que tou-te‑s les pacifistes comprennent que les médias corporatifs sont au moins autant des agents de l’autorité que le sont la police ou l’armée.
[Libre] Le contrôle quasi total de l’information par les médias de masse rend caduque la tentative de les combattre par des arguments, même solidement étayés de faits. J’ose espérer que tous les pacifistes comprennent que les médias de masse sont des chiens de garde du statu quo, au même titre que la police et l’armée.
III.
[M‑I] La stratégie est le chemin, le plan de jeu pour accomplir l’objectif. C’est la symphonie coordonnée de tous les mouvements qui mèneront à l’échec et mat. Les soit-disant révolutionnaires des États-Unis, et probablement aussi d’ailleurs, sont plus flou-e‑s lorsque l’on en vient aux stratégies. Ils et elles ont une idée grossière de l’objectif et s’impliquent activement dans les tactiques, mais oublient souvent totalement la création et la mise en place de stratégies viables. D’un certain point de vue, les activistes non-violent-e‑s ont un cran d’avance sur les activistes révolutionnaires, puisqu’ils ont souvent des stratégies bien développées pour la poursuite d’objectifs à court-terme. La contrepartie tend à être la totale inexistence d’objectifs à moyen et long terme, probablement parce que les objectifs à court terme et les stratégies des pacifistes les bloquent dans des impasses qui seraient très démoralisantes si on s’en rendait compte.
[Libre] La stratégie constitue la voie à suivre, les règles du jeu qui permettront d’atteindre l’objectif. La symphonie coordonnée de tous les mouvements qui mènent à la victoire. Les aspirants révolutionnaires des États-Unis, et sans doute d’ailleurs, négligent bien trop souvent la question stratégique. Ils ont une idée grossière de l’objectif et s’impliquent activement dans les tactiques, mais ils oublient souvent la création et la mise en place de stratégies viables. D’un certain point de vue, les activistes non violents, dont les stratégies visant à atteindre des objectifs à court terme sont souvent bien rodées, ont un avantage sur les activistes révolutionnaires. D’un autre côté, ils ont tendance à n’avoir aucun objectif à moyen et long terme, sans doute parce que les objectifs à court terme et les stratégies des pacifistes les enferment dans des impasses, qui seraient fort démoralisantes si elles étaient reconnues pour ce qu’elles sont.
En ce qui concerne les contresens, je n’ai malheureusement pas précisément relevé où il se trouvaient tous. Je suis en mesure d’en exposer trois, que j’ai su retrouver, mais il y en a d’autres (celui qui voudrait se lancer dans une comparaison minutieuse de nos deux traductions, à la lumière du livre original, en anglais, les trouverait facilement). En voici un :
[M‑I] Il existe cependant une grande partie de la littérature féministe qui nie les les effets autonomisants (et historiquement importants) de la lutte radicale des femmes et des autres mouvements, offrant à la place un féminisme pacifiste. Les féministes pacifistes pointent le sexisme et le machisme de certains militants des mouvements de libération, chose que nous devrions tou-te‑s reconnaître et traiter comme il se doit. Argumenter contre la non-violence en faveur de la diversité des tactiques ne devrait en aucun cas engendrer une satisfaction à l’égard des stratégies ou des cultures de groupes armés passés (comme par exemple la posture machiste du Weather Underground ou l’antiféminisme des Brigades Rouges). Mais si l’on prend ces critiques au sérieux, on ne devrait pas se priver de remarquer l’hypocrisie des féministes qui dénoncent volontiers les comportements sexistes des activistes utilisant des formes d’action violentes mais les couvrent quand ils sont le fait des pacifistes – par exemple, savoureuse est l’histoire de Gandhi qui enseigna la non-violence à sa femme, sans mentionner les inquiétants aspects patriarcaux de leur relation.
[Libre] Cependant, une partie de la littérature féministe nie les effets émancipateurs (et historiquement importants) de la lutte radicale des femmes et des autres mouvements, promouvant à la place un féminisme pacifiste. Les féministes pacifistes dénoncent le sexisme et le machisme de certaines organisations militantes de libération, ce que nous devons tous admettre et traiter comme il se doit. Critiquer la non-violence en favorisant la diversité des tactiques n’implique pas automatiquement que l’on soutient les stratégies ou les cultures d’anciens groupes militants (comme, par exemple, le Weather Underground et ses postures machistes, ou les Brigades rouges et leur antiféminisme). Mais prendre ces critiques au sérieux ne devrait pas nous empêcher de souligner l’hypocrisie des féministes qui dénoncent volontiers les comportements sexistes des activistes utilisant des formes d’action violentes, mais qui les escamotent quand ils sont le fait de pacifistes — par exemple, en célébrant l’histoire selon laquelle Gandhi aurait appris la non-violence de sa femme, tout en occultant l’aspect particulièrement patriarcal de leur relation.
Un autre :
[M‑I] Les étudiant-e‑s de Kent State ont été choqué-e‑s de façon similaire, alors que le même gouvernement qui avait tué un grand nombre d’entre eux massacrait des millions de personnes en Indochine sans conséquences ou hésitation.
[Libre] De la même manière, les étudiants de l’université d’État de Kent dans l’Ohio, aux États-Unis, ont été choqués de voir que le gouvernement qui avait tué quelques-uns des leurs, tout au plus, massacrait impunément et sans la moindre hésitation des millions d’êtres humains en Indochine.
& un troisième :
[M‑I] Les illusions démocratiques ne peuvent que se faire plus profondes et, au bout du compte, l’éducation ne mènera qu’une poignée de personnes privilégiées à soutenir la révolution. A certains niveaux, les personnes jouissant de privilèges savent déjà ce qu’elles font et où sont leurs intérêts. Des contradictions internes émergeront à mesure que la lutte s’approchera de chez eux et mettra en péril les privilèges sur la base desquels leur vision du monde et leurs expériences de vie se sont construites, menaçant la possibilité d’une révolution confortable et éclairée. Les gens ont besoin de plus que l’éducation pour adhérer à une lutte douloureuse et complète qui détruira les structures de pouvoir qui ont encadré leurs identités profondes.
[Libre] Le vernis démocratique finit par s’effriter et, au bout du compte, le prosélytisme n’amènera qu’une poignée de privilégiés à soutenir la révolution. À certains égards, les privilégiés savent ce qu’ils font et où sont leurs intérêts. Des contradictions internes émergeront à mesure que la lutte se rapprochera de leur foyer et mettra en péril les privilèges sur la base desquels leur vision du monde et leurs expériences de vie se sont construites, menaçant la possibilité d’une révolution confortable et éclairée. Il faudra bien plus que du prosélytisme pour impliquer les gens dans une lutte ardue et fastidieuse visant à détruire les structures de pouvoir qui définissent leur identité même.
Mais je perds sûrement mon temps à expliquer tout cela. Je suis « transphobe », je suis un ennemi, toutes les méthodes sont bonnes pour tenter de me nuire. Mes détracteurs se fichent pas mal des faits, de la réalité. La négation de la réalité est un sport quotidien chez ces gens-là. On nie la réalité biologique, la sexuation de l’espèce humaine, comme on se fiche de colporter toutes sortes de rumeurs sans fondement. Que ces gens-là prétendent incarner l’anarchisme est à pleurer. Mais sans doute dans l’ordre des choses. Le gros des anarchistes adhère, depuis le XIXème siècle, à l’essentiel des développements technologiques et industriels engendrés par le capitalisme, à tout un pan de la mythologie du progrès, à l’utopie progressiste.
Nicolas Casaux
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