Dans L’Enfer numérique, Guillaume Pitron rappelle que le smartphone actuel contient de nombreuses matières premières « telles que l’or, le lithium, le magnésium, le silicium, le brome… plus d’une cinquantaine en tout […] ! Celles-ci sont utilisées pour concevoir la batterie, la coque, l’écran ainsi que l’ensemble de l’électronique des mobiles, et tout ce qui vise à les concevoir plus conviviaux et faciles à manipuler. Prenons l’exemple du néodyme : cet obscur métal fait vibrer votre appareil lorsqu’il est réglé sur le mode adéquat. L’écran contient également quelques traces d’indium, un oxyde (une poudre) qui a rendu nos écrans tactiles. Bref, nous transportons au quotidien souvent moins d’un gramme de chacune de ces ressources dont nous ignorons l’existence et l’utilité, et qui, pourtant, ont largement suffi à bouleverser nos vies.
Internet induit également tous les réseaux de télécommunication (câbles, routeurs, bornes WiFi) et les centres de stockage de données, les fameux datacenters, qui permettent aux objets connectés de communiquer entre eux – une gigantesque infrastructure qui siphonne une part croissante des ressources terrestres : 12,5 % de la production mondiale de cuivre et 7 % de celle de l’aluminium (tous deux des métaux abondants) sont destinées aux TIC. De même, ces dernières fonctionnent grâce à des petits métaux aux exceptionnelles propriétés chimiques, et que l’on retrouve dans les écrans plats, les condensateurs, les disques durs, les circuits intégrés, les fibres optiques ou encore les semi-conducteurs. Le numérique engloutit une large part de la production mondiale de ces métaux : 15 % du palladium, 23 % de l’argent, 40 % du tantale, 41 % de l’antimoine, 42 % du béryllium, 66 % du ruthénium, 70 % du gallium, 87 % du germanium, et même 88 % du terbium […].
Quant à assembler ces ressources dans un smartphone tenant dans la paume d’une main, c’est devenu une ingénierie d’une folle complexité, notoirement énergivore… Résultat : sa seule fabrication est responsable de près de la moitié de l’empreinte environnementale et de 80 % de l’ensemble de sa dépense énergétique durant son cycle de vie. Impossible, donc, de parler de révolution numérique sans explorer les entrailles de la Terre, dans les dizaines de pays à travers le monde – tels que le Chili, la Bolivie, la République démocratique du Congo, le Kazakhstan, la Russie ou l’Australie – où l’on produit les ressources d’un monde plus connecté. “Le numérique, c’est très concret !”, rappelle un ingénieur, s’excusant presque de proférer une telle évidence. Car nous le sentons bien : il est incongru de parler de “dématérialisation” de nos économies dès lors que le virtuel génère des effets colossaux dans le monde réel. »
Pitron examine aussi les implications matérielles des « puces – également appelées “circuits intégrés” – de nouvelle génération destinées aux industriels de l’électronique ». Inventées en 1958, « ces minuscules plaquettes de silicium ont bouleversé nos vies. Elles reçoivent et gèrent les informations nécessaires au fonctionnement d’une ribambelle d’objets. Bref, ce sont les cerveaux des produits électroniques. Une poignée d’entreprises telles que le sud-coréen Samsung, les américains Intel et Qualcomm ou encore le taïwanais TSMC en produisent dorénavant 1 000 milliards chaque année, destinées aux ordinateurs, aux machines à laver, aux fusées et bien sûr aux téléphones mobiles. […] pour qu’un téléphone puisse photographier, filmer, enregistrer, géolocaliser, capter (et, accessoirement, téléphoner), il a fallu démultiplier la puissance des puces, sans pour autant accroître leur taille. Pour graver toujours davantage de transistors sur une plaquette d’un centimètre carré, l’industrie a délaissé l’échelle du micromètre (un millième de millimètre, soit l’épaisseur d’un cheveu), pour le nanomètre, soit une dimension mille fois plus réduite encore. On comprend mieux pourquoi, dans cet environnement, la moindre poussière peut lourdement impacter la qualité des produits. “Si l’on veut qu’une puce fonctionne, il faut une organisation militaire, une attention de tous les instants, renchérit François Martin. Même l’air de la salle blanche est renouvelé toutes les six secondes.”
Le résultat d’une telle ingénierie est époustouflant : “L’ordinateur de chaque smartphone est aujourd’hui cent fois plus puissant que les meilleurs ordinateurs conçus il y a trente ans”, explique Jean-Pierre Colinge, un ancien ingénieur de l’industriel taïwanais TSMC, qui ne peut se retenir d’ajouter : “Quand on sait que cela sert à faire des selfies, c’est un peu désolant.” Mais revenons à notre propos : les puces figurent parmi les composants électroniques les plus complexes qui soient. Il faut une soixantaine de matières premières, telles que du silicium, du bore, de l’arsenic, du tungstène ou du cuivre, toutes purifiées à 99,9999999 %, pour les produire. La gravure des transistors, quant à elle, n’est pas chose plus aisée : “Certaines puces contiennent 20 milliards de transistors. Imaginez 20 milliards de petits roulements dans une montre, c’est absolument fantastique”, explique l’ancien ingénieur. Dès lors, 50 puces sur un “wafer” totalisent 1 000 milliards de transistors, “soit quatre fois le nombre d’étoiles dans la Voie lactée entassées sur la surface d’un disque vinyle”.
Les 500 étapes de la chaîne de fabrication d’un circuit intégré vont faire intervenir jusque 16 000 sous-traitants, éclatés dans des dizaines de pays à travers le monde. En clair, si la mondialisation devait se résumer à un objet, ce serait sans aucun doute la puce électronique… Voyez plutôt : “La mine de quartz se trouve probablement en Afrique du Sud et les plaques de silicium sont produites au Japon, explique Jean-Pierre Colinge. Les appareils de photolithographie viennent des Pays-Bas, l’un des plus grands fabricants de pompes à vide opère en Autriche et leurs roulements à billes sont fabriqués en Allemagne. Pour baisser les coûts, les puces sont sans doute mises en boîtier au Vietnam. Puis on les expédie au groupe FoxConn, en Chine, pour qu’elles soient intégrées dans les iPhones. Et pour optimiser l’ensemble de ces processus, le groupe TSMC utilisait dans le passé des logiciels développés par des universités italiennes et écossaises.” Cette logistique “engendre une consommation d’énergie absolument monstrueuse”, s’exclame la chercheuse Karine Samuel. »
Aussi, « la hausse de consommation énergétique des fabricants de puces taïwanais est […] telle que ces derniers ne sont pas près de se sevrer du charbon. Ils continueront également, dans l’indifférence générale, à générer une autre pollution, imperceptible : les émissions de gaz fluorés. »
Car « le CO2 n’est pas le seul gaz à menacer l’espèce humaine. Bien qu’incolores, inodores et ininflammables, d’autres produits utilisés par l’industrie numérique et de la microélectronique contribuent à réchauffer le climat… En particulier une cinquantaine d’entre eux dont on ignore à peu près tout : les gaz fluorés.
HFC, SF6, PFC, NF3, CF4… Ces sigles correspondent à des gaz constitués d’un ou plusieurs atomes de fluor qui sont utilisés dans les systèmes de production de froid. Ils permettent, pour l’essentiel, la climatisation des voitures et des immeubles, et servent également à refroidir les centres de traitement de données (c’est le cas des HFC). Quant à “la microélectronique, c’est plein de gaz !”, abonde l’universitaire Karine Samuel. Compte tenu de leurs propriétés chimiques, on les retrouve en effet dans la conception des semi-conducteurs, des circuits intégrés et même des écrans plats. Les gaz fluorés sont produits dans de très faibles proportions, de sorte qu’ils ne totalisent que 2 % des émissions globales de gaz à effet de serre. »
Ces gaz ont cependant un potentiel réchauffant « colossal : 2 000 fois supérieur en moyenne », au CO2. « Le NF3, lui, retient 17 000 fois plus la chaleur dans l’atmosphère que le CO2. Quant au SF6, le coefficient avoisine même le chiffre impressionnant de 23 500, ce qui en fait le gaz à effet de serre le plus puissant jamais produit en ce bas monde. »
Pitron rappelle aussi qu’internet « est un gigantesque réseau amphibie : près de 99 % du trafic mondial de données transite aujourd’hui, non par les airs, mais via des courroies déployées sous terre et au fond des mers. » Il s’agit « de fins tuyaux de métal, enveloppés dans du polyéthylène (plastique), renfermant en leur cœur des paires de fibre optique, c’est-à-dire des fils de verre, dans lesquels transite, à environ 200 000 kilomètres par seconde, l’information codée sous forme de pulsations de lumière. » Le fond des océans est désormais raturé d’environ « 1,2 million de kilomètres » de câbles, « soit trente fois la circonférence de la Terre ».
On pourrait continuer à détailler en long, en large et en travers, à grand renfort de statistiques et d’évocations de toutes sortes de noms savants de matériaux, substances ou minerais, le désastre environnemental qu’implique l’existence et le développement du numérique. À quoi bon ?! L’essentiel devrait être facilement compréhensible. Comme toutes les industries, celles liées au numérique, aux TIC ou NTIC, nuisent lourdement à la nature. Aucune version écologique d’une seule de ces industries ne saurait exister. Il n’existe pas plus de « mines écologiques » que de « smartphone écologique ».
Pourtant, comme à son habitude, Guillaume Pitron s’efforce bien maladroitement de proposer des remèdes au désastre qu’il ne détaille que partiellement — occultant des problèmes élémentaires propres à la consommation de masse, occultant aussi les innombrables problèmes sociaux, injustices et inégalités fondamentales sur lesquelles le capitalisme se fonde et qu’il perpétue, et le problème de la technologie. D’où des « solutions » aussi stupides que : « […] il faut acheter, massivement, des téléphones Fairphone, la première marque à commercialiser, depuis 2013, des smartphones dits “éthiques”. »
Une dirigeante de Fairphone expliquait récemment dans une interview que leurs « chaînes d’approvisionnement » sont « trop vastes et en perpétuel mouvement » pour être bien contrôlées, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas très bien tout ce qu’implique la production des téléphones qu’ils vendent (à l’instar de nombre d’entrepreneurs, d’entreprises, et d’un peu tout le monde dans la civilisation industrielle, la plupart des objets/appareils qu’on utilise au quotidien sont fabriqués on ne sait par qui, on ne sait où, on ne sait comment, on ne sait avec quoi ; dans le gigantisme de la civilisation technologique, dans sa démesure, l’accommodement avec une grande ignorance concernant ses processus, les effets réels, écologiques, sociaux, humains, des choses qu’elle produit, est le lot commun des êtres humains). Dans l’interview, on apprend aussi que « Fairphone a choisi plus particulièrement de se concentrer sur les mines artisanales et de petite échelle. 44 millions de personnes en dépendraient directement et près 200 millions indirectement. » Pour la dirigeante de Fairphone questionnée, « c’est une opportunité d’avoir une influence positive sur la vie de millions de gens qui vivent souvent dans les régions les plus pauvres ».
Ne sont-ils pas sympas, chez Fairphone, de filer du travail dans des mines à des gens qui, autrement, végèteraient, inactifs, à ne savoir quoi faire de leurs existences. & tout le monde sait que les « mines artisanales » sont tout à fait neutres, inoffensives pour la nature. D’où ce rapport du CIFOR (Centre de recherche forestière internationale) expliquant que : « L’exploitation minière artisanale est associée à un certain nombre d’impacts environnementaux, à savoir la déforestation et la dégradation des sols, les fosses à ciel ouvert qui constituent des pièges pour les animaux et posent des risques pour la santé, ainsi que la pollution au mercure, la poussière et la pollution sonore. » Ou cette récente étude qui « affirme que les impacts négatifs de l’exploitation minière artisanale et à petite échelle dépassent ceux des grandes mines ».
Et qui se pose la question de savoir pourquoi les pays pauvres sont pauvres, pourquoi des habitants de ces pays consentent à vendre leurs existences à des entreprises minières ou de fabrication de téléphones ? Quelles conditions sociales les y poussent ? Ont-ils été dépossédés de leurs terres ? Leurs modes de vie ancestraux ont-ils été détruits par la colonisation, la mondialisation, la civilisation ?
À la question « pouvez-vous garantir que votre téléphone est 100% éthique ? », le PDG de Fairphone, Bas Van Abel, répond sans ambages que : « Non, on ne peut pas le garantir. Pour vous donner une idée, dans le téléphone nous avons 1200 composants fabriqués par des centaines et des centaines d’usines, qui utilisent elles d’autres composants, qui viennent de centaines d’usines. On a plus de 60 minerais dans le téléphone. Si vous voulez créer un téléphone 100% équitable, il faut créer la paix dans le monde. » Autre manière de dire que c’est impossible. D’ailleurs, paradoxalement, c’est à l’État et au capitalisme, à la guerre économique de tous contre tous, à la propriété privée (notamment de la terre), à la propriété héréditaire, etc., que Fairphone doit son existence. Abolissez le capitalisme, l’État et la guerre permanente de tous contre tous et Fairphone disparaîtra avec tout le reste.
« Transition écologique » (ou « énergétique », c’est idem) oblige, Fairphone prévoit une « augmentation de la demande de 500% d’ici 2025 concernant certains minéraux comme le lithium ou le cobalt qui sont utilisés dans les batteries ». Or « C’est une illusion de compter sur le recyclage de métaux, parce que nous ne collectons pas assez d’appareils, que sur le total il y a peu de métaux extraits, et qu’il n’y aura pas assez de fournisseurs pour faire face à la demande. » Au moins peut-on leur reconnaitre une certaine honnêteté à ce sujet. Le recyclage, c’est limité, on va continuer à ponctionner les sols de la Terre. Et d’ailleurs, connaissez-vous les impacts écologiques du recyclage ? Ils sont souvent immenses. Le recyclage est particulièrement énergivore et constitue une industrie à part entière, avec ses machines, ses infrastructures, qu’il faut elles-mêmes produire, entretenir, etc.
De bout en bout, Fairphone ou non, rien de soutenable, rien de durable, rien de bon pour les êtres humains tous presque intégralement dépossédés de tout pouvoir sur le cours des choses, tous réduits, employés de Fairphone, mineurs ou consommateurs en Occident, au rang de « ressources humaines », marchandises conçues pour consommer d’autres marchandises afin de faire tourner la gigantesque machine du capitalisme mondialisé. Lacune majeure de l’analyse des Guillaume Pitron qui ne disent mot des implications sociales du capitalisme ou de la technologie, dont ils se contentent d’examiner, mais là encore, partiellement, les effets environnementaux. Sans doute à cause d’une sorte de déni, possiblement liée à une forme d’opportunisme : il faut bien manger, la critique radicale de la technologie et du capitalisme rapportent moins, permettent moins de passer à la télévision, radio, etc., que des critiques en demi-teintes, superficielles, agrémentées de timides solutions qui n’en sont absolument pas mais qui rassurent les accros à la technologie que sont devenus les civilisés, et notamment les classes supérieures, et plaisent aux dirigeants étatiques ou capitalistes. Opportunisme qui confine à la malhonnêteté, et résulte peut-être aussi d’une forme d’imbécilité, d’inconscience, d’ignorance, d’une absence de considérations pour les autres êtres vivants, les sociétés humaines autres que la civilisation, etc. (la seule considération des Pitron étant peu ou prou : comment faire pour que les humains [civilisés] puissent à peu près continuer à vivre comme ils vivent actuellement ? Comment faire pour que la civilisation continue ?).
Impossible de fabriquer un smartphone ou un Fairphone sans une vaste organisation sociotechnique similaire à celle qui règne actuellement, avec ses hiérarchies, ses divisions et spécialisations du travail, son institution scolaire, son absence totale de démocratie réelle. Autrement dit, la technologie est une calamité tant sur le plan social que sur le plan écologique. Incompatible avec le respect de la nature, elle l’est aussi avec la liberté (l’autonomie) des êtres humains. Nous ne devrions pas souhaiter un super Fairphone prétendument garanti biodurable, écosourcé et issu d’usines ou d’exploitations ou les ressources humaines sont supposément traitées de manière équitable. Plutôt défaire la totalité de la technosphère, nous libérer du techno-monde, de ses contraintes toujours plus lourdes et de ses effets toujours plus délétères pour l’animal humain et le monde naturel.
Nicolas Casaux
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