Non, la technologie n’est pas neutre (par Nicolas Casaux)

Non, la technologie n’est pas neutre (par Nicolas Casaux)

(L’i­mage de cou­ver­ture, c’est un tableau de l’ar­tiste d’o­ri­gine hawaïenne Herb Kawai­nui Kāne (1928–2011). Cette pein­ture, inti­tu­lée « Kā’a­na­pa­li 200 Years Ago » (soit « Kā’a­na­pa­li il y a 200 ans », Kā’a­na­pa­li dési­gnant un lieu sur la côte de l’île de Maui), est une des repré­sen­ta­tions les plus connues que Kāne a faites de l’an­cienne Hawaï.)

On entend sou­vent dire que la tech­no­lo­gie est un simple outil, qu’elle n’est ni bonne ni mau­vaise en elle-même, qu’elle est « neutre », que tout dépend de l’usage qu’on en fait. Ce pré­ju­gé est sou­vent invo­qué pour évi­ter toute remise en cause pro­fonde du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. Or, la réa­li­té est bien dif­fé­rente. Toute tech­no­lo­gie pos­sède des impli­ca­tions à dif­fé­rents niveaux et de dif­fé­rents ordres : en matière de concep­tion, de pro­duc­tion et d’usage. D’une part, cela n’a rien de « neutre », et d’autre part, il s’ensuit que cer­taines tech­no­lo­gies sont com­pa­tibles avec une socié­té éga­li­taire et démo­cra­tique, tan­dis que d’autres ne le sont pas.

1. La conception

Avant même la pro­duc­tion maté­rielle, chaque tech­no­lo­gie com­mence par une éla­bo­ra­tion intel­lec­tuelle : elle doit être conçue sur le plan idéel. Elle est d’abord un concept, une idée qui naît dans un cadre spé­ci­fique et qui répond à cer­tains besoins ou objec­tifs. Or, ces exi­gences et cir­cons­tances concep­tuelles condi­tionnent déjà – au moins en par­tie – les effets qu’elle aura sur la société.

Une tech­no­lo­gie émane d’un rap­port au monde, d’une manière de l’habiter, de l’exploiter ou de le res­pec­ter. Cer­taines socié­tés ont conçu le tipi, le canoë et la pote­rie, tan­dis que d’autres ont conçu la bombe ato­mique, la tron­çon­neuse et le che­va­let de pom­page de pétrole. Cela témoigne de visions du monde, de rela­tions à la nature et aux autres pro­fon­dé­ment différentes.

Dans une socié­té qui conçoit le tipi, le canoë et la pote­rie, la tech­no­lo­gie répond à des besoins immé­diats, concrets et auto­nomes, liés à la sub­sis­tance. Ces objets sont pen­sés en fonc­tion du ter­ri­toire et des res­sources locales, sans impo­ser de trans­for­ma­tion exces­sive du milieu natu­rel. Le tipi, fait de perches de bois et de peaux, n’est pas un habi­tat fixe qui altère dura­ble­ment le sol : il s’adapte aux migra­tions et aux rythmes sai­son­niers. Le canoë épouse le cours des rivières et des lacs sans néces­si­ter la construc­tion de digues, de ports ou d’infrastructures lourdes. La pote­rie, mode­lée à la main à par­tir de maté­riaux basiques, faci­le­ment acces­sibles un peu par­tout sur Terre, n’implique pas de dégra­da­tion signi­fi­ca­tive des milieux natu­rels. Ces objets témoignent d’un rap­port au monde empreint de sen­si­bi­li­té. Dans les socié­tés qui les ont conçus, l’être humain uti­lise son envi­ron­ne­ment sans le sou­mettre, l’outil est au ser­vice d’un mode de vie, et non l’inverse.

Un tableau d’Al­bert Bierstadt

Dans une socié­té où l’humain conçoit la bombe ato­mique, la tron­çon­neuse et le che­va­let de pom­page de pétrole, la tech­no­lo­gie est un ins­tru­ment de domi­na­tion et d’exploitation, une manière de contraindre la nature plu­tôt que de s’y inté­grer. La bombe ato­mique n’a pas pour but de répondre à un besoin fon­da­men­tal de sub­sis­tance ou de mobi­li­té : elle est une arme abso­lue, dont la seule fonc­tion est d’anéantir en masse. La tron­çon­neuse répond à une logique d’industrialisation de l’abattage, per­met­tant de raser des forêts entières en un temps record. Le che­va­let de pom­page de pétrole, lui, est l’emblème d’une éco­no­mie de pré­da­tion éner­gé­tique, qui ne se sou­cie nul­le­ment des consé­quences immé­diates ou à long terme de ses agissements.

La tech­no­lo­gie est un miroir qui reflète la manière dont une socié­té se conçoit, ain­si que son rap­port à la nature et aux autres. Dans une socié­té où la tech­nique est un outil d’adaptation, l’humain vit avec son envi­ron­ne­ment. Dans une socié­té où la tech­nique est une arme d’expansion et de domi­na­tion, l’humain vit contre son envi­ron­ne­ment, et se rend lui-même pri­son­nier du sys­tème qu’il a créé. Ce n’est pas un hasard si les civi­li­sa­tions qui ont inven­té la bombe, la tron­çon­neuse et les pla­te­formes pétro­lières sont aus­si celles qui ont construit un monde où plus per­sonne n’est auto­nome, où cha­cun est dépen­dant d’une infra­struc­ture tech­no­lo­gique qu’il ne contrôle pas. De même, ce n’est pas un hasard si les socié­tés qui ont inven­té le tipi, la pote­rie et le canoë ont aus­si vécu pen­dant des mil­lé­naires sans détruire leurs milieux natu­rels ni s’asservir à leurs propres outils.

La tech­no­lo­gie ne naît donc pas dans le vide. Elle est conçue dans un contexte social et poli­tique qui oriente ses fina­li­tés. Les idées qui mènent à son déve­lop­pe­ment sont influen­cées par les struc­tures de pou­voir en place, par les inté­rêts domi­nants. Les machines à vapeur n’ont pas été déve­lop­pées dans un cadre arti­sa­nal et local, mais dans un contexte de com­pé­ti­tion indus­trielle intense où l’objectif était d’augmenter la pro­duc­tion à grande échelle. Les pre­mières hor­loges méca­niques n’étaient pas des outils du quo­ti­dien, mais des ins­tru­ments de régu­la­tion du tra­vail dans les monas­tères et les usines. L’intelligence arti­fi­cielle actuelle n’est pas conçue pour l’autonomie des indi­vi­dus, mais pour maxi­mi­ser la ges­tion des flux éco­no­miques, opti­mi­ser la pro­duc­tion, accroître la puis­sance des États et des entre­prises ain­si que la sur­veillance et le contrôle des masses.

Toute tech­no­lo­gie porte en elle les inten­tions de ceux ou celles qui l’ont conçue. Rien qu’au niveau concep­tuel, elle n’est jamais neutre : elle est façon­née dès l’origine par un cadre intel­lec­tuel, des cir­cons­tances sociales, morales, un état d’esprit qui reflètent les besoins et les valeurs d’une époque, d’un groupe ou d’une classe sociale, d’une struc­ture économique.

Cer­taines tech­no­lo­gies peuvent être conçues – sur le plan idéel, donc – par des êtres humains auto­nomes. Un canoë repose sur des prin­cipes phy­siques que n’importe quel être humain peut obser­ver et com­prendre empi­ri­que­ment, puis cher­cher à repro­duire en usant de maté­riaux simples. Ces tech­no­lo­gies sont direc­te­ment acces­sibles à la com­pré­hen­sion humaine, ne néces­si­tant pas de savoir par­ti­cu­liè­re­ment poin­tu et spé­cia­li­sé. D’autres, en revanche, ne peuvent être conçues que par la mobi­li­sa­tion de connais­sances poin­tues et spé­cia­li­sées. Leur concep­tion exige donc au préa­lable l’existence d’un sys­tème social carac­té­ri­sé par une pro­duc­tion de connais­sances poin­tues et spé­cia­li­sées, et donc l’existence d’une divi­sion et d’une spé­cia­li­sa­tion du tra­vail affé­rentes. La com­pré­hen­sion de ces tech­no­lo­gies demande des années de for­ma­tion, un accès à des ins­ti­tu­tions édu­ca­tives avan­cées et spé­cia­li­sées et des théo­ri­sa­tions intel­lec­tuelles très abs­traites. Une hor­loge méca­nique demande déjà des connais­sances pré­cises en ciné­ma­tique et en méca­nique des solides. Un micro­pro­ces­seur, en revanche, est incom­pré­hen­sible dans sa tota­li­té par un seul indi­vi­du : il mobi­lise des concepts en phy­sique quan­tique, en élec­tro­nique, en pro­gram­ma­tion, néces­si­tant des années d’études spé­cia­li­sées. Plus une tech­no­lo­gie est concep­tuel­le­ment sophis­ti­quée, plus elle concentre le savoir entre les mains de quelques spé­cia­listes (dont la for­ma­tion requiert un sys­tème social com­plexe), éloi­gnant la majo­ri­té des indi­vi­dus de la pos­si­bi­li­té de la conce­voir, de la modi­fier, ou même de la cri­ti­quer sur un plan tech­nique. Le savoir – comme la tech­no­lo­gie – devient alors un outil de domi­na­tion. Quelle « neutralité » ?

2. La production

Une fois qu’une tech­no­lo­gie est conçue intel­lec­tuel­le­ment, elle doit être fabriquée.

Pre­nons l’exemple de la pote­rie. On com­prend aisé­ment les fina­li­tés et les cir­cons­tances de sa concep­tion. La pote­rie répond à des besoins immé­diats, concrets et humains. Sur le plan maté­riel, elle néces­site des res­sources faci­le­ment acces­sibles, un simple mélange d’argile et d’eau que l’on trouve dans la plu­part des régions du monde. Contrai­re­ment aux maté­riaux modernes comme le plas­tique ou le verre indus­triel, qui néces­sitent des usines et des chaînes d’approvisionnement com­plexes, elle peut être fabri­quée avec des moyens rudi­men­taires, ne deman­dant qu’un four à bois ou même un simple feu de terre pour la cuis­son. Son savoir-faire, empi­rique et intui­tif, se trans­met direc­te­ment d’un indi­vi­du à l’autre, sans néces­si­ter d’institutions spé­cia­li­sées ni de for­ma­tion longue et hié­rar­chi­sée. Elle per­met aux com­mu­nau­tés de pro­duire leurs propres conte­nants, de conser­ver des ali­ments, de trans­por­ter de l’eau, et ce sans dépendre des indus­tries extrac­tives ou pétro­chi­miques. Faci­le­ment répa­rable et recy­clable, elle ne crée aucune dépen­dance à des cir­cuits de dis­tri­bu­tion cen­tra­li­sés : une jarre cas­sée peut être réduite en poudre et incor­po­rée à une nou­velle four­née d’argile. Ne néces­si­tant ni divi­sion exces­sive du tra­vail, ni spé­cia­li­sa­tion extrême, pou­vant être pra­ti­quée libre­ment par cha­cun, elle consti­tue une tech­nique fon­da­men­ta­le­ment démocratique.

Mais lorsque la pro­duc­tion d’une tech­no­lo­gie dépasse un cer­tain seuil de com­plexi­té, elle ne peut plus être réa­li­sée loca­le­ment, de manière artisanale.

Pre­nons l’exemple de l’ampoule élec­trique. À pre­mière vue, il s’agit d’un objet banal, pré­sent dans chaque foyer, qui semble pou­voir être fabri­qué avec des maté­riaux rela­ti­ve­ment simples : une enve­loppe en verre, un fila­ment métal­lique, un culot de fixa­tion. Pour­tant, dès que l’on s’intéresse à sa pro­duc­tion, on constate qu’elle dépasse lar­ge­ment le cadre arti­sa­nal et local, car elle repose sur une série de tech­no­lo­gies inter­dé­pen­dantes et d’infrastructures indus­trielles néces­si­tant une orga­ni­sa­tion sociale très complexe.

Le verre de l’ampoule ne peut pas être souf­flé arti­sa­na­le­ment comme du verre tra­di­tion­nel : il doit être d’une trans­pa­rence spé­ci­fique, d’une épais­seur régu­lière, et capable de résis­ter aux varia­tions de tem­pé­ra­ture. Il est pro­duit dans des usines spé­cia­li­sées, où le sable de silice est fon­du à très haute tem­pé­ra­ture, ce qui sup­pose une infra­struc­ture éner­gé­tique lourde. Le fila­ment de tungs­tène, uti­li­sé dans les ampoules à incan­des­cence clas­siques, est encore plus pro­blé­ma­tique : le tungs­tène est un métal rare, extrait de gise­ments situés en Chine, en Rus­sie ou en Boli­vie, et son raf­fi­nage néces­site des fours indus­triels attei­gnant plu­sieurs mil­liers de degrés. Il doit ensuite être trans­for­mé en fil ultra-fin grâce à des pro­cé­dés métal­lur­giques sophis­ti­qués qui ne peuvent être réa­li­sés que dans des ins­tal­la­tions hau­te­ment technologiques.

Les ampoules modernes, comme les LED, sont encore plus com­plexes. Elles contiennent des puces élec­tro­niques, fabri­quées à par­tir de semi-conduc­teurs néces­si­tant des tech­niques de pro­duc­tion ultra-spé­cia­li­sées, en salles blanches, avec des pro­cé­dés chi­miques et des maté­riaux rares (comme le gal­lium ou l’indium). Elles néces­sitent éga­le­ment des cir­cuits impri­més, des com­po­sants minia­tu­ri­sés et une chaîne logis­tique reliant plu­sieurs continents.

Une usine où l’on fabrique des LED

Enfin, une ampoule ne fonc­tionne pas seule : elle est conçue pour être ali­men­tée par un réseau élec­trique com­pre­nant des cen­trales de pro­duc­tion d’énergie, des trans­for­ma­teurs, des lignes à haute ten­sion, et impli­quant une ges­tion cen­tra­li­sée de la dis­tri­bu­tion de l’électricité. Contrai­re­ment à une simple lampe à huile ou à une bou­gie, qui peuvent être pro­duites et uti­li­sées loca­le­ment, une ampoule ne peut exis­ter en dehors d’un sys­tème indus­triel com­plexe. Sa concep­tion, sa pro­duc­tion et son usage sup­posent une divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail, une infra­struc­ture éner­gé­tique lourde et une dépen­dance totale à des chaînes de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion glo­ba­li­sées. En rai­son des nom­breuses impli­ca­tions sociales et maté­rielles de sa concep­tion et de sa pro­duc­tion, elle va néces­sai­re­ment de pair avec une orga­ni­sa­tion sociale tech­no­cra­tique – la pro­duc­tion d’ampoules et incom­pa­tible avec une socié­té réel­le­ment démo­cra­tique et égalitaire.

Les tech­no­lo­gies modernes ont en com­mun d’exiger des usines, des machines spé­cia­li­sées, des chaînes d’assemblage, des réseaux de trans­port éten­dus, toutes choses qui ne peuvent pas être pro­duites et gérées par des orga­ni­sa­tions sociales réel­le­ment démo­cra­tiques (soit à taille humaine, recou­rant à la démo­cra­tie directe), et pas non plus via quelque fédé­ra­lisme liber­taire (une chi­mère). Elles impliquent une concen­tra­tion du pou­voir éco­no­mique et poli­tique entre les mains de ceux qui contrôlent les infra­struc­tures. Elles exigent des tra­vailleurs hau­te­ment spé­cia­li­sés d’un côté (ingé­nieurs, cher­cheurs, tech­ni­ciens) et des tra­vailleurs exé­cu­tants de l’autre (ouvriers d’usine, mineurs, opé­ra­teurs de machines). Plus le pro­ces­sus de pro­duc­tion d’une tech­no­lo­gie est com­plexe, plus elle impose une divi­sion spé­cia­li­sée et hié­rar­chique du tra­vail et une cen­tra­li­sa­tion du pou­voir éco­no­mique et déci­sion­nel, où cer­tains conçoivent pen­dant que d’autres exé­cutent des tâches répé­ti­tives et aliénantes.

3. La technologie et ses usages

Même une fois pro­duite, une tech­no­lo­gie n’est pas « neutre » : son usage par­ti­cipe à façon­ner la socié­té qui l’adopte. Plus une socié­té devient tech­no­lo­gique, plus ses membres perdent leur auto­no­mie dans la satis­fac­tion de leurs besoins fon­da­men­taux. Avant l’électricité, les rythmes de la vie sui­vaient en géné­ral les cycles natu­rels du jour et de la nuit. Avec l’électrification, il devient impos­sible de vivre sans un réseau cen­tra­li­sé d’énergie, a mini­ma sans un vaste sys­tème tech­no-indus­triel en mesure de pro­duire des pan­neaux solaires, des bat­te­ries, des ondu­leurs, des câbles, etc. Avant la révo­lu­tion indus­trielle et l’informatique, les échanges et l’organisation du tra­vail étaient essen­tiel­le­ment gérés par des rela­tions directes et locales. Aujourd’hui, il est presque impos­sible de vivre sans dépendre d’outils numé­riques qui néces­sitent une infra­struc­ture mon­diale. À mesure que la tech­no­lo­gie pro­gresse, elle impose ses propres règles, elle pro­duit un cadre de vie de plus en plus nor­ma­tif auquel il est de plus en plus impos­sible d’échapper.

Pre­nons l’alimentation, un besoin pri­maire. Jadis, les socié­tés vivaient en grande par­tie de pêche, de chasse et/ou d’une agri­cul­ture locale et vivrière. Chacun∙e savait chas­ser, culti­ver, récol­ter, conser­ver ses den­rées. Avec l’industrialisation, l’alimentation a été prise en charge par des réseaux mas­sifs de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion. L’individu est deve­nu un simple consom­ma­teur pas­sif, inca­pable de pro­duire sa propre sub­sis­tance. Aujourd’hui, une ville ne peut sur­vivre plus de quelques jours sans appro­vi­sion­ne­ment exté­rieur : elle dépend de trans­ports rou­tiers, de chaînes logis­tiques, de cen­trales de dis­tri­bu­tion, toutes coor­don­nées par des sys­tèmes infor­ma­tiques inter­con­nec­tés. L’individu qui hier savait où et com­ment trou­ver du pois­son frais, faire du pain, culti­ver son pota­ger, conser­ver ses ali­ments, est aujourd’hui dépen­dant du super­mar­ché, inca­pable de répondre seul ou dans le cadre d’une com­mu­nau­té auto­nome, à échelle humaine, à son besoin le plus élémentaire.

Ensuite l’énergie. Là où les membres des socié­tés pré­in­dus­trielles uti­li­saient le bois, la trac­tion ani­male, l’eau et le vent, soit des sources d’énergie faci­le­ment acces­sibles et décen­tra­li­sées, le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique a pro­gres­si­ve­ment impo­sé une cen­tra­li­sa­tion de la pro­duc­tion éner­gé­tique. Aujourd’hui, l’énergie dont on dépend est pro­duite par un réseau d’infrastructures gigan­tesque : cen­trales élec­triques, réseaux à haute ten­sion, comp­teurs connec­tés. Les éner­gies dites « renou­ve­lables », « vertes » ou « propres » ne font pas excep­tion : un pan­neau solaire moderne ne peut être ni fabri­qué, ni répa­ré, ni recy­clé par celle ou celui qui l’utilise. Il requiert des mines de terres rares, des usines spé­cia­li­sées, des infra­struc­tures de trans­port mon­dia­li­sées et des réseaux élec­triques pilo­tés par des technocrates.

Ou par­lons trans­port et pre­nons l’exemple du bus, sou­vent pré­sen­té comme une alter­na­tive col­lec­tive et « éco­lo­gique » à la voi­ture indi­vi­duelle, mais qui, en réa­li­té, n’échappe en rien aux logiques sus­men­tion­nées. Jadis, les dépla­ce­ments humains s’effectuaient de manière auto­nome, grâce à des moyens de trans­port maî­tri­sables à l’échelle de l’individu ou d’une com­mu­nau­té à taille humaine (et donc poten­tiel­le­ment démo­cra­tiques) : la marche, le che­val, la mule, le canoë, la char­rette. Ces modes de trans­port ne néces­si­taient ni routes asphal­tées, ni sta­tions-ser­vice, ni réseaux de main­te­nance sophis­ti­qués, ni infra­struc­tures de pro­duc­tion indus­trielle, et s’intégraient très bien aux rythmes et aux contraintes du ter­ri­toire. Mais plus la socié­té s’est tech­no­lo­gi­sée, plus elle a exi­gé une infra­struc­ture lourde et com­plexe pour assu­rer les dépla­ce­ments, enfer­mant ses membres dans un réseau de trans­port rigide.

Ate­lier cen­tral Cham­pion­net, « les caisses métal­liques », 1958. Archives RATP 36354.

Contrai­re­ment à des moyens de trans­port réel­le­ment auto­no­mi­sant, le bus ne peut exis­ter sans un réseau d’infrastructures (rou­tières), une ges­tion cen­tra­li­sée des flux (iti­né­raires, tra­fic, per­son­nel, etc.) et une chaîne indus­trielle glo­bale pour sa pro­duc­tion et sa main­te­nance. En effet, pour fabri­quer un bus, il faut a mini­ma une indus­trie minière, des indus­tries sidé­rur­gique et métal­lur­gique pour le châs­sis et la car­ros­se­rie (géné­ra­le­ment en acier ou en alu­mi­nium) et de nom­breuses pièces (moteur, sus­pen­sion, direc­tion, essieux, etc.), une indus­trie chi­mique pour les pein­tures, les colles ou les revê­te­ments, une indus­trie pétro­chi­mique pour les plas­tiques, les huiles, les dif­fé­rents liquides (frein, refroi­dis­se­ment) et les car­bu­rants, une indus­trie élec­tro­nique pour ses sys­tèmes de ges­tion embar­qués, une logis­tique com­plexe pour assem­bler et dis­tri­buer les pièces déta­chées. Le bus exige en outre des routes entre­te­nues par l’État ou des auto­ri­tés locales, des dépôts et des ter­mi­naux spé­ci­fiques et un appro­vi­sion­ne­ment constant en car­bu­rant ou en élec­tri­ci­té. Il repré­sente un pro­duit par­mi d’autres d’un sys­tème sur lequel l’individu n’a qua­si­ment aucun pou­voir, dans lequel il doit se sou­mettre à des déci­sions cen­tra­li­sées, au pilo­tage d’autorités lointaines.

Loin de garan­tir l’autonomie des indi­vi­dus, le bus implique l’autorité de ges­tion­naires char­gés de pla­ni­fier la mobi­li­té des « res­sources humaines » du capi­ta­lisme indus­triel en fonc­tion d’impératifs éco­no­miques et admi­nis­tra­tifs. Cette perte d’autonomie est ren­for­cée par la divi­sion extrême du tra­vail qu’exige la pro­duc­tion et la main­te­nance des bus. Le bus est donc un très bon exemple de tech­no­lo­gie auto­ri­taire : il ne peut exis­ter sans une infra­struc­ture mas­sive, sans une ges­tion bureau­cra­tique cen­tra­li­sée, sans une pro­duc­tion indus­trielle mon­dia­li­sée. Il ne libère pas l’individu, il le confine dans un réseau où il devient dépen­dant de déci­sions prises ailleurs, où sa mobi­li­té ne lui appar­tient plus. La pro­duc­tion et l’utilisation de bus reposent sur l’existence préa­lable d’un sys­tème socio­tech­nique qui exerce un contrôle qua­si-total sur la manière dont les gens vivent, sur pour­quoi, quand, où et com­ment ils se déplacent.

4. Technologies autoritaires vs. technologies démocratiques

Le socio­logue et his­to­rien états-unien Lewis Mum­ford dis­tin­guait deux types de tech­no­lo­gies : les « tech­niques démo­cra­tiques » et les « tech­niques auto­ri­taires ». Par « tech­niques démo­cra­tiques », il dési­gnait les outils ou les tech­no­lo­gies (au sens large, le plus cou­rant) qui reposent sur « une méthode de pro­duc­tion à petite échelle », per­mettent « l’autogouvernement col­lec­tif, la libre com­munication entre égaux, la faci­li­té d’accès aux savoirs com­muns, la pro­tec­tion contre les contrôles exté­rieurs arbi­traires » et « l’au­tonomie per­son­nelle ». La « tech­nique démo­cra­tique », repo­sant « prin­ci­pa­le­ment sur la com­pé­tence humaine et l’énergie ani­male mais tou­jours acti­ve­ment diri­gée par l’artisan ou l’agriculteur », exige « rela­ti­ve­ment peu », est « ingé­nieuse et durable » et « très faci­le­ment adap­table et récu­pé­rable ». His­to­ri­que­ment, ces tech­niques démo­cra­tiques remontent « aus­si loin que l’usage pri­mi­tif des outils » et ont ain­si « sous-ten­du et sou­te­nu fer­me­ment toutes les cultures his­to­riques jusqu’à notre époque ».

En contraste, les « tech­niques auto­ri­taires », plus récentes, dont le déve­lop­pe­ment remonte « à peu près au qua­trième mil­lé­naire avant notre ère », ne confèrent « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au som­met de la hié­rar­chie sociale ». Ces tech­niques reposent en effet sur le « contrôle poli­tique cen­tra­li­sé qui a don­né nais­sance au mode de vie que nous pou­vons à pré­sent iden­ti­fier à la civi­li­sa­tion, sans en faire l’éloge », et éga­le­ment « sur une contrainte phy­sique impi­toyable, sur le tra­vail for­cé et l’esclavage », sur « la créa­tion de machines humaines com­plexes com­po­sées de pièces interdépen­dantes, rem­pla­çables, stan­dar­di­sées et spé­cia­li­sées — l’armée des tra­vailleurs, les troupes, la bureaucratie ».

Cap­tif des réseaux de la socié­té tech­no­lo­gique, contraint de vendre son temps de vie sur un « mar­ché du tra­vail », l’individu moderne n’a presque plus aucun contrôle sur la manière dont il passe ses jour­nées, se déplace (ou non), pro­duit sa nour­ri­ture, éclaire (ou construit) son loge­ment, chauffe son foyer ou encore se diver­tit. Pour tout cela, il dépend de déci­sions prises par des struc­tures qu’il ne maî­trise pas. Et plus la tech­no­lo­gie avance, plus elle impose ses exi­gences, son cadre arti­fi­ciel d’existence, consti­tué de chaînes de dépen­dances opaques. Alors que les indi­vi­dus étaient autre­fois capables de satis­faire direc­te­ment leurs besoins vitaux, ils sont désor­mais enfer­més dans un réseau tech­nique et éco­no­mique qu’ils ne contrôlent pas, où ils ne sont plus que des rouages inter­chan­geables. Cette dépos­ses­sion n’est pas acci­den­telle : elle est inhé­rente au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique lui-même.

Une socié­té démo­cra­tique et éga­li­taire ne peut pas sim­ple­ment uti­li­ser n’importe quelle tech­no­lo­gie et espé­rer en faire un usage juste. La tech­no­lo­gie n’est jamais neutre : elle pos­sède tou­jours des impli­ca­tions – plus ou moins nom­breuses, plus ou moins rigides. Choi­sir une tech­no­lo­gie, c’est déjà choi­sir un mode d’organisation sociale. Pour conce­voir une socié­té réel­le­ment éga­li­taire, démo­cra­tique, libre, auto­nome, nous ne pou­vons pas nous conten­ter de ques­tion­ner les ins­ti­tu­tions : nous devons aus­si ques­tion­ner la tech­no­lo­gie. Une socié­té démo­cra­tique ne peut repo­ser que sur des tech­no­lo­gies démocratiques.

5. La course à la puissance et le piège technologique

Comme on l’a vu, la haute tech­no­lo­gie – la tech­no­lo­gie auto­ri­taire – ne se déve­loppe pas selon une logique maî­tri­sable, orches­trée par des choix conscients. Son déve­lop­pe­ment n’est pas orien­té par la popu­la­tion dans son ensemble – il est évident que les gens ordi­naires n’ont aucun pou­voir réel sur l’évolution tech­no­lo­gique, se conten­tant d’adopter les inno­va­tions qui s’imposent à eux. Mais il serait tout aus­si illu­soire de croire que les élites tech­no­cra­tiques, les gou­ver­ne­ments ou les indus­triels contrôlent entiè­re­ment le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. Certes, ils en financent et en pilotent cer­tains aspects, mais ils ne font que répondre aux impé­ra­tifs d’un sys­tème qui les dépasse autant qu’il dépasse les autres.

La haute tech­no­lo­gie suit un mou­ve­ment auto­nome, autoa­li­men­té, chaque inno­va­tion ren­dant la sui­vante néces­saire. Parce qu’une fois qu’une nou­velle tech­no­lo­gie existe, elle devient impos­sible à igno­rer ou à reje­ter sans ris­quer d’être dépas­sé par ceux qui l’adoptent. Ce phé­no­mène est consub­stan­tiel à la course à la puis­sance – entre super­puis­sances, entre États, entre entre­prises – qui anime le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle depuis son avè­ne­ment, et même celui de la civi­li­sa­tion tout court, dans une cer­taine mesure, depuis plu­sieurs mil­lé­naires. La haute tech­no­lo­gie pro­gresse non parce qu’elle répond à des besoins réels, mais parce qu’elle est deve­nue un moyen de puis­sance. Toute avan­cée tech­nique est immé­dia­te­ment per­çue comme un atout stra­té­gique : mili­taire, éco­no­mique, poli­tique. Dès lors, refu­ser d’exploiter une inno­va­tion, c’est offrir un avan­tage à son rival, s’exposer à une perte de contrôle, se condam­ner à une posi­tion d’infériorité. On ne choi­sit pas d’adopter une tech­no­lo­gie, on y est contraint par la peur d’être dis­tan­cé, affai­bli, dominé.

La bombe ato­mique l’illustre bien : après Hiro­shi­ma et Naga­sa­ki, il était incon­ce­vable que d’autres puis­sances ne déve­loppent pas à leur tour leur propre arse­nal nucléaire. Mais la logique est la même pour les bio­tech­no­lo­gies. La course au séquen­çage du génome humain et à l’ingénierie géné­tique s’est impo­sée comme une néces­si­té stra­té­gique, pous­sant labo­ra­toires, gou­ver­ne­ments et entre­prises phar­ma­ceu­tiques à inves­tir mas­si­ve­ment dans des domaines aux effets incon­trô­lables. De même, l’essor du réseau numé­rique mon­dial, avec la 5G, l’internet des objets et l’intelligence arti­fi­cielle, n’est pas un choix poli­tique ou éco­no­mique ration­nel, mais une obli­ga­tion impo­sée par la course à la puis­sance, qui prend ici la forme de la com­pé­ti­tion tech­no­lo­gique : chaque acteur éco­no­mique et chaque État doit suivre, non parce qu’il a réel­le­ment mesu­ré les consé­quences de cette infra­struc­ture et qu’il le sou­haite fon­da­men­ta­le­ment, mais parce qu’aucun ne peut se per­mettre de lais­ser les autres gagner en puissance.

Contrai­re­ment à ce que s’imaginent des « éco­lo­gistes » naïfs, le déve­lop­pe­ment des éner­gies pré­ten­du­ment « renou­ve­lables », « propres », etc., et des tech­no­lo­gies dites « vertes » (qui ne sont en réa­li­té jamais « vertes », qui n’ont rien d’écologiques) n’est pas le fruit d’une volon­té géné­rale de sau­ver la pla­nète, d’un véri­table sou­ci pour la bio­sphère, mais une évo­lu­tion dic­tée par les inté­rêts éco­no­miques et poli­tiques domi­nants. Ces éner­gies et ces tech­no­lo­gies ne sont et ne seront déve­lop­pées que dans la mesure où la course à la puis­sance peut en tirer parti.

Ce n’est pas la socié­té qui contrôle la haute tech­no­lo­gie, mais la haute tech­no­lo­gie qui redes­sine la socié­té à son image, en l’enfermant dans un pro­ces­sus d’innovation per­pé­tuelle, où il n’existe plus d’issue en dehors de la fuite en avant – il s’agit d’une des rai­sons pour les­quelles on peut par­ler de tech­no­lo­gie « autoritaire ».

Pour celles et ceux qui sou­haitent mettre un terme au désastre humain, social et éco­lo­gique, il n’y a jamais eu qu’une seule direc­tion – la plus impro­bable de toutes à ce stade. Faire machine arrière. Sor­tir de la socié­té indus­trielle. Détech­no­lo­gi­ser, désur­ba­ni­ser, dés­in­dus­tria­li­ser, désar­ti­fi­cia­li­ser le monde, afin de reve­nir à des socié­tés dans les­quelles les dis­po­si­tions sociales et la tech­no­lo­gie seraient sus­cep­tibles d’être conçues de manière démo­cra­tique. Aus­si impro­bable que soit la réa­li­sa­tion d’un tel objec­tif, nous devons conti­nuer à le défendre.

Com­ment sor­tir du piège technologique ?

Au point où nous en sommes rendu∙es, et au vu des méca­nismes de ver­rouillage de la tra­jec­toire géné­rale dis­cu­tés ci-avant, il se pour­rait bien que notre meilleure – voire unique – chance de mettre un terme à la course à la puis­sance et de pré­ci­pi­ter une sor­tie de la civi­li­sa­tion indus­trielle réside dans un mou­ve­ment d’écosabotage. En s’en pre­nant au bon moment, en fonc­tion des oppor­tu­ni­tés, des crises, etc., à des points névral­giques du sys­tème tech­no-indus­triel, un tel mou­ve­ment pour­rait impul­ser le déman­tè­le­ment de l’ordre tech­no-indus­triel dominant.

Nico­las Casaux

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« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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