Le nombril du monde

Le nombril du monde

J’ai toujours été fier de mes origines.

Selon la légende familiale, mon ancêtre, Étienne de Lessart, venait de Normandie et s’est installé en 1645 en Nouvelle-France sur les terres de la seigneurie de Beaupré. C’est d’ailleurs lui qui a donné le terrain de deux arpents sur lequel fut édifiée la petite chapelle qui deviendra le grand sanctuaire dédié à sainte Anne, où des miracles n’ont jamais cessé d’abonder. Comme moi, Étienne était francophone, catholique et colonisateur. (Il faut bien avouer que je suis un peu « colon » sur les bords !) Ces traits distinctifs m’aident à ne pas me sentir seulement comme un numéro dans un métro.

« Impossible de s’élever sans d’abord bien s’ancrer. »

La vérité pourtant est beaucoup plus longue et large. Si je remonte tous les affluents, aussi bien maternels que paternels, je me découvre Européen et Amérindien, juif et païen, humain et Terrien. À la fin, ces gènes qui me différencient des autres sont paradoxalement ce qui m’unit le plus à eux.

Faire sa généalogie, c’est en quelque sorte honorer ses aïeux en reconnaissant que nous leur devons tout : la vie aussi bien que la patrie. Le peuple hébreu l’a bien compris, lui qui, par des litanies interminables d’ancêtres, n’oublie jamais qu’il a tout reçu et doit tout transmettre. La génération ne va jamais sans filiation et c’est certainement l’une des idées phares de ce numéro spécial.

Le mot en m

« Honore ton père et ta mère. » Le quatrième commandement est beaucoup plus fondamental qu’on l’imagine.

C’est le médecin et scientifique Jérôme Lejeune qui m’a ouvert les yeux. Dans une conférence traitant d’éthique et de manipulation génétique, donnée à Rome en 1985, il rapporte une vision du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley : « Dans cette société purement technologique, totalement désacralisée et libérée de tous les tabous, tous les gros mots et tous les actes obscènes étaient d’usage courant et même enseignés aux enfants. Pourtant, les éditeurs furent obligés de réimprimer toute la littérature pour l’expurger d’une incongruité, qui ne pouvait être ni prononcée ni même imprimée : ce mot remplacé dès lors par trois points de suspension était le mot “mère”. Que la maternité devienne l’obscénité absolue, voilà la menace. »

Une menace que l’on prendrait pour de la science-fiction, si l’on n’était pas déjà tombé sur l’un de ces nouveaux formulaires qui remplacent « mère » et « père » par de désincarnés « parent 1 » et « parent 2 ». Signal d’alerte que la fiction s’impose de plus en plus au détriment de la réalité. Signe aussi qu’il est bon de régénérer notre conception de la parentalité.

Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial automne 2021. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

« Maman » et « papa » sont les tout premiers mots que nous prononçons. Les rejeter, c’est dénier toute filiation et tout héritage ; c’est s’autoproclamer indépendant de toute nature et de toute culture. Car une personne humaine, comme une langue d’ailleurs, ne peut pas s’engendrer elle-même. Dieu seul est capable de créer ex nihilo, « à partir de rien », sinon de son cœur. Nous, créatures ou créateurs, avons toujours besoin de prédécesseurs.

À l’ère de la fécondation in vitro et des manipulations génétiques, le professeur Lejeune nous avertissait de ne pas répéter le péché des origines : « Fabriquer artificiellement des hommes, les modeler à notre guise, n’est-ce pas la tentation de l’orgueil absolu ? Pouvoir enfin proclamer que l’homme est fait à notre image et non à celle de Dieu. » Comme quoi la pertinence des premiers chapitres de la Bible renait constamment.

Retour vers le réel

« Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde », disait Archimède. Impossible de s’élever sans d’abord bien s’ancrer. Ce point d’appui qui précède toute avancée, scientifique comme spirituelle, peut aussi bien être la Terre, cette autre mère que nous négligeons, et notre histoire, que nous méprisons.

Qu’il s’agisse de la genèse de l’univers ou de la vie ; de la création d’un enfant ou d’une œuvre d’art ; ou encore de la naissance de nos amours humains ou divins, nul doute que méditer sur nos commencements n’est pas un retour en arrière, mais un retour vers le réel !

À contrario, céder à la tentation d’effacer le passé au nom du présent nous prépare un futur sans précédent, ou plutôt un avenir sans lendemain. Contempler ses origines n’est pas un réflexe nostalgique ou une névrose égocentrique, mais un exercice salvifique. Étrangement, la preuve que nous ne sommes pas le nombril du monde, c’est que nous en avons un. Nous gagnerions dès lors à le regarder plus souvent !


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À propos de l'auteur Le Verbe

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