
(L’image de couverture, c’est un tableau de l’artiste d’origine hawaïenne Herb Kawainui Kāne (1928–2011). Cette peinture, intitulée « Kā’anapali 200 Years Ago » (soit « Kā’anapali il y a 200 ans », Kā’anapali désignant un lieu sur la côte de l’île de Maui), est une des représentations les plus connues que Kāne a faites de l’ancienne Hawaï.)
On entend souvent dire que la technologie est un simple outil, qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même, qu’elle est « neutre », que tout dépend de l’usage qu’on en fait. Ce préjugé est souvent invoqué pour éviter toute remise en cause profonde du développement technologique. Or, la réalité est bien différente. Toute technologie possède des implications à différents niveaux et de différents ordres : en matière de conception, de production et d’usage. D’une part, cela n’a rien de « neutre », et d’autre part, il s’ensuit que certaines technologies sont compatibles avec une société égalitaire et démocratique, tandis que d’autres ne le sont pas.
1. La conception
Avant même la production matérielle, chaque technologie commence par une élaboration intellectuelle : elle doit être conçue sur le plan idéel. Elle est d’abord un concept, une idée qui naît dans un cadre spécifique et qui répond à certains besoins ou objectifs. Or, ces exigences et circonstances conceptuelles conditionnent déjà – au moins en partie – les effets qu’elle aura sur la société.
Une technologie émane d’un rapport au monde, d’une manière de l’habiter, de l’exploiter ou de le respecter. Certaines sociétés ont conçu le tipi, le canoë et la poterie, tandis que d’autres ont conçu la bombe atomique, la tronçonneuse et le chevalet de pompage de pétrole. Cela témoigne de visions du monde, de relations à la nature et aux autres profondément différentes.
Dans une société qui conçoit le tipi, le canoë et la poterie, la technologie répond à des besoins immédiats, concrets et autonomes, liés à la subsistance. Ces objets sont pensés en fonction du territoire et des ressources locales, sans imposer de transformation excessive du milieu naturel. Le tipi, fait de perches de bois et de peaux, n’est pas un habitat fixe qui altère durablement le sol : il s’adapte aux migrations et aux rythmes saisonniers. Le canoë épouse le cours des rivières et des lacs sans nécessiter la construction de digues, de ports ou d’infrastructures lourdes. La poterie, modelée à la main à partir de matériaux basiques, facilement accessibles un peu partout sur Terre, n’implique pas de dégradation significative des milieux naturels. Ces objets témoignent d’un rapport au monde empreint de sensibilité. Dans les sociétés qui les ont conçus, l’être humain utilise son environnement sans le soumettre, l’outil est au service d’un mode de vie, et non l’inverse.

Dans une société où l’humain conçoit la bombe atomique, la tronçonneuse et le chevalet de pompage de pétrole, la technologie est un instrument de domination et d’exploitation, une manière de contraindre la nature plutôt que de s’y intégrer. La bombe atomique n’a pas pour but de répondre à un besoin fondamental de subsistance ou de mobilité : elle est une arme absolue, dont la seule fonction est d’anéantir en masse. La tronçonneuse répond à une logique d’industrialisation de l’abattage, permettant de raser des forêts entières en un temps record. Le chevalet de pompage de pétrole, lui, est l’emblème d’une économie de prédation énergétique, qui ne se soucie nullement des conséquences immédiates ou à long terme de ses agissements.
La technologie est un miroir qui reflète la manière dont une société se conçoit, ainsi que son rapport à la nature et aux autres. Dans une société où la technique est un outil d’adaptation, l’humain vit avec son environnement. Dans une société où la technique est une arme d’expansion et de domination, l’humain vit contre son environnement, et se rend lui-même prisonnier du système qu’il a créé. Ce n’est pas un hasard si les civilisations qui ont inventé la bombe, la tronçonneuse et les plateformes pétrolières sont aussi celles qui ont construit un monde où plus personne n’est autonome, où chacun est dépendant d’une infrastructure technologique qu’il ne contrôle pas. De même, ce n’est pas un hasard si les sociétés qui ont inventé le tipi, la poterie et le canoë ont aussi vécu pendant des millénaires sans détruire leurs milieux naturels ni s’asservir à leurs propres outils.
La technologie ne naît donc pas dans le vide. Elle est conçue dans un contexte social et politique qui oriente ses finalités. Les idées qui mènent à son développement sont influencées par les structures de pouvoir en place, par les intérêts dominants. Les machines à vapeur n’ont pas été développées dans un cadre artisanal et local, mais dans un contexte de compétition industrielle intense où l’objectif était d’augmenter la production à grande échelle. Les premières horloges mécaniques n’étaient pas des outils du quotidien, mais des instruments de régulation du travail dans les monastères et les usines. L’intelligence artificielle actuelle n’est pas conçue pour l’autonomie des individus, mais pour maximiser la gestion des flux économiques, optimiser la production, accroître la puissance des États et des entreprises ainsi que la surveillance et le contrôle des masses.
Toute technologie porte en elle les intentions de ceux ou celles qui l’ont conçue. Rien qu’au niveau conceptuel, elle n’est jamais neutre : elle est façonnée dès l’origine par un cadre intellectuel, des circonstances sociales, morales, un état d’esprit qui reflètent les besoins et les valeurs d’une époque, d’un groupe ou d’une classe sociale, d’une structure économique.
Certaines technologies peuvent être conçues – sur le plan idéel, donc – par des êtres humains autonomes. Un canoë repose sur des principes physiques que n’importe quel être humain peut observer et comprendre empiriquement, puis chercher à reproduire en usant de matériaux simples. Ces technologies sont directement accessibles à la compréhension humaine, ne nécessitant pas de savoir particulièrement pointu et spécialisé. D’autres, en revanche, ne peuvent être conçues que par la mobilisation de connaissances pointues et spécialisées. Leur conception exige donc au préalable l’existence d’un système social caractérisé par une production de connaissances pointues et spécialisées, et donc l’existence d’une division et d’une spécialisation du travail afférentes. La compréhension de ces technologies demande des années de formation, un accès à des institutions éducatives avancées et spécialisées et des théorisations intellectuelles très abstraites. Une horloge mécanique demande déjà des connaissances précises en cinématique et en mécanique des solides. Un microprocesseur, en revanche, est incompréhensible dans sa totalité par un seul individu : il mobilise des concepts en physique quantique, en électronique, en programmation, nécessitant des années d’études spécialisées. Plus une technologie est conceptuellement sophistiquée, plus elle concentre le savoir entre les mains de quelques spécialistes (dont la formation requiert un système social complexe), éloignant la majorité des individus de la possibilité de la concevoir, de la modifier, ou même de la critiquer sur un plan technique. Le savoir – comme la technologie – devient alors un outil de domination. Quelle « neutralité » ?
2. La production
Une fois qu’une technologie est conçue intellectuellement, elle doit être fabriquée.
Prenons l’exemple de la poterie. On comprend aisément les finalités et les circonstances de sa conception. La poterie répond à des besoins immédiats, concrets et humains. Sur le plan matériel, elle nécessite des ressources facilement accessibles, un simple mélange d’argile et d’eau que l’on trouve dans la plupart des régions du monde. Contrairement aux matériaux modernes comme le plastique ou le verre industriel, qui nécessitent des usines et des chaînes d’approvisionnement complexes, elle peut être fabriquée avec des moyens rudimentaires, ne demandant qu’un four à bois ou même un simple feu de terre pour la cuisson. Son savoir-faire, empirique et intuitif, se transmet directement d’un individu à l’autre, sans nécessiter d’institutions spécialisées ni de formation longue et hiérarchisée. Elle permet aux communautés de produire leurs propres contenants, de conserver des aliments, de transporter de l’eau, et ce sans dépendre des industries extractives ou pétrochimiques. Facilement réparable et recyclable, elle ne crée aucune dépendance à des circuits de distribution centralisés : une jarre cassée peut être réduite en poudre et incorporée à une nouvelle fournée d’argile. Ne nécessitant ni division excessive du travail, ni spécialisation extrême, pouvant être pratiquée librement par chacun, elle constitue une technique fondamentalement démocratique.
Mais lorsque la production d’une technologie dépasse un certain seuil de complexité, elle ne peut plus être réalisée localement, de manière artisanale.
Prenons l’exemple de l’ampoule électrique. À première vue, il s’agit d’un objet banal, présent dans chaque foyer, qui semble pouvoir être fabriqué avec des matériaux relativement simples : une enveloppe en verre, un filament métallique, un culot de fixation. Pourtant, dès que l’on s’intéresse à sa production, on constate qu’elle dépasse largement le cadre artisanal et local, car elle repose sur une série de technologies interdépendantes et d’infrastructures industrielles nécessitant une organisation sociale très complexe.
Le verre de l’ampoule ne peut pas être soufflé artisanalement comme du verre traditionnel : il doit être d’une transparence spécifique, d’une épaisseur régulière, et capable de résister aux variations de température. Il est produit dans des usines spécialisées, où le sable de silice est fondu à très haute température, ce qui suppose une infrastructure énergétique lourde. Le filament de tungstène, utilisé dans les ampoules à incandescence classiques, est encore plus problématique : le tungstène est un métal rare, extrait de gisements situés en Chine, en Russie ou en Bolivie, et son raffinage nécessite des fours industriels atteignant plusieurs milliers de degrés. Il doit ensuite être transformé en fil ultra-fin grâce à des procédés métallurgiques sophistiqués qui ne peuvent être réalisés que dans des installations hautement technologiques.
Les ampoules modernes, comme les LED, sont encore plus complexes. Elles contiennent des puces électroniques, fabriquées à partir de semi-conducteurs nécessitant des techniques de production ultra-spécialisées, en salles blanches, avec des procédés chimiques et des matériaux rares (comme le gallium ou l’indium). Elles nécessitent également des circuits imprimés, des composants miniaturisés et une chaîne logistique reliant plusieurs continents.

Enfin, une ampoule ne fonctionne pas seule : elle est conçue pour être alimentée par un réseau électrique comprenant des centrales de production d’énergie, des transformateurs, des lignes à haute tension, et impliquant une gestion centralisée de la distribution de l’électricité. Contrairement à une simple lampe à huile ou à une bougie, qui peuvent être produites et utilisées localement, une ampoule ne peut exister en dehors d’un système industriel complexe. Sa conception, sa production et son usage supposent une division internationale du travail, une infrastructure énergétique lourde et une dépendance totale à des chaînes de production et de distribution globalisées. En raison des nombreuses implications sociales et matérielles de sa conception et de sa production, elle va nécessairement de pair avec une organisation sociale technocratique – la production d’ampoules et incompatible avec une société réellement démocratique et égalitaire.
Les technologies modernes ont en commun d’exiger des usines, des machines spécialisées, des chaînes d’assemblage, des réseaux de transport étendus, toutes choses qui ne peuvent pas être produites et gérées par des organisations sociales réellement démocratiques (soit à taille humaine, recourant à la démocratie directe), et pas non plus via quelque fédéralisme libertaire (une chimère). Elles impliquent une concentration du pouvoir économique et politique entre les mains de ceux qui contrôlent les infrastructures. Elles exigent des travailleurs hautement spécialisés d’un côté (ingénieurs, chercheurs, techniciens) et des travailleurs exécutants de l’autre (ouvriers d’usine, mineurs, opérateurs de machines). Plus le processus de production d’une technologie est complexe, plus elle impose une division spécialisée et hiérarchique du travail et une centralisation du pouvoir économique et décisionnel, où certains conçoivent pendant que d’autres exécutent des tâches répétitives et aliénantes.
3. La technologie et ses usages
Même une fois produite, une technologie n’est pas « neutre » : son usage participe à façonner la société qui l’adopte. Plus une société devient technologique, plus ses membres perdent leur autonomie dans la satisfaction de leurs besoins fondamentaux. Avant l’électricité, les rythmes de la vie suivaient en général les cycles naturels du jour et de la nuit. Avec l’électrification, il devient impossible de vivre sans un réseau centralisé d’énergie, a minima sans un vaste système techno-industriel en mesure de produire des panneaux solaires, des batteries, des onduleurs, des câbles, etc. Avant la révolution industrielle et l’informatique, les échanges et l’organisation du travail étaient essentiellement gérés par des relations directes et locales. Aujourd’hui, il est presque impossible de vivre sans dépendre d’outils numériques qui nécessitent une infrastructure mondiale. À mesure que la technologie progresse, elle impose ses propres règles, elle produit un cadre de vie de plus en plus normatif auquel il est de plus en plus impossible d’échapper.
Prenons l’alimentation, un besoin primaire. Jadis, les sociétés vivaient en grande partie de pêche, de chasse et/ou d’une agriculture locale et vivrière. Chacun∙e savait chasser, cultiver, récolter, conserver ses denrées. Avec l’industrialisation, l’alimentation a été prise en charge par des réseaux massifs de production et de distribution. L’individu est devenu un simple consommateur passif, incapable de produire sa propre subsistance. Aujourd’hui, une ville ne peut survivre plus de quelques jours sans approvisionnement extérieur : elle dépend de transports routiers, de chaînes logistiques, de centrales de distribution, toutes coordonnées par des systèmes informatiques interconnectés. L’individu qui hier savait où et comment trouver du poisson frais, faire du pain, cultiver son potager, conserver ses aliments, est aujourd’hui dépendant du supermarché, incapable de répondre seul ou dans le cadre d’une communauté autonome, à échelle humaine, à son besoin le plus élémentaire.
Ensuite l’énergie. Là où les membres des sociétés préindustrielles utilisaient le bois, la traction animale, l’eau et le vent, soit des sources d’énergie facilement accessibles et décentralisées, le développement technologique a progressivement imposé une centralisation de la production énergétique. Aujourd’hui, l’énergie dont on dépend est produite par un réseau d’infrastructures gigantesque : centrales électriques, réseaux à haute tension, compteurs connectés. Les énergies dites « renouvelables », « vertes » ou « propres » ne font pas exception : un panneau solaire moderne ne peut être ni fabriqué, ni réparé, ni recyclé par celle ou celui qui l’utilise. Il requiert des mines de terres rares, des usines spécialisées, des infrastructures de transport mondialisées et des réseaux électriques pilotés par des technocrates.
Ou parlons transport et prenons l’exemple du bus, souvent présenté comme une alternative collective et « écologique » à la voiture individuelle, mais qui, en réalité, n’échappe en rien aux logiques susmentionnées. Jadis, les déplacements humains s’effectuaient de manière autonome, grâce à des moyens de transport maîtrisables à l’échelle de l’individu ou d’une communauté à taille humaine (et donc potentiellement démocratiques) : la marche, le cheval, la mule, le canoë, la charrette. Ces modes de transport ne nécessitaient ni routes asphaltées, ni stations-service, ni réseaux de maintenance sophistiqués, ni infrastructures de production industrielle, et s’intégraient très bien aux rythmes et aux contraintes du territoire. Mais plus la société s’est technologisée, plus elle a exigé une infrastructure lourde et complexe pour assurer les déplacements, enfermant ses membres dans un réseau de transport rigide.

Contrairement à des moyens de transport réellement autonomisant, le bus ne peut exister sans un réseau d’infrastructures (routières), une gestion centralisée des flux (itinéraires, trafic, personnel, etc.) et une chaîne industrielle globale pour sa production et sa maintenance. En effet, pour fabriquer un bus, il faut a minima une industrie minière, des industries sidérurgique et métallurgique pour le châssis et la carrosserie (généralement en acier ou en aluminium) et de nombreuses pièces (moteur, suspension, direction, essieux, etc.), une industrie chimique pour les peintures, les colles ou les revêtements, une industrie pétrochimique pour les plastiques, les huiles, les différents liquides (frein, refroidissement) et les carburants, une industrie électronique pour ses systèmes de gestion embarqués, une logistique complexe pour assembler et distribuer les pièces détachées. Le bus exige en outre des routes entretenues par l’État ou des autorités locales, des dépôts et des terminaux spécifiques et un approvisionnement constant en carburant ou en électricité. Il représente un produit parmi d’autres d’un système sur lequel l’individu n’a quasiment aucun pouvoir, dans lequel il doit se soumettre à des décisions centralisées, au pilotage d’autorités lointaines.
Loin de garantir l’autonomie des individus, le bus implique l’autorité de gestionnaires chargés de planifier la mobilité des « ressources humaines » du capitalisme industriel en fonction d’impératifs économiques et administratifs. Cette perte d’autonomie est renforcée par la division extrême du travail qu’exige la production et la maintenance des bus. Le bus est donc un très bon exemple de technologie autoritaire : il ne peut exister sans une infrastructure massive, sans une gestion bureaucratique centralisée, sans une production industrielle mondialisée. Il ne libère pas l’individu, il le confine dans un réseau où il devient dépendant de décisions prises ailleurs, où sa mobilité ne lui appartient plus. La production et l’utilisation de bus reposent sur l’existence préalable d’un système sociotechnique qui exerce un contrôle quasi-total sur la manière dont les gens vivent, sur pourquoi, quand, où et comment ils se déplacent.
4. Technologies autoritaires vs. technologies démocratiques
Le sociologue et historien états-unien Lewis Mumford distinguait deux types de technologies : les « techniques démocratiques » et les « techniques autoritaires ». Par « techniques démocratiques », il désignait les outils ou les technologies (au sens large, le plus courant) qui reposent sur « une méthode de production à petite échelle », permettent « l’autogouvernement collectif, la libre communication entre égaux, la facilité d’accès aux savoirs communs, la protection contre les contrôles extérieurs arbitraires » et « l’autonomie personnelle ». La « technique démocratique », reposant « principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale mais toujours activement dirigée par l’artisan ou l’agriculteur », exige « relativement peu », est « ingénieuse et durable » et « très facilement adaptable et récupérable ». Historiquement, ces techniques démocratiques remontent « aussi loin que l’usage primitif des outils » et ont ainsi « sous-tendu et soutenu fermement toutes les cultures historiques jusqu’à notre époque ».
En contraste, les « techniques autoritaires », plus récentes, dont le développement remonte « à peu près au quatrième millénaire avant notre ère », ne confèrent « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale ». Ces techniques reposent en effet sur le « contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge », et également « sur une contrainte physique impitoyable, sur le travail forcé et l’esclavage », sur « la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées — l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie ».
Captif des réseaux de la société technologique, contraint de vendre son temps de vie sur un « marché du travail », l’individu moderne n’a presque plus aucun contrôle sur la manière dont il passe ses journées, se déplace (ou non), produit sa nourriture, éclaire (ou construit) son logement, chauffe son foyer ou encore se divertit. Pour tout cela, il dépend de décisions prises par des structures qu’il ne maîtrise pas. Et plus la technologie avance, plus elle impose ses exigences, son cadre artificiel d’existence, constitué de chaînes de dépendances opaques. Alors que les individus étaient autrefois capables de satisfaire directement leurs besoins vitaux, ils sont désormais enfermés dans un réseau technique et économique qu’ils ne contrôlent pas, où ils ne sont plus que des rouages interchangeables. Cette dépossession n’est pas accidentelle : elle est inhérente au développement technologique lui-même.
Une société démocratique et égalitaire ne peut pas simplement utiliser n’importe quelle technologie et espérer en faire un usage juste. La technologie n’est jamais neutre : elle possède toujours des implications – plus ou moins nombreuses, plus ou moins rigides. Choisir une technologie, c’est déjà choisir un mode d’organisation sociale. Pour concevoir une société réellement égalitaire, démocratique, libre, autonome, nous ne pouvons pas nous contenter de questionner les institutions : nous devons aussi questionner la technologie. Une société démocratique ne peut reposer que sur des technologies démocratiques.
5. La course à la puissance et le piège technologique
Comme on l’a vu, la haute technologie – la technologie autoritaire – ne se développe pas selon une logique maîtrisable, orchestrée par des choix conscients. Son développement n’est pas orienté par la population dans son ensemble – il est évident que les gens ordinaires n’ont aucun pouvoir réel sur l’évolution technologique, se contentant d’adopter les innovations qui s’imposent à eux. Mais il serait tout aussi illusoire de croire que les élites technocratiques, les gouvernements ou les industriels contrôlent entièrement le développement technologique. Certes, ils en financent et en pilotent certains aspects, mais ils ne font que répondre aux impératifs d’un système qui les dépasse autant qu’il dépasse les autres.
La haute technologie suit un mouvement autonome, autoalimenté, chaque innovation rendant la suivante nécessaire. Parce qu’une fois qu’une nouvelle technologie existe, elle devient impossible à ignorer ou à rejeter sans risquer d’être dépassé par ceux qui l’adoptent. Ce phénomène est consubstantiel à la course à la puissance – entre superpuissances, entre États, entre entreprises – qui anime le développement de la civilisation industrielle depuis son avènement, et même celui de la civilisation tout court, dans une certaine mesure, depuis plusieurs millénaires. La haute technologie progresse non parce qu’elle répond à des besoins réels, mais parce qu’elle est devenue un moyen de puissance. Toute avancée technique est immédiatement perçue comme un atout stratégique : militaire, économique, politique. Dès lors, refuser d’exploiter une innovation, c’est offrir un avantage à son rival, s’exposer à une perte de contrôle, se condamner à une position d’infériorité. On ne choisit pas d’adopter une technologie, on y est contraint par la peur d’être distancé, affaibli, dominé.
La bombe atomique l’illustre bien : après Hiroshima et Nagasaki, il était inconcevable que d’autres puissances ne développent pas à leur tour leur propre arsenal nucléaire. Mais la logique est la même pour les biotechnologies. La course au séquençage du génome humain et à l’ingénierie génétique s’est imposée comme une nécessité stratégique, poussant laboratoires, gouvernements et entreprises pharmaceutiques à investir massivement dans des domaines aux effets incontrôlables. De même, l’essor du réseau numérique mondial, avec la 5G, l’internet des objets et l’intelligence artificielle, n’est pas un choix politique ou économique rationnel, mais une obligation imposée par la course à la puissance, qui prend ici la forme de la compétition technologique : chaque acteur économique et chaque État doit suivre, non parce qu’il a réellement mesuré les conséquences de cette infrastructure et qu’il le souhaite fondamentalement, mais parce qu’aucun ne peut se permettre de laisser les autres gagner en puissance.
Contrairement à ce que s’imaginent des « écologistes » naïfs, le développement des énergies prétendument « renouvelables », « propres », etc., et des technologies dites « vertes » (qui ne sont en réalité jamais « vertes », qui n’ont rien d’écologiques) n’est pas le fruit d’une volonté générale de sauver la planète, d’un véritable souci pour la biosphère, mais une évolution dictée par les intérêts économiques et politiques dominants. Ces énergies et ces technologies ne sont et ne seront développées que dans la mesure où la course à la puissance peut en tirer parti.
Ce n’est pas la société qui contrôle la haute technologie, mais la haute technologie qui redessine la société à son image, en l’enfermant dans un processus d’innovation perpétuelle, où il n’existe plus d’issue en dehors de la fuite en avant – il s’agit d’une des raisons pour lesquelles on peut parler de technologie « autoritaire ».
Pour celles et ceux qui souhaitent mettre un terme au désastre humain, social et écologique, il n’y a jamais eu qu’une seule direction – la plus improbable de toutes à ce stade. Faire machine arrière. Sortir de la société industrielle. Détechnologiser, désurbaniser, désindustrialiser, désartificialiser le monde, afin de revenir à des sociétés dans lesquelles les dispositions sociales et la technologie seraient susceptibles d’être conçues de manière démocratique. Aussi improbable que soit la réalisation d’un tel objectif, nous devons continuer à le défendre.
Comment sortir du piège technologique ?
Au point où nous en sommes rendu∙es, et au vu des mécanismes de verrouillage de la trajectoire générale discutés ci-avant, il se pourrait bien que notre meilleure – voire unique – chance de mettre un terme à la course à la puissance et de précipiter une sortie de la civilisation industrielle réside dans un mouvement d’écosabotage. En s’en prenant au bon moment, en fonction des opportunités, des crises, etc., à des points névralgiques du système techno-industriel, un tel mouvement pourrait impulser le démantèlement de l’ordre techno-industriel dominant.
Nicolas Casaux
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