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Des policiers disent ne plus vouloir intervenir devant des situations possiblement criminelles afin d’éviter d’être filmés puis livrés au tribunal populaire des réseaux sociaux. Un phénomène contesté par le collectif Black Lives Matter, qui ne constate pas ce désengagement sur le terrain, mais jugé assez préoccupant pour que l’École nationale de police du Québec étudie son ampleur.
Quand il revêt son uniforme bleu pour patrouiller dans certains quartiers chauds de Montréal, Mike (nom fictif) dit vivre dans une peur « constante ».
« Le terrain peut glisser facilement pour une intervention légitime et dans les règles de l’art, dit ce policier du Service de police de Montréal (SPVM). Il s’agit qu’une ou deux caméras filment, qu’une séquence seulement soit montrée et ce n’est plus du tout la même intervention. Ton nom se retrouve dans les médias. Tout le monde parle de toi. »
Lui-même issu des minorités visibles, qui représentent à peine 13 % de l’effectif du SPVM, Mike préfère détourner le regard plutôt que d’intervenir dans certaines situations où des crimes pourraient être commis, pour ne pas subir le tribunal populaire des réseaux sociaux ou des médias.
Personne ne veut briser sa carrière pour une intervention.
– Mike
Cet agent de la paix n’est pas le seul. Sous couvert de l’anonymat, trois autres policiers du SPVM, dont un autre issu d’une minorité visible et une femme, ont confié les mêmes craintes.
Leurs témoignages, qui font écho à de nombreux autres lus sur des groupes privés de policiers sur les réseaux sociaux, témoignent tous du même phénomène, celui du désengagement policier surnommé depolicing aux États-Unis. Il s’agit d’une forme de refus du policier de remplir son devoir envers la population dans certaines situations, même si la loi lui permet d’agir, pour éviter des ennuis.
« J’aime mieux toucher mon salaire jusqu’à ma retraite, sans avoir de suspension, et avoir la paix, résume un des policiers interviewés. »
Le désengagement policier est un concept vivement contesté par des groupes de pression contre la police, qu’ils accusent de nourrir un mythe pour justifier davantage d’interventions. Mais il est suffisamment préoccupant pour que l’École nationale de police du Québec ait demandé une étude pour mesurer son ampleur dans la province.
C’est un phénomène qui a été en émergence depuis les événements de Ferguson survenus en 2014, et plus récemment avec la mort de George Floyd, explique Annie Gendron, chercheuse à l’École nationale de police du Québec, à qui l’on a confié le mandat de mener l’étude québécoise sur le désengagement policier.
Ce qu’on en sait, c’est que ce sont des données qui sont surtout issues d’études américaines. Le contexte canadien et québécois est très différent. On voulait comprendre ce phénomène-là et savoir si on pouvait trouver les mêmes conclusions que dans les études américaines.
– Annie Gendron, chercheuse à l’École nationale de police du Québec
Radio-Canada a consulté trois études américaines qui se sont penchées sur ce phénomène dans les grandes villes américaines. Selon l’une d’entre elles, publiée en 2017 dans le Criminal Justice Policy Review, le désengagement est un phénomène réel et croissant, plus répandu que la plupart des services policiers ne sont prêts à l’admettre et ses causes sont très variées.
Les premières conclusions sont attendues au cours de l’été prochain.
Or les quatre policiers que nous avons rencontrés ont déjà leurs explications. En tête de liste, le traitement des médias de masse réservé au travail policier.
« On va toujours chercher à avoir le sensationnalisme. La personne qui va dire que le policier a bien fait, on ne la présentera pas aux nouvelles du soir. On va présenter celui qui pense que le policier a mal fait, celui qui va chialer sur la police, déplore Benoît, un autre patrouilleur du SPVM. Les médias vont prendre le bout des images choquantes, sans les montrer au complet. Ils vont faire circuler ça en boucle à la télé. »
Moi, présentement, j’aime mieux tourner à gauche en voiture, si quelque chose est en train de se passer à droite. Je vais vous dire bien franchement, je n’en arrête plus, des gens racisés. Parce que je ne veux plus m’exposer à des risques.
– Benoît, policier au SPVM
Mike, issu des minorités visibles, affirme aussi recevoir les mêmes accusations quand il est en devoir.
« Quand la police intervient, elle est raciste. C’est George Floyd. C’est Black Lives Matter. Tout de suite, on ramène à ça, lance-t-il. On est tout le temps filmé. On nous ramène toujours les cas qui sont ailleurs. Si ça se passe à Montréal, on va ramener les cas aux États-Unis. On va essayer de comparer, de faire des liens. On ne sait jamais comment ça va sortir dans les médias. Comment un événement va être représenté. C’est de la pression. »
Alexane, la seule policière parmi les quatre policiers à qui nous avons parlé, est également une minorité visible au SPVM. Elle déplore le manque d’équilibre dans le jugement populaire de son travail.
« Les groupes idéologiques, militants, prennent beaucoup de place dans les réseaux sociaux et les médias conventionnels, affirme-t-elle sans détour. »
Et depuis le 1er mars, à Montréal, les règles entourant le travail des policiers sur le terrain ont changé de façon importante.
Selon la nouvelle politique sur les interpellations mise en place par le SPVM, tout policier qui veut interpeller une personne au hasard doit documenter et faire approuver son intervention par un supérieur en devoir.
Cette politique est la réponse à une étude indépendante dévastatrice publiée en juin 2019 sur le profilage racial pratiqué par les agents du SPVM. Elle avait conclu que les Noirs, les Autochtones et les jeunes Arabes avaient jusqu’à cinq fois plus de chances d’être interpellés qu’une personne blanche.
Un an plus tard, le directeur du SPVM, Sylvain Caron, a officiellement reconnu le « caractère systémique » du racisme dans son corps de police.
«[Avec la nouvelle politique d’interpellation], la direction du SPVM nous a imposé des règles plus sévères, comme si on ne travaillait pas bien. Ce qui est faux. Au lieu de cibler les policiers qui ont besoin d’encadrement pour leur inculquer une pratique professionnelle. Ça a donné plutôt des arguments à des gens qui militent contre nous », déplore-t-elle.
Le désengagement policier : une légende urbaine?
Le collectif Black Lives Matter Montréal, un mouvement qui affirme défendre les droits civiques des groupes minoritaires, ne croit pas un seul mot des témoignages recueillis par Radio-Canada.
J’appelle ça une légende urbaine. Non, je n’y crois pas deux secondes. On n’a rien pour s’appuyer sur ces faits-là, ces dires-là. On n’a pas de chiffres. Aucune preuve.
– Van Harry, porte-parole pour le collectif Black Lives Matter Montréal
« En ce moment, quand on me parle de policiers qui ne veulent plus intervenir. Je me demande : »Où ça? » Parce qu’au contraire, les interventions sont accrues au nom de la pandémie. Ce sont toujours les mêmes personnes qui sont interpellées davantage : les personnes itinérantes, noires, et racisées, ajoute le porte-parole. Chaque fin de semaine, nous avons des dizaines de messages de gens racisés qui veulent dénoncer une situation. »
Van Harry rejette du revers de la main l’argument selon lequel le contexte de la violence interraciale avec la police du Québec est différent de celui des États-Unis.
« Les violences sont plus discrètes. De dire que c’est pas la même chose, c’est très pernicieux en fait. Moi-même, je peux vous dire que je me fais interpeller au moins une fois par mois par la police, soutient-il. Peut-être que nos policiers sont moins trigger happy qu’aux États-Unis, mais c’est parce qu’ils savent qu’on les surveille un peu plus. C’est différent, mais ce n’est pas moindre. »
La police est une institution qui a été historiquement dominée par l’homme blanc privilégié, selon Van Harry. Il n’est pas surpris que les problèmes de racisme systémique et de profilage racial soient encore difficiles à faire reconnaître parmi ceux qui portent l’uniforme.
Toujours selon le militant, avant l’arrivée des téléphones intelligents, il n’y avait aucune reddition de compte envers la population.
« Les gens ont peur de la police. Les gens ne se sentent pas en sécurité. Leur seul outil en ce moment, c’est de sortir les caméras, parce que c’est la seule preuve qu’on peut avoir. S’il n’y a pas de caméras, c’est un policier contre notre parole. Et je vous garantis qu’en cour, qu’est-ce qui va tenir? C’est la parole du policier », dit Van Harry.
Le collectif Black Lives Matter Montréal dit n’avoir aucune ouverture à discuter avec le SPVM pour reconstruire le lien de confiance.
« La dernière manifestation qu’on a organisée, c’était pour dénoncer ce qui était arrivé à Mamadi Camara. (…) On a été accueillis avec des policiers en boucliers. Pourtant, c’était une manifestation très simple, on n’était que 200-300 personnes. On a pris la parole. C’était très pacifique. Mais à chaque fois, les gens sont accueillis avec plus d’hostilité qu’autre chose », affirme Van Harry.
« On n’a pas envie d’avoir de conversation avec des gens qui sont armés. En partant ouvrir le dialogue avec des gens armés, on est en position de vulnérabilité. On refuse de se mettre dans une position comme ça », raconte-t-il.
Pour sa part, le collectif pour définancer la police a annulé une entrevue le jour même où elle était prévue. Aucune réponse n’a suivi notre demande d’entrevue.
Moins de prévention du crime?
Pour Maxime, également policier sur le terrain, la population doit réaliser que si lui et ses collègues sont plus réticents à intervenir, c’est toute la prévention du crime qui en paiera le prix. En particulier pour certains quartiers chauds, la guerre aux gangs de rue armés et dangereux passe par les interpellations.
Les gangs de rue, ils ne se déplacent pas en autobus ou en taxi. On doit intercepter des voitures pour enquêter. Pour leur mettre de la pression, c’est du travail qui se fait en interpellant.
– Maxime
Son collègue Benoît affirme que les méthodes des gangs de rue sont de cacher leurs véritables intentions afin de pouvoir mener leurs activités de proxénétisme, de vente de drogue ou d’armes à feu.
« Pour attraper des criminels, il faut être dans la zone grise. Ça peut pas être blanc. Ça peut pas être noir. Le criminel lui se promène dans la zone grise. Il faut jouer sur le même terrain que lui, précise-t-il. »
La criminologue Maria Mourani pense que le phénomène du désengagement policier est réel. La spécialiste du crime organisé affirme que ce sont les gangs de rue qui bénéficient le plus du contexte actuel.
La criminologue craint que certains quartiers déjà dangereux à Montréal ne se transforment en ghettos avec des policiers moins proactifs.
« Il y a un impact partout, affirme la criminologue. C’est encore pire dans les quartiers chauds, parce que le crime organisé et les gangs de rue sont très présents sur ces territoires-là. Si en plus de ça vous ajoutez des policiers qui ont peur d’intervenir parce qu’ils ont peur de se faire traiter de racistes, ben 1+1 ça fait 2. »
Maria Mourani encourage une réflexion collective sur le désengagement policier.
« Pour pouvoir avoir une police forte, qui fait un travail professionnel en prévention et en répression. Il faut la soutenir. Ce qui ne veut pas dire que la police ne peut pas se remettre en question. Qu’elle ne doit pas s’autoanalyser : trouver ses failles et les corriger », ajoute la criminologue.
Mieux comprendre le travail policier
Le sergent à la retraite Stéphane Wall, qui est un fervent défenseur du travail de la police, a écrit plusieurs lettres ouvertes sur le désengagement dans les journaux au cours des derniers mois. Stéphane Wall rappelle dans ses textes la complexité du travail policier, souvent méconnu de la population.
« Quand il y a une vidéo qui sort, qu’il y a un spin médiatique, les gens embarquent là-dedans. Les gens posent des questions. Et c’est légitime de poser des questions, en passant », affirme Stéphane Wall.
« Cependant, il y a eu énormément de généralisation et d’amalgames sur le travail de la police dans les derniers mois. Et ça nuit au sentiment de confiance des policiers », ajoute-t-il.
Stéphane Wall insiste pour dire que la réalité policière n’implique pas que des interventions interraciales. Il affirme qu’un policier doit faire face à la violence conjugale, la maladie mentale, la toxicomanie ou encore l’itinérance.
Remettre en doute la complexité des interventions policières ne ferait qu’amplifier le désengagement policier.
« C’est dommageable pour la crédibilité des policiers, à qui on demande beaucoup », affirme-t-il.
Pour sa part, Maxime affirme que le risque qu’il prend pour sa carrière en parlant sans l’autorisation du SPVM se veut un cri du cœur.
« On ne peut pas, la population, les politiciens, les groupes de pression, taper sur la tête des policiers et penser qu’il n’y aura pas de répercussions. On n’a pas juste un uniforme. On fait partie de la même société, conclut le policier, qui souhaite retourner dans l’ombre dans sa voiture-patrouille. Il y a moyen de travailler tout le monde ensemble pour améliorer la police. Mais analysons les choses avec le contexte et les enjeux du Québec. Cessons de faire des généralités. »
>>> Lire la suite de l’article de Pascal Robidas
Source: Lire l'article complet de Horizon Québec Actuel