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par Clea Chakraverty.
Peut-on se passer de voiture ? À l’heure où certains candidats à l’élection présidentielle mobilisent de nouveau cet objet du quotidien dans leurs discours (sortir de la dépendance à l’automobile, augmenter la taxe au carburant ou au contraire la baisser, favoriser l’achat de voitures d’occasion, etc., etc.), les enquêtes ethnographiques montrent à quel point l’automobile occupe encore une place de choix dans notre quotidien.
Et comment pourrait-il en être autrement quand on sait qu’à partir du moment où l’on sort des grandes aires urbaines densifiées, elle s’impose de fait comme le moyen de transport le plus adapté. En réalité, l’automobile continuera encore longtemps à nous accompagner dans nos cheminements quotidiens et même dans nos parcours de vie ; d’autant plus qu’elle est à n’en pas douter autre chose qu’un simple moyen de transport pour certains (beaucoup ?) de nos contemporains.
Parce qu’on habite son automobile, qu’on lui parle, qu’on y passe des moments décisifs à jamais inscrits dans notre psyché, qu’on l’associe à des moments singuliers, il est possible, à partir d’entretiens de recherche patients, de rendre compte d’un attachement certain à cet objet épais de ce qu’on projette sur lui.
Le premier espace habité pour beaucoup
Cela est par exemple vrai pour les jeunes qui n’ont pas encore quitté le domicile familial, la voiture représente le tout premier espace habité qu’ils possèdent et qu’ils peuvent aménager à leur guise.
Elle signe une étape importante du processus qui consiste à devenir adulte, en s’aménageant des espaces et des moments qui échappent complètement à la surveillance parentale. Ce fut particulièrement le cas d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, Tony, qui vivait encore chez ses parents, et avec qui nous avons pris la route à plusieurs reprises. Son automobile disposait d’une multitude d’espaces destinés à accueillir des affaires personnelles.
Son coffre était compartimenté en différents espaces permettant de stocker ici des denrées alimentaires, là quelques vêtements, une petite glacière servait de bar à alcool à l’arrière gauche tandis que le siège arrière droit servait d’établi pour ses outils destinés au bricolage automobile. La boite à gants, enfin, accueillait un ensemble de petits effets très personnels suggérant que sa voiture devenait de temps à autre la scène d’activités intimes : on y trouvait notamment du tabac, des friandises et des préservatifs. Pour Tony, l’automobile est ainsi le seul espace qu’il maîtrise totalement, pour lequel il décide qui rentre ou non, et qui lui permet à la fois de voguer à son gré entre ses amis et différents lieux festifs ou de travail.
Si les trajets en voiture semblent relever, au premier abord, d’une ineptie en ville, il n’en reste pas moins qu’elle demeure généralement chez les plus jeunes le meilleur moyen de se déplacer au-dehors et pour de plus longs trajets. Moyen de transport populaire d’autrefois, le train devient de moins en moins accessible, notamment du fait que ses tarifs basés sur l’offre et la demande font exploser le coût de leurs trajets de début et fin de semaine.
Parallèlement, l’offre de covoiturage permet à la fois aux conducteurs de réduire le coût de leurs trajets et à leurs passagers d’accéder à leurs déplacements. En ce sens, le covoiturage présenté comme solution écologique participe sans aucun doute à intensifier les flux routiers voire, pour certain, des incitations à acquérir un véhicule.
Une image viriliste
Une fois cela dit, comment ne pas faire remarquer que le marketing automobile a réussi le tour de force de solidifier une image viriliste de cet objet technique tout en suivant le processus d’accès des femmes à l’autonomie.
La voiture demeure en effet un outil privilégié de construction de l’identité masculine, notamment parce qu’elle confère aux jeunes hommes une autonomie qui devient un outil de séduction. Elle est aussi une manière de se mesurer aux autres hommes, par sa dimension socialement distinctive toujours intense, mais aussi au travers de confrontations de leur capacité à piloter.
L’observation des « runs », courses urbaines ayant généralement lieu la nuit, permet d’observer aussi bien des rivalités qu’une camaraderie masculine. Elle renvoie enfin aux hommes leur capacité à conduire leur famille, et ce dans toutes les acceptions possibles.
L’espoir de « s’en sortir »
Par ailleurs, il faut également noter que les populations les plus fragiles subissent une forte injonction à la mobilité pour l’accès à l’emploi, dans la mesure où l’acquisition d’une automobile, généralement d’occasion et à prix modeste, représente un espoir certain de « s’en sortir ». Avec la hausse des prix du foncier dans les centres urbains, les individus les moins bien dotés se trouvent bien souvent relégués dans les zones périurbaines ou rurales qui demeurent par ailleurs mal desservies par les transports collectifs.
En ce sens, les ménages qui ne possèdent pas d’automobile sont contraints à mettre en œuvre un ensemble de stratégies d’accessibilité ; (relocalisations résidentielles, utilisation des transports en commun, réduction spatiale des relations sociales et des accès aux services, aux commerces locaux et aux emplois…), stratégies se révèlant particulièrement coûteuses en temps et en renoncements.
Être privé d’automobile peut être le privilège des franges supérieures urbaines, mais à l’autre bout du spectre, c’est vivre concrètement une dépossession matérielle propre à une situation de déclassement social. En ce sens, toute injonction à la transition écologique par l’abandon de l’automobile peut être vécue comme une écologie punitive, une violence sociale de la part des mieux dotés, volontiers renvoyés à leur centralisme parisien.
Il n’est d’ailleurs pas anodin de rappeler que c’est une augmentation du prix de l’essence qui a mis le feu aux poudres et a fait éclater la crise des « Gilets Jaunes ». Loin de tout fétichisme, l’attachement à l’automobile relève avant tout ici d’une volonté de conserver espoir et dignité.
Cela étant précisé, comment ne pas rappeler qu’en France, notamment, de plus en plus se dessinent les contours d’un urbanisme dual soucieux, d’une part, de rendre la tranquillité oubliée des centres-villes en limitant le plus possible la circulation, le stationnement et la vitesse des automobiles, et d’autre part, d’aménager l’espace (aires de stationnement, rocades, autoroutes…) en fonction de l’omniprésence de l’automobile dans la vie de celles et de ceux qui ne vivent pas au sein des villes-centre et qui peuvent consacrer, pour les plus modestes d’entre eux, jusqu’à 20 % de leur budget rien que pour le carburant. Car en campagne la chose est entendue, la voiture s’impose :
« C’est toujours trop loin. Vous savez, sept kilomètres en parcours vallonné… En règle générale je vais me déplacer à pied pour faire des courses, on rentre à la maison avec un sac à dos plein de trucs, mais ça devient dur, dur, hein… Prendre la voiture, c’est vite fait […] le vélo, c’est bien en urbain et périurbain. Mais ici, dans la cambrousse… et pis vous savez, moi j’ai… de mon domicile à ici, c’est la départementale 977, vous avez des 35 tonnes toutes les trente secondes ! » (homme, 62 ans, chômeur de longue durée)
Cet article a été publié dans le prolongement d’une version plus longue publiée sur Carnets de Terrain – Le blog de la revue Terrain, « Jouir de sa bagnole. L’automobile de collection comme soupape existentielle » Gaëtan Magin effectue sa thèse sous la direction d’Hervé Marchal.
illustration: Porsches installées sur le rassemblement dominical du parking public des Moulins à Villeneuve d’Ascq, fin 2018. Gaëtan Mougin, Fourni par l’auteur
source:https://theconversation.com
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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