Francine Sporenda : « Le sexisme est présent dans la formulation même des lois. »

Francine Sporenda : « Le sexisme est présent dans la formulation même des lois. »

Audrey A. s’en­tre­tient avec Fran­cine Spo­ren­da à l’occasion de la sor­tie de La Mys­ti­fi­ca­tion patriar­cale.

Audrey A. : Dans cet échange, Fran­cine Spo­ren­da dis­sèque la manière dont les struc­tures patriar­cales façonnent et ins­tru­men­ta­lisent la loi, la sexua­li­té et les dyna­miques poli­tiques au ser­vice du main­tien de la domi­na­tion mas­cu­line. De la récu­pé­ra­tion des luttes fémi­nistes à la vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle dégui­sée en pro­tec­tion des femmes, elle expose les rouages d’un sys­tème conçu pour recon­duire l’oppression sous des formes renouvelées.

Une dis­cus­sion inci­sive sur les illu­sions légales, la com­pli­ci­té des pro­gres­sistes et l’éternelle muta­tion du patriar­cat pour assu­rer sa survie.

Audrey A. (AA) : Dans ton livre, tu démontres com­ment de nom­breuses lois pré­ten­du­ment fémi­nistes, cen­sées pro­té­ger les femmes, finissent en réa­li­té par pro­té­ger les agres­seurs. Les fémi­nistes libé­rales estiment que ces lois sont bien conçues, mais que leur appli­ca­tion est entra­vée par un manque de moyens et de for­ma­tion des acteurs judi­ciaires (magis­trats, poli­ciers, etc.). Selon elles, les avan­cées sont sim­ple­ment trop lentes, et il suf­fi­rait d’intensifier l’éducation des hommes pour faire évo­luer le sys­tème. Mais le pro­blème réside-t-il réel­le­ment dans l’application des lois et l’éducation des hommes, ou bien ces textes sont-ils, dès leur concep­tion, struc­tu­rés pour être inef­fi­caces, au point que les vic­times n’aient aucun inté­rêt à cher­cher justice ?

Fran­cine Spo­ren­da (FS) : Il est pro­blé­ma­tique de croire que des lois pas­sées par une majo­ri­té par­le­men­taire qui reste encore très mas­cu­line (36% de femmes à l’Assemblée natio­nale en 2024, en recul pour les deux der­nières élec­tions légis­la­tives), dans une socié­té où les hommes sont encore lar­ge­ment aux com­mandes et où l’idéologie patriar­cale imprègne et struc­ture l’ensemble des inter­ac­tions sociales puissent véri­ta­ble­ment être non-sexistes[1]. Le sexisme est pré­sent dans la for­mu­la­tion même des lois et dans leurs objec­tifs expli­cites ou impli­cites. Et il se dis­si­mule sous le masque d’une sup­po­sée neutralité/impartialité de la loi et de la jus­tice, qui sont cen­sées ne faire aucune dif­fé­rence entre les jus­ti­ciables et trai­ter éga­le­ment riches et pauvres, blancs et non-Blancs, femmes et hommes — prin­cipe évi­dem­ment illu­soire. Si même l’égalité face la loi était pos­sible, et alors que des inéga­li­tés majeures existent entre ces caté­go­ries, elle ne rédui­rait pas ces inéga­li­tés : dans une situa­tion d’inégalité, l’égalité est par défi­ni­tion contraire à l’équité et trai­ter éga­le­ment domi­nées et domi­nants, alors que ces der­niers dis­posent de richesses, de pri­vi­lèges et de pro­tec­tions que n’ont pas les femmes, désa­van­tage mani­fes­te­ment ces der­nières — c’est la consta­ta­tion sur laquelle se fondent les poli­tiques de dis­cri­mi­na­tion posi­tive, comme la loi sur la pari­té hommes/femmes sur les listes de can­di­dats aux élec­tions. Un exemple par­mi d’autres de loi struc­tu­rel­le­ment sexiste qui est un piège pour les femmes : la loi punis­sant le har­cè­le­ment sexuel. Avant de prendre connais­sance du texte de cette loi, je me deman­dais pour­quoi tant d’hommes accu­sés de har­cè­le­ment sexuel, et dans le cas où la plainte n’aboutit pas, lancent un contre-pro­cès contre leur accu­sa­trice pour dénon­cia­tion calom­nieuse ou dif­fa­ma­tion et le gagnent assez sou­vent. C’est en lisant ce texte que j’ai com­pris : comme le texte ci-des­sous le pré­cise[2], lors­qu’une femme vic­time de har­cè­le­ment sexuel veut dénon­cer un membre de son entre­prise qui lui inflige des paroles ou actes répé­tés consti­tu­tifs de har­cè­le­ment sexuel, elle ne doit dénon­cer le per­pé­tra­teur de ces actes qu’à son employeur, aux ser­vices de l’Ins­pec­tion du tra­vail et éven­tuel­le­ment au CSE.

Donc si les élé­ments dont dis­pose la jus­tice ne per­mettent pas d’é­ta­blir les faits de har­cè­le­ment, et que l’ac­cu­sé s’en sort avec un non-lieu (c’est-à-dire si les élé­ments recueillis ne per­mettent pas de carac­té­ri­ser suf­fi­sam­ment l’in­frac­tion), ou si le juge d’ins­truc­tion décide de pro­non­cer un sans suite (c’est-à-dire qu’il déter­mine qu’il n’y a pas lieu de pour­suivre l’ac­cu­sé en jus­tice), non seule­ment l’ac­cu­sé est à tort consi­dé­ré par la socié­té comme inno­cent (le fait qu’il n’ait pas été pos­sible de ras­sem­bler assez d’élé­ments pour que sa culpa­bi­li­té soit prou­vée n’é­tant abso­lu­ment pas syno­nyme d’in­no­cence judi­ciai­re­ment par­lant), mais en plus, si la vic­time n’a pas dénon­cé son agres­seur exclu­si­ve­ment aux enti­tés ci-des­sus, l’ac­cu­sé est en droit de la pour­suivre en jus­tice, avec toutes les chances de gagner son procès.

Car quelle est la réac­tion typique des vic­times de har­cè­le­ment sexuel ? Elles en parlent autour d’elle, à leurs col­lègues — pour savoir s’il y a d’autres femmes qui sont aus­si vic­times du har­ce­leur — à leur famille, à leurs amis, elles peuvent aller dénon­cer leur har­ce­leur à la police, à des jour­na­listes, ou en par­ler sur les réseaux sociaux. C’est ce que j’ai fait quand j’ai été vic­time de harcèlement.

Dans ce cas, et si la jus­tice ne retient pas leur accu­sa­tion, le fait qu’elles aient dénon­cé le har­cè­le­ment à toutes sortes de gens per­met au har­ce­leur de la pour­suivre pour dénon­cia­tion calom­nieuse ou dif­fa­ma­tion. Quelle vic­time est au cou­rant de ces clauses et par consé­quent ne dénon­ce­ra son agres­seur que dans les condi­tions pré­vues par la loi ? Aucune, à part quelques juristes. C’est le coup clas­sique de la clause qui tue, en tout petits carac­tères dans le contrat. 

On pos­tule que les vic­times connaissent ces dis­po­si­tions légales, ou vont aller direc­te­ment prendre conseil d’un·e avocat·e dès qu’elles sont har­ce­lées. Ce n’est qu’ex­cep­tion­nel­le­ment le cas, la majo­ri­té des vic­times — sou­vent au bas de l’é­chelle dans l’en­tre­prise — n’ont pas la moindre idée de l’exis­tence de ces clauses. C’est un véri­table piège ten­du aux femmes, et cela explique pour­quoi, en plus du fait que 90% des dénon­cia­tions pour har­cè­le­ment sexuel finissent par un non-lieu[3], il y a tant de har­ce­leurs accu­sés qui lancent un contre-pro­cès pour dif­fa­ma­tion ou dénon­cia­tion calom­nieuse contre leur vic­time — et le gagnent sou­vent. Je me demande même s’il n’y a pas davan­tage de vic­times condam­nées pour dénon­cia­tion calom­nieuse ou dif­fa­ma­tion que de har­ce­leurs condam­nés pour harcèlement.

Superbe exemple de ce que j’ap­pelle dans mon livre « les cadeaux empoi­son­nés du patriar­cat » : des lois annon­cées à son de trompe par les gou­ver­ne­ments et les médias comme de majeures avan­cées fémi­nistes pro­té­geant les femmes contre les vio­lences, qui sont de véri­tables pièges et qui les sou­mettent en fait à une re-vic­ti­mi­sa­tion sys­té­mique très violente.

C’est vrai aus­si en ce qui concerne les lois sur le viol, et celle sur la garde alter­née des enfants, qui repré­sente une grande vic­toire de SOS Papa. Nous vendre ces lois comme pro­tec­trices et nous inci­ter à por­ter plainte en jus­tice et à ne sur­tout ne rien faire d’autre quand nous sommes vic­times de har­cè­le­ment ou d’a­gres­sion, c’est nous tendre un véri­table tra­que­nard : non seule­ment nos plaintes n’ont presque aucune chance de débou­cher sur une condam­na­tion de nos agres­seurs par un tri­bu­nal, mais en plus c’est nous qui nous nous retrou­vons ensuite au banc des accusées. 

AA : His­to­ri­que­ment, la gauche a sou­vent été à l’avant-garde de la défense des droits des mino­ri­tés sexuelles, mais on observe aus­si qu’elle a fré­quem­ment défen­du des formes de sexua­li­tés mas­cu­lines oppres­sives (pléo­nasme) sous cou­vert de pro­grès (de la défense de la pédo­phi­lie dans les années 70 à son sou­tien aux proxé­nètes aujourd’hui). Pour­quoi la gauche, cen­sée être un levier d’émancipation, semble-t-elle tou­jours s’aligner sur les inté­rêts sexuels mas­cu­lins au détri­ment des groupes les plus vul­né­rables, notam­ment les femmes et les enfants ? Penses-tu que cette ten­dance est struc­tu­relle et indé­pas­sable dans la pen­sée de gauche ?

FS : Si l’on revient aux théo­ries poli­tiques qui sont au fon­de­ment des mou­ve­ments et par­tis de gauche en Europe, essen­tiel­le­ment le mar­xisme, on constate que, même s’ils étaient tous les deux sexistes dans leurs com­por­te­ments per­son­nels et dans leurs ana­lyses, Marx et Engels ont au moins condam­né la pros­ti­tu­tion comme une injus­tice sociale et ont expri­mé de la com­pas­sion envers les femmes qui s’y adon­naient. Cela dit, ils n’ont don­né à cette acti­vi­té qu’une expli­ca­tion pure­ment éco­no­mique, sans voir que, si c’était la seule expli­ca­tion, se pros­ti­tuer serait une solu­tion à laquelle les hommes pauvres auraient éga­le­ment recours, ce qui est com­pa­ra­ti­ve­ment excep­tion­nel, à leur époque comme à la nôtre.

Et sur­tout, ils ne mettent jamais direc­te­ment en cause la res­pon­sa­bi­li­té mas­cu­line dans le com­merce du sexe, mais seule­ment la res­pon­sa­bi­li­té des capi­ta­listes qui ne payaient pas assez leurs ouvrières pour qu’elles puissent sub­sis­ter sans se pros­ti­tuer — comme si les pro­lé­taires n’allaient jamais au bor­del (au 19ème siècle, il exis­tait des mai­sons closes bon mar­ché pour le peuple et plus chères pour les bour­geois). Il y a donc une tache aveugle ori­gi­nelle dans le regard que la gauche porte sur la pros­ti­tu­tion : sa thèse est qu’elle n’est rien d’autre que le pro­duit de l’exploitation capi­ta­liste et ne pour­ra dis­pa­raître qu’avec elle. Ce qui évite de mettre en cause les hommes à titre col­lec­tif et occulte le fait que la pros­ti­tu­tion est le corol­laire inévi­table de leur domi­na­tion sys­té­mique sur les femmes. Et ce qui per­met aus­si de nier la néces­si­té d’un mou­ve­ment fémi­niste auto­nome : puisque l’oppression des femmes ne dis­pa­raî­tra qu’avec le capi­ta­lisme, il est contre-pro­duc­tif que les femmes s’investissent dans un mou­ve­ment qui leur soit propre, elles doivent plu­tôt consa­crer toute leur éner­gie à sou­te­nir les luttes des mou­ve­ments anticapitalistes.

Il en va de même pour d’autres formes d’oppression et d’exploitation des femmes par les hommes : quand il parle de l’exploitation domes­tique et fami­liale des femmes, Engels ne la constate que chez les femmes de la bour­geoi­sie et affirme qu’elle n’existe pas chez les pro­lé­taires — affir­ma­tion absurde et par­fai­te­ment ten­dan­cieuse. Dans sa théo­rie du tra­vail comme source de la plus-value, Marx ignore tota­le­ment le tra­vail domes­tique, immense tache aveugle qu’ont dénon­cée les fémi­nistes de la Deuxième vague[4]. Alors que la ques­tion com­men­çait à être dis­cu­tée, par cer­tains socia­listes uto­piques en par­ti­cu­lier, ni Marx ni Engels ne voyaient l’intérêt d’un quel­conque contrôle des nais­sances ; pour eux, la dis­pa­ri­tion de l’exploitation capi­ta­liste garan­ti­rait aux mères des condi­tions opti­males pour avoir et éle­ver des enfants, aus­si nom­breux qu’ils soient, et la notion de contrôle des nais­sances rele­vait pour eux du mal­thu­sia­nisme. Pour ce qui est des vio­lences domes­tiques, les textes mar­xistes en parlent très peu et les attri­buent essen­tiel­le­ment à l’alcoolisme. Et ils ne parlent pra­ti­que­ment pas des vio­lences sexuelles autres que la pros­ti­tu­tion (viol, inceste, pédo­phi­lie, etc.), cer­tai­ne­ment par pudi­bon­de­rie, mais aus­si parce qu’elles ne peuvent être rat­ta­chées à des causes éco­no­miques. Autre­ment dit, leur éco­no­misme, leur pré­ju­gé a prio­ri favo­rable envers les pro­lé­taires, leur pru­de­rie bour­geoise et leur sexisme fon­cier empêchent Marx et Engels d’avoir une vision en pro­fon­deur de la condi­tion des femmes à leur époque, d’où le fait que des élé­ments struc­tu­rants de cette condi­tion sont igno­rés : dès l’origine, les fon­de­ments théo­riques de la pen­sée de gauche sont pro­fon­dé­ment androcentrés.

Et cela n’a un peu chan­gé que depuis peu. Rap­pe­lons aus­si que, à de nom­breuses reprises, des fémi­nistes ont essayé de « vendre » la lutte fémi­niste aux socia­listes et pro­gres­sistes, de leur faire com­prendre la logique et la néces­si­té de sou­te­nir nos luttes, pen­dant long­temps sans grand suc­cès : Huber­tine Auclert et Made­line Pel­le­tier, entre autres, s’y sont essayées, mais elles ont fini par bais­ser les bras. Pen­dant long­temps, les syn­di­ca­listes se sont oppo­sés à l’entrée des femmes dans le monde du tra­vail (uni­vers trop bru­tal pour elles, et occa­sion de pro­mis­cui­té avec les hommes qui met­trait en péril leur chas­te­té), ont même refu­sé d’admettre des femmes dans leurs syn­di­cats. Pen­dant long­temps, les radi­caux se sont oppo­sés au vote des femmes (par crainte que, influen­cées par les prêtres, elles votent à droite). Pen­dant long­temps, le Par­ti com­mu­niste fran­çais a été hos­tile au fémi­nisme, « un mou­ve­ment bour­geois et contre-révo­lu­tion­naire », s’est oppo­sé au droit à l’avortement et a défen­du les valeurs fami­liales et les familles nom­breuses : il fal­lait que la classe ouvrière soit démo­gra­phi­que­ment forte[5]. Même si le Par­ti socia­liste a fait un peu mieux quand Fran­çois Mit­ter­rand a sou­te­nu le droit à l’accès à la contra­cep­tion dès 1965, il par­ta­geait aus­si avec le PCF la vision du carac­tère bour­geois du mou­ve­ment fémi­niste. Et pen­dant long­temps, les femmes ont été peu pré­sentes dans la hié­rar­chie de ces par­tis. Ce n’est pas néces­sai­re­ment sous des gou­ver­ne­ments de gauche que des lois favo­rables aux femmes ont été votées (avor­te­ment, secré­ta­riat aux Droits des femmes). On voit que l’ADN de la gauche n’est pas ori­gi­nel­le­ment fémi­niste, et ce n’est qu’à par­tir de la Deuxième vague qu’une timide évo­lu­tion s’est esquis­sée, qui est encore loin d’être achevée.

Aujourd’hui, les­Bro­li­garques tels que Peter Thiel (à gauche) et les influen­ceurs mas­cu­li­nistes tels qu’Andrew Tate veulent reti­rer le droit de vote aux femmes.

S’ajoute à ça que, depuis quelque temps, les proxé­nètes ont pro­cé­dé à un très habile reloo­kage séman­tique du voca­bu­laire concer­nant la pros­ti­tu­tion, un reloo­kage à conno­ta­tions pro­gres­sistes, voire fémi­nistes : le mot de pros­ti­tuée a été rem­pla­cé par « tra­vailleuse du sexe », les lob­bies de proxé­nètes ont été rebap­ti­sés « syn­di­cats de tra­vailleuses du sexe », le slo­gan fémi­niste « mon corps mon choix » en défense du droit à l’avortement, a été trans­po­sé à la pros­ti­tu­tion comme droit des femmes à vendre l’accès à leur corps aux clients. La défense de la pros­ti­tu­tion est ain­si deve­nue une cause de gauche, ce qui a four­ni une cau­tion idéo­lo­gique aux fan­tasmes et aux féti­chismes des hommes de gauche : aller voir une pros­ti­tuée deve­nait ain­si qua­si­ment un acte mili­tant, tan­dis que leur défense de la por­no­gra­phie était jus­ti­fiée au nom de la liber­té d’expression (cause qui est main­te­nant lar­ge­ment récu­pé­rée par la droite « on ne peut plus rien dire »). Mais en fait, ce ripo­li­nage lexi­cal ren­voie essen­tiel­le­ment à la domi­na­tion idéo­lo­gique de la pen­sée néo-libé­rale, à laquelle la gauche n’a pas échap­pé : à la figure de la pros­ti­tuée-vic­time tra­fi­quée par de cra­pu­leux proxé­nètes a suc­cé­dé celle de la pros­ti­tuée autoen­tre­pre­neuse qui gère sa petite entre­prise en habile com­mer­çante et qui vit la pros­ti­tu­tion non comme dégra­dante, dan­ge­reuse et exploi­ta­trice, mais comme l’expression éco­no­mique « empou­voi­rante » de son « agentivité » …

Point inté­res­sant que tu sou­lèves : le sou­tien de la gauche à la pédo­phi­lie dans les années 1970. Ce sou­tien a été expri­mé au nom de la défense de mino­ri­tés oppri­mées : les enfants qui avaient droit à une sexua­li­té, bri­més par des parents pudi­bonds, les pédo­philes qui avaient droit à leur sexua­li­té, bri­més par une socié­té sexuel­le­ment coin­cée et répres­sive. Il fal­lait libé­rer tout ça, enfants et pédo­philes dans le même sac. Cette vision aber­rante a pu se déve­lop­per parce que les lob­bies pédo­philes ont très habi­le­ment su asso­cier leur cause — c’est ce qu’on appelle en anglais le « pig­gy­ba­cking ») — à celle d’autres mino­ri­tés, celles-là indis­cu­ta­ble­ment légi­times : les LGB (sans T, les T sont venus plus tard). Ce qui leur a per­mis de faire pas­ser une para­phi­lie cri­mi­nelle, la pédo­phi­lie, comme une pré­fé­rence sexuelle comme une autre, au même titre que l’homosexualité, les pédo­cri­mi­nels pour une mino­ri­té oppri­mée et leurs reven­di­ca­tions de libre accès sexuel aux enfants comme une cause pro­gres­siste.

AA : Plu­tôt que d’être une simple absence de régu­la­tion, cette inac­tion face à la por­no­gra­phie n’équivaut-elle pas à un sou­tien impli­cite aux pra­tiques sexuelles fon­dées sur la domi­na­tion et la déshu­ma­ni­sa­tion des femmes ? Puisque l’État n’hésite pas à cen­su­rer d’autres conte­nus jugés « nui­sibles », en quoi l’extrême vio­lence miso­gyne lar­ge­ment dif­fu­sée dans la por­no­gra­phie mérite-t-elle cette excep­tion ? La posi­tion actuelle du légis­la­teur revient-elle à garan­tir un droit à l’exploitation sexuelle mas­cu­line sous cou­vert de liber­té d’expression, tout en déniant aux femmes leur droit fon­da­men­tal de ne pas être socia­li­sées dans une nor­ma­li­sa­tion de la vio­lence sexuelle à leur égard ?

FS : Oui, les fémi­nistes ont remar­qué depuis long­temps que si des lois existent pour punir les pro­pos racistes, ce qui est évi­dem­ment abso­lu­ment indis­pen­sable, on ne trouve pas de telles lois pour les images por­no­gra­phiques met­tant en scène des femmes sou­mises à toutes sortes de tor­tures (étran­gle­ment, mul­tiples péné­tra­tions, BDSM) ou à des pra­tiques dou­lou­reuses (sodo­mie), images qui sont omni­pré­sentes sur le net, et dont l’omni­pré­sence a nor­ma­li­sé les pra­tiques sexuelles sus­men­tion­nées, récla­mées par les hommes à leur com­pagne, et non plus seule­ment aux femmes qu’ils payent pour satis­faire leurs fan­tasmes. Si on mon­trait des images d’Africains-Américains lyn­chés par des poli­ciers aux États-Unis à titre de diver­tis­se­ment, on ima­gine l’horreur et le scan­dale que de telles images pro­vo­que­raient, alors que des trai­te­ments aus­si vio­lents infli­gés à des femmes ne sus­citent guère de pro­tes­ta­tions, à part celles des fémi­nistes radicales.

Alors oui, on peut dire que la posi­tion du légis­la­teur revient à garan­tir l’exploitation sexuelle mas­cu­line, et même que cette exploi­ta­tion sexuelle est plus impor­tante que jamais, que c’est LA nou­velle forme de contrôle des femmes inau­gu­rée par le sys­tème andro-supré­ma­ciste depuis l’ère de la libé­ra­tion sexuelle, (l’ancienne/traditionnelle étant le mariage, la mater­ni­té et la famille, qui n’ont évi­dem­ment pas dis­pa­ru, donc effet cumu­la­tif), et que l’inaction de l’État face à cet état de choses met en évi­dence son carac­tère fon­ciè­re­ment et obs­ti­né­ment patriar­cal. Les hommes res­tent fer­me­ment aux manettes dans les struc­tures de pou­voir poli­tique et éco­no­mique, la pari­té homme/femme est essen­tiel­le­ment quan­ti­ta­tive, mais pas qua­li­ta­tive, elle sert même (autre exemple de récu­pé­ra­tion patriar­cale des lois pro­fé­mi­nistes) à camou­fler cette per­sis­tante exclu­sion des femmes des cercles de pou­voir réels (par oppo­si­tion aux cercles de pou­voir for­mels, à l’âge du gou­ver­ne­ment par 49–3). Les seuls cas où les femmes accèdent aux plus hautes posi­tions poli­tiques, c’est dans des struc­tures poli­tiques expli­ci­te­ment fon­dées sur le prin­cipe de la supé­rio­ri­té virile (via le prin­cipe du culte du chef et la mytho­lo­gie de « l’homme fort ») et au ser­vice d’objectifs mas­cu­li­nistes — les par­tis d’extrême droite.

L’ignoble cou­ver­ture de juin 1978.

AA : Les mou­ve­ments de libé­ra­tion sexuelle ont sur­tout ser­vi à libé­rer la sexua­li­té mas­cu­line, impo­sant aux femmes de nou­velles injonc­tions sous cou­vert d’émancipation. Rien de nou­veau, juste un recy­clage du tra­di­tion­nel « sois gen­tille et tais-toi » dans sa ver­sion moderne : accepte les hommes féti­chistes dans tes espaces, laisse-les redé­fi­nir la réa­li­té, plie-toi à leurs fan­tasmes et sur­tout, ne bronche pas (« Be Kind »). On a chan­gé l’emballage, mais le mes­sage reste le même. A‑t-on jamais connu, ou même appro­ché, ce que serait une véri­table libé­ra­tion de la sexua­li­té féminine ?

FS : Non, bien sûr, parce qu’une libé­ra­tion réelle est impos­sible dans une socié­té patriar­cale. Tant que les femmes auront des salaires et des retraites signi­fi­ca­ti­ve­ment infé­rieures à celles des hommes, elles seront obli­gées de conti­nuer à pra­ti­quer « l’échange éco­no­mi­co-sexuel » étu­dié par l’anthropologue Pao­la Tabet : dans ce contexte d’inégalité éco­no­mique, se mettre en couple implique que le choix du par­te­naire avec qui elles ont des rela­tions sexuelles pro­cède de consi­dé­ra­tions prio­ri­tai­re­ment ou en par­tie pécu­niaires. Et il ne peut pas y avoir de liber­té sexuelle pour les femmes dans le couple puisque cette ins­ti­tu­tion patriar­cale est fon­dée sur l’idée qu’elles doivent des rela­tions sexuelles à leur mari, qu’elles en aient envie ou non : le sexe « consen­ti, mais non dési­ré » étant une norme du couple, toute liber­té sexuelle est par défi­ni­tion exclue pour elles tant que cette norme per­dure. De toute façon, l’institution hété­ro­sexuelle, dans son prin­cipe même, repose sur le contrôle et la régu­la­tion de la sexua­li­té fémi­nine : dans le couple hété­ro, le corps et la sexua­li­té de la femme sont appro­priés par un homme, et non l’inverse, il en use à son gré tan­dis qu’elle n’en a plus la libre dis­po­si­tion. L’initiative et le dérou­le­ment des rela­tions sexuelles sont sa pré­ro­ga­tive, le rôle de la femme se bor­nant à consen­tir à ses ini­tia­tives, et son refus n’étant pas tou­jours enten­du. Si même des femmes cher­chaient, ne serait-ce qu’à titre de repré­sailles, à se conduire comme des hommes et à pra­ti­quer autant qu’eux la poly­ga­mie simul­ta­née, cela ne serait guère pos­sible étant don­né — comme l’a sou­li­gné Shei­la Jef­freys — qu’elles n’ont aucune classe à domi­ner et à objec­ti­ver sexuel­le­ment. De plus, le double stan­dard sexiste en ce qui concerne la liber­té sexuelle per­siste obs­ti­né­ment, et une femme qui se conduit en Don Juan sera socia­le­ment stig­ma­ti­sée. En fait, la libé­ra­tion sexuelle des années 1960 et 1970 a seule­ment visé à condi­tion­ner les femmes à répondre mieux et plus com­plè­te­ment aux exi­gences sexuelles mas­cu­lines, tant qua­li­ta­ti­ve­ment (il ne fal­lait plus être fri­gide, on devait impé­ra­ti­ve­ment jouir de la péné­tra­tion) que quan­ti­ta­ti­ve­ment (multiplication/diversification por­no­gra­phique des pra­tiques sexuelles aux­quelles devaient se sou­mettre les femmes).

En fait de libé­ra­tion sexuelle, la « charge sexuelle » que le droit au sexe mas­cu­lin fait peser sur les femmes a été consi­dé­ra­ble­ment accrue, et cette libé­ra­tion sexuelle n’a été au final qu’un nou­veau moyen de contrôle mas­cu­lin sur les femmes (après le mariage et la famille) : loin de les libé­rer, le « plus de sexua­li­té » n’a signi­fié pour elles que plus de contrôle mas­cu­lin. Fon­da­men­ta­le­ment, il ne peut pas y avoir de vraie liber­té sexuelle pour les femmes dans une socié­té inéga­li­taire, car en règle géné­rale toute « liber­té » dans un tel contexte ne peut béné­fi­cier qu’aux dominants.

AA : Tu expliques que le patriar­cat repose sur la répres­sion du désir mas­cu­lin d’être pas­sif, d’abandonner le pou­voir et de se sou­mettre. Or, on voit émer­ger aujourd’hui des formes de sexua­li­tés mas­cu­lines où cette pas­si­vi­té est hyper­sexua­li­sée, notam­ment chez les hommes qui se déclarent sou­mis ou cherchent à être « fémi­ni­sés ». Penses-tu que ces pra­tiques sont une manière pour les hommes de déchar­ger la res­pon­sa­bi­li­té du pou­voir tout en conser­vant le béné­fice de leur domi­na­tion ? Et qu’est-ce que cela implique réel­le­ment pour les femmes à l’autre bout de cette rela­tion de soumission ?

FS : Ces pra­tiques ne relèvent que du simu­lacre, ce ne sont que des jeux de rôles très codi­fiés où les hommes n’abandonnent évi­dem­ment jamais la réa­li­té du pou­voir, n’en ont jamais l’intention et conservent tou­jours le contrôle de la situa­tion. Comme dans la sexua­li­té hété­ro « nor­male », ce sont eux qui choi­sissent les pra­tiques et qui posent les limites. C’est la rai­son pour laquelle ils doivent géné­ra­le­ment aller voir des domi­na­trices tari­fées pour satis­faire leur désir de pas­si­vi­té, parce que les femmes ordi­naires savent intui­ti­ve­ment qu’il n’y a rien à gagner pour elles dans ces para­phi­lies, encore moins que dans les rela­tions sexuelles « nor­males », où les hommes pré­tendent au moins se sou­cier de l’orgasme fémi­nin. Le seul objec­tif par­fai­te­ment expli­cite de ces pra­tiques est la satis­fac­tion des fan­tasmes et des féti­chismes des sou­mis, sans la moindre consi­dé­ra­tion don­née au plai­sir de leur par­te­naire, ce qu’au moins les rela­tions hété­ro­sexuelles « nor­males » n’excluent pas totalement.

AA : Com­ment expli­quer que l’hypersexualisation mas­cu­line des carac­té­ris­tiques sexuelles fémi­nines à des fins dégra­dantes — que l’on observe notam­ment dans l’autogynéphilie et d’autres formes de féti­chi­sa­tion du corps fémi­nin — soit absente des socié­tés éga­li­taires (four­ra­gères et agraires), mais omni­pré­sente dans les patriar­cats ? Peut-on y voir un lien avec cette peur mas­cu­line fon­da­men­tale de leur insi­gni­fiance exis­ten­tielle face à la capa­ci­té fémi­nine de don­ner la vie ? Pour­rait-on dire que cette anxié­té exis­ten­tielle les pousse à cher­cher un sens arti­fi­ciel à leur exis­tence, que ce soit à tra­vers la domi­na­tion tech­no­lo­gique, le contrôle des femmes, ou même l’idéologie trans­hu­ma­niste qui vise à trans­cen­der leurs limites biologiques ?

FS : C’est l’explication qu’on a par­fois don­née à l’agitation mas­cu­line, cette fré­né­sie d’avancées tech­no­lo­giques, de créa­tion de moyens d’exploitation, de pro­duc­tion et de des­truc­tion sans cesse plus sophis­ti­qués. Dans la volon­té mas­cu­line de contrô­ler les femmes, il y a en jeu la bles­sure d’ego que consti­tue pour les hommes le fait de devoir pas­ser par les femmes pour assu­rer leur repro­duc­tion, ce qui rend néces­saire le contrôle des corps fémi­nins pour contrô­ler cette repro­duc­tion. Les socié­tés capi­ta­lo-patriar­cales modernes étant par défi­ni­tion expan­sion­nistes, donc nata­listes, le contrôle des femmes y est éga­le­ment néces­saire pour assu­rer la démo­gra­phie forte qui condi­tionne leur puis­sance. Mais si cette hyper­sexua­li­sa­tion des carac­té­ris­tiques sexuelles fémi­nines n’existe pas dans les (rares) socié­tés éga­li­taires, c’est jus­te­ment parce qu’elles sont éga­li­taires et que les dif­fé­rences de genre (les com­por­te­ments et les iden­ti­tés qui défi­nissent res­pec­ti­ve­ment la fémi­ni­té et la mas­cu­li­ni­té) y sont peu mar­quées : pour qu’une socié­té soit sexuel­le­ment inéga­li­taire, les dif­fé­rences entre hommes et femmes doivent être maxi­ma­li­sées, tant quan­ti­ta­ti­ve­ment que qua­li­ta­ti­ve­ment, et le moyen le plus effi­cace pour atteindre ce but, c’est de construire socia­le­ment ces dif­fé­rences, de les pro­duire arti­fi­ciel­le­ment. Rien n’est « natu­rel » dans les iden­ti­tés de genre, et c’est ce que révèlent leurs consi­dé­rables varia­tions selon les époques et les cultures.

Des femmes Haz­da en train de dan­ser. Les jeunes filles, aux ménarches, pour­chassent les gar­çons qui leur plaisent avec une lance en bois qu’elles leur jettent dessus.

AA : Le fémi­nisme libé­ral et les hommes pro­gres­sistes réclament sans cesse davan­tage de cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion sur le sexisme, notam­ment dans les ins­ti­tu­tions judi­ciaires et autres corps de métier influents. Quel regard por­ter sur ces (rares) ini­tia­tives de sen­si­bi­li­sa­tion à des­ti­na­tion des hommes ? Ont-elles un réel impact, ou ne sont-elles qu’un simu­lacre des­ti­né à don­ner l’illusion du chan­ge­ment sans jamais remettre en cause l’ordre établi ?

FS : Je ne crois pas beau­coup à ces cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion, avant tout parce qu’elles reposent sur un pos­tu­lat erro­né : si les hommes se conduisent mal, violent, battent, inces­tuent les femmes et les enfants et géné­ra­le­ment se conduisent avec elles comme une sous-classe dont ils peuvent dis­po­ser à leur guise, c’est parce qu’ils sont mal infor­més, qu’ils ne sont pas conscients des abus de pou­voir et des vio­lences qu’ils com­mettent, et qu’il faut les infor­mer et les réédu­quer. C’est la théo­rie expli­ca­tive des fémi­nistes libé­rales dites « cultu­ra­listes », par oppo­si­tion à la théo­rie des fémi­nistes radi­cales qui sont maté­ria­listes, c’est-à-dire qui consi­dèrent que les com­por­te­ments abu­sifs, vio­lents et dis­cri­mi­na­toires des hommes avec les femmes sont moti­vés tout sim­ple­ment par leur inté­rêt maté­riel per­son­nel et col­lec­tif bien com­pris : leur domi­na­tion sur les femmes, exer­cée essen­tiel­le­ment au moyen de la vio­lence et du condi­tion­ne­ment psy­cho­lo­gique, leur octroie toutes sortes d’avantages, de pri­vi­lèges et de pré­ro­ga­tives de nature par­fai­te­ment maté­rielle, sans par­ler du bonus psychologique/narcissique que pro­cure le fait de se consi­dé­rer comme appar­te­nant à une caté­go­rie supérieure.

Ce n’est pas que les hommes ne savent pas ce qu’ils font, ne sont pas conscients de leurs mal­trai­tances et de leurs injus­tices envers les femmes, c’est qu’ils n’en ont rien à cirer. Pas plus que vous ne vous sou­ciez des mau­vais trai­te­ments infli­gés dans les abat­toirs aux ani­maux que vous man­gez : ils ne comptent pas ou peu à vos yeux, nous ne comp­tons pas ou peu aux yeux des hommes, et ils ne nous accordent leur atten­tion que dans la mesure ou nous rem­plis­sons (ou ne rem­plis­sons pas) les fonc­tions qu’ils nous assignent, à savoir la satis­fac­tion de leurs besoins, maté­riels, sexuels et repro­duc­tifs. Leur rela­tion avec les femmes pro­cède avant tout d’une approche uti­li­ta­riste. Que ces cam­pagnes de réédu­ca­tion soient peu effi­caces, nous en avons la preuve en ce que les vio­lences sexuelles et phy­siques en France ne dimi­nuent pra­ti­que­ment pas et que des pays répu­tés pour être à la pointe en Europe pour leurs poli­tiques de réduc­tion des vio­lences mas­cu­lines, et en par­ti­cu­lier pour leurs cam­pagnes d’information et d’éducation sur cette ques­tion, comme la Suède, avaient il y a quelques années des taux de viols et de fémi­ni­cides par habi­tant supé­rieurs à ceux de la France[6].

Que valent, que pèsent ces mes­sages « offi­ciels » par rap­port au mes­sage très dif­fé­rent qu’envoient la por­no­gra­phie, la pros­ti­tu­tion, la publi­ci­té et les reli­gions, le fonc­tion­ne­ment encore struc­tu­rel­le­ment patriar­cal des ins­ti­tu­tions et les sté­réo­types de genre tou­jours en vigueur asso­ciant la vio­lence à la viri­li­té et la fémi­ni­té à la sou­mis­sion et à la pas­si­vi­té ? En fait, et c’est une carac­té­ris­tique des socié­tés patriar­cales, il existe sou­vent une oppo­si­tion radi­cale entre les mes­sages mora­li­sa­teurs pro­pa­gés par les caté­go­ries domi­nantes à titre d’alibi fémi­niste et les com­por­te­ments per­son­nels des indi­vi­dus appar­te­nant à ces caté­go­ries : le légis­la­teur qui se targue de voter des lois pro­fé­mi­nistes regarde du por­no et har­cèle sa secré­taire, le paci­fiste frappe sa femme (c’est ce qui est arri­vé à Andrea Dwor­kin, son com­pa­gnon hol­lan­dais, Cor­ne­lius Van de Bruin, anar­chiste paci­fiste qui aidait des déser­teurs amé­ri­cains à fuir en Suède durant la guerre du Viet­nam, la bat­tait), le dépu­té éco­lo (Bau­pin) qui se met du rouge à lèvres pour dénon­cer le sexisme qui har­cèle et agresse sexuel­le­ment des femmes, etc.) : la morale sociale com­mu­né­ment admise est pro­duite par les caté­go­ries domi­nantes exclu­si­ve­ment à l’usage des caté­go­ries domi­nées. Ces cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion servent avant tout à faire savoir qu’on fait quelque chose, qu’on se bouge contre le sexisme et les vio­lences mas­cu­lines — alors qu’en réa­li­té, rien n’est fait pour réduire ce qui joue un rôle essen­tiel dans la pro­pa­ga­tion de ces com­por­te­ments mas­cu­lins, en par­ti­cu­lier la por­no­gra­phie, la pros­ti­tu­tion, et la dif­fu­sion de la miso­gy­nie et du sexisme sur les réseaux sociaux à par­tir des mou­vances d’extrême droite et masculinistes.

AA : Les hommes per­çoivent sou­vent la capa­ci­té repro­duc­tive des femmes comme une menace exis­ten­tielle et un levier de pou­voir poten­tiel. L’histoire a mon­tré que la contra­cep­tion et le contrôle des nais­sances, loin de n’être que des outils d’émancipation fémi­nine et des outils com­modes d’ac­cès au sexe pour le néo-patriar­cat, sont aus­si per­çus par les élites mas­cu­lines conser­va­trices comme un risque civilisationnel. 

On voit res­sur­gir ces angoisses aujourd’hui dans les dis­cours sur la « crise de la nata­li­té » (dont le « réar­me­ment démo­gra­phique » de Macron en est une fameuse expres­sion et chez Elon Musk) et la « dévi­ri­li­sa­tion » des socié­tés modernes. Ces peurs ne révèlent au fond, qu’une panique mas­cu­line face à la pos­si­bi­li­té que les femmes cessent d’entretenir le patriar­cat en don­nant nais­sance à leurs propres oppres­seurs.  Pour­tant, ce n’est pas près d’arriver.

FS : Oui, il y a une panique mas­cu­line face à cette impro­bable pos­si­bi­li­té, autre­ment dit que les femmes se mettent à faire aux hommes ce qu’ils leur font depuis des mil­lé­naires : réduire le nombre d’êtres humains de sexe fémi­nin dans les familles et dans la socié­té. Quand il n’était pas pos­sible de connaître le sexe des fœtus avant la nais­sance, on aban­don­nait les filles en les expo­sant dans la rue à la dis­po­si­tion de ceux qui vou­laient bien les récu­pé­rer, comme on met devant chez soi un cana­pé usa­gé pour ceux qui en auraient l’utilité. Depuis que l’on peut déter­mi­ner le sexe du fœtus par le recours à l’avortement sexo-spé­ci­fique, l’avortement sélec­tif des fœtus de sexe fémi­nin est fré­quent dans des cultures très patriar­cales comme l’Inde, la Chine, etc. Ce qui est une poli­tique absurde et contre-pro­duc­tive pour ces pays, car vu le manque de femmes par rap­port au nombre d’hommes décou­lant de la sur­mor­ta­li­té des filles et de ces avor­te­ments sélec­tifs (près de 34 mil­lions d’hommes en excès en Chine), beau­coup d’hommes ne se marient pas (ou doivent ache­ter ou enle­ver des femmes étran­gères, sou­vent des Viet­na­miennes, d’où les tra­fics mafieux de ces femmes étran­gères) et n’ont pas d’enfants[7]. Il existe en Chine des « vil­lages de céli­ba­taires » où vieillissent ensemble des hommes qui n’ont pas pu trou­ver d’épouse. Les avor­te­ments sélec­tifs n’existent pas seule­ment dans les pays asia­tiques, ils ont cours, en quan­ti­té évi­dem­ment moindre, dans des pays occi­den­taux : on s’étonne géné­ra­le­ment que, sur 14 enfants d’Elon Musk, il n’y ait qu’une seule fille bio­lo­gique. En Occi­dent, on a l’impression que si les hommes reli­gieux et d’extrême droite réprouvent for­te­ment l’avortement, c’est parce qu’il concerne des fœtus de sexe mas­cu­lin. On n’entend pas ces hommes dénon­cer l’avortement sélec­tif de fœtus de sexe fémi­nin dans les pays susmentionnés…

Mais les femmes peuvent, du fait que ce sont elles qui ont le pou­voir de don­ner nais­sance (ou pas) à des bébés, faire obs­tacle aux pro­jets poli­tiques mas­cu­lins : elles sont ain­si tan­tôt taxées de faire trop d’enfants (comme ça a été le cas en Chine durant la poli­tique de l’enfant unique), ou pas assez, comme c’est le cas actuel­le­ment en Europe où des lea­ders appellent à un illu­soire « réar­me­ment démo­gra­phique » (d’autant plus gro­tesque quand l’appel pro­vient d’un homme qui n’a pas eu d’enfants lui-même) et dans des pays non occi­den­taux comme le Japon ou la Corée du Sud[8]. Trop d’enfants aus­si quand il s’agit de femmes noires aux États-Unis ou d’origine magh­ré­bine en France, pas assez quand il s’agit de femmes blanches. Que les femmes aient ce pou­voir exor­bi­tant sur la démo­gra­phie irrite au plus haut point les hommes, qui consi­dèrent qu’une déci­sion (celle d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants) aus­si vitale pour la puis­sance éco­no­mique et mili­taire d’un pays, puis­sance qui condi­tionne celle des patriar­cats natio­naux, ne devrait pas être entre les mains des femmes. Que celles-ci cessent de mettre au monde, nour­rir, soi­gner et éle­ver des fils, serait évi­dem­ment la façon la plus radi­cale d’abolir le patriar­cat mais même la grande majo­ri­té des fémi­nistes pré­fèrent igno­rer cette contra­dic­tion fon­da­men­tale quand elles mettent au monde leurs oppres­seurs, ou la balayent en garan­tis­sant qu’elles élè­ve­ront des fils fémi­nistes. Il est inté­res­sant de noter que si, dans cette socié­té comme dans les socié­tés patriar­cales en géné­ral, la mater­ni­té est par défi­ni­tion contraire aux inté­rêts maté­riels des femmes (san­té, car­rière, salaire, indé­pen­dance par rap­port aux hommes, réa­li­sa­tion de leurs ambi­tions et expres­sion de leur créa­ti­vi­té, risque d’abandon finan­cier du père), elle com­porte bio­lo­gi­que­ment davan­tage de risques quand il s’agit de don­ner nais­sance à des gar­çons[9].

Il est sur­pre­nant que les femmes aient conti­nué à avoir des enfants alors qu’en socié­té patriar­cale, cela aug­men­tait de façon dras­tique les inéga­li­tés dont elles sont vic­times : jusqu’à une date récente, où l’avortement était inter­dit et la contra­cep­tion rudi­men­taire, elles n’avaient certes pas le choix. La situa­tion est un peu dif­fé­rente main­te­nant. Au grand déses­poir des gou­ver­nants et par­tis popu­listes et d’extrême droite, on observe une réduc­tion mar­quée du nombre des nais­sances dans de nom­breux pays. Ce que l’on peut inter­pré­ter comme une pro­tes­ta­tion lar­vée des femmes contre la mul­ti-péna­li­sa­tion des mères par le sys­tème et donc indi­rec­te­ment contre la domi­na­tion mas­cu­line elle-même qui en est à l’origine. Ce lien est d’ailleurs fait par le mou­ve­ment 4 B des femmes sud-coréennes, qui iden­ti­fient clai­re­ment la mater­ni­té comme une des mani­fes­ta­tions de la coopé­ra­tion fémi­nine indis­pen­sable au main­tien du patriarcat.

AA : Quel est le prin­ci­pal obs­tacle chez les femmes édu­quées et finan­ciè­re­ment auto­nomes à une prise de conscience fémi­niste de la capa­ci­té que nous avons de réduire le pou­voir et le nombre de nos oppres­seurs ? Est-ce tou­jours l’a­mour roman­tique ? Qu’est-ce qui se cache réel­le­ment der­rière ce « besoin d’amour » ? Le trau­ma­bon­ding ?

FS : Le sys­tème patriar­cal est struc­tu­ré, comme l’a signa­lé Fran­çoise Héri­tier, par ce qu’elle nomme « la valence dif­fé­ren­tielle des sexes » (auquel elle attri­bue à tort un carac­tère d’universalité)[10] : dans ce sys­tème, les femmes sont des seconds rôles, des uti­li­tés, à la fois sub­si­diaires et indis­pen­sables. Ayant inté­rio­ri­sé leur infé­rio­ri­té dès l’enfance, elles sont pro­fon­dé­ment condi­tion­nées à cher­cher à se don­ner de la valeur en bri­guant l’attention, l’approbation et si pos­sible l’amour d’un indi­vi­du socia­le­ment valo­ri­sé, un homme. Et bien sûr, même s’il existe main­te­nant des femmes finan­ciè­re­ment indé­pen­dantes, la vraie richesse reste en des mains mas­cu­lines, de même que le pou­voir. Pour une femme qui recherche la richesse ou le pou­voir, ou même seule­ment la sta­bi­li­té finan­cière, le plus court che­min consiste à s’associer à un homme qui les pos­sède. De nom­breuses femmes poli­tiques sont arri­vées au pou­voir grâce à leur lien avec un homme poli­tique (com­pa­gnon, père ou men­tor). Et puis il y a tou­jours l’impact pro­fond de l’idéologie patriar­cale et rela­ti­ve­ment récente de l’amour roman­tique (qui n’existe pas dans les cultures de chasse-cueillette), qui enseigne aux femmes que l’amour doit être la grande affaire de leur vie, et que la femme ne peut être vrai­ment heu­reuse qu’en couple. D’où, pour de nom­breuses femmes, l’impossibilité d’envisager qu’elles puissent construire leur vie en dehors d’une rela­tion hété­ro­sexuelle, la peur de la « soli­tude », l’idée qu’elles ces­se­raient qua­si­ment de res­pi­rer si elles n’avaient pas un homme à leurs côtés. Il s’agit d’une forme d’impuis­sance apprise, comme l’idée que nous sommes inca­pables de chan­ger une roue de voi­ture toutes seules, ou que nous avons besoin d’un homme pour rem­pla­cer un fusible ou refaire un joint de douche. En fait, les esclaves n’ont pas besoin de leur maître et vivent mieux sans, ce sont les maîtres qui ne peuvent pas se pas­ser de leurs esclaves.

Et oui, il y a aus­si le trau­ma­bon­ding, le lien qui se créée entre un homme abu­sif et sa vic­time. Qui fait par­tie de quelque chose de plus large, qu’exprime ain­si Mar­gue­rite Duras : « Il manque à l’a­mour entre sem­blables cette dimen­sion mythique et uni­ver­selle qui n’ap­par­tient qu’aux sexes oppo­sés. » Le sens de cette phrase n’est pas uni­voque, mais je l’interpréterai comme suit pour les femmes hété­ro­sexuelles : les rela­tions les­biennes sont pour elles infi­ni­ment moins dan­ge­reuses que les rela­tions hété­ro­sexuelles. Donc moins sexuel­le­ment pas­sion­nées et exci­tantes (les­bian bed death). Leur socia­li­sa­tion fémi­nine les for­ma­tant au maso­chisme, à éro­ti­ser la domi­na­tion mas­cu­line et la sou­mis­sion fémi­nine, c’est cette éro­ti­sa­tion de la soumission/domination qui serait pour cer­taines au le moteur de leur attrac­tion pour les hommes. Fris­son du dan­ger que ne leur pro­cure pas avec autant d’intensité une rela­tion avec une autre femme…

AA : Les femmes dans le couple hété­ro consentent sou­vent sans dési­rer, parce qu’elles savent que refu­ser aura des consé­quences : sans même par­ler d’a­bu­seurs domes­tiques ou d’hommes phy­si­que­ment vio­lents, elles cèdent sou­vent pour ne pas avoir à essuyer la mau­vaise humeur, le chan­tage affec­tif, la culpa­bi­li­sa­tion de leur conjoint. Sim­ple­ment pour « avoir la paix ». Cette réa­li­té, encore lar­ge­ment igno­rée, com­mence pour­tant à émer­ger. Les femmes nomment enfin « viol » ce qui leur était impo­sé sous cou­vert de paix des ménages. Peut-on dire que le couple hété­ro­nor­mé repose struc­tu­rel­le­ment sur l’extorsion du consentement ? 

FS : Oui, comme je l‘ai dit plus haut, le sexe consen­ti, mais non dési­ré est une norme du couple, et son fon­de­ment même. Le devoir conju­gal fait encore par­tie léga­le­ment des obli­ga­tions mutuelles entre conjoints — en théo­rie pour les hommes comme pour les femmes, mais en fait il concerne sur­tout les femmes, et d’ailleurs LFI vient de pré­sen­ter une loi pro­po­sant son abo­li­tion légale. En plus de cette obli­ga­tion ins­ti­tu­tion­nelle des rap­ports sexuels entre conjoints, les rai­sons conjonc­tu­relles qu’ont les femmes pour accep­ter des rela­tions sexuelles dont elles n’ont nulle envie varient selon les couples et la per­son­na­li­té du mari : elles vont du désir de lui faire plai­sir jusqu’à la crainte de la mau­vaise humeur voire des coups du par­te­naire, en pas­sant par le pro­jet d’obtenir quelque chose en échange — qu’il aille cher­cher les enfants à l’école ou tonde la pelouse. Le sexe peut être un ins­tru­ment de négo­cia­tion pour les femmes dans le couple, quelque chose qu’elles uti­lisent pour rééqui­li­brer leur situa­tion d’inégalité struc­tu­relle en leur faveur.

Dans le cou­plage hété­ro­sexuel stan­dard, toute sexua­li­té fémi­nine dési­rante et active se trouve ain­si ren­due impos­sible parce que, pour la femme, l’exercice de sa sexua­li­té n’a plus pour but la recherche de son propre plai­sir, mais est cen­tré sur la satis­fac­tion sexuelle de son par­te­naire, accep­ter la péné­tra­tion deve­nant l’atout, la mon­naie d’échange qu’elle uti­lise dans une stra­té­gie de négo­cia­tion et de troc afin d’obtenir de lui qu’il en fasse plus dans le par­tage des tâches logis­tiques du couple par exemple. Le sexe pour les femmes en couple est ain­si dés­éro­ti­sé, réduit à une pres­ta­tion de ser­vice au béné­fice du conjoint, pas loin du repas­sage de che­mises ou de la pré­pa­ra­tion du dîner, et exé­cu­té avec le même manque d’enthousiasme. La femme pro­cure du plai­sir sans réci­pro­ci­té, essen­tiel­le­ment pour qu’il n’aille pas voir ailleurs, assu­rant en quelque sorte la main­te­nance sexuelle du couple, comme on entre­tient sa voi­ture pour évi­ter qu’elle tombe en panne. Face aux exi­gences sexuelles de leur conjoint qu’elles jugent exces­sives, mais dési­reuses néan­moins de lui don­ner satis­fac­tion dans cer­taines limites pour assu­rer le bon fonc­tion­ne­ment du couple, des épouses fixent des « quo­tas de rap­ports sexuels » men­suels régle­men­taires, fai­sant ain­si de la sexua­li­té une sorte de rou­tine bureau­cra­tique arrê­tée suite à un pro­ces­sus de négo­cia­tion ser­rée entre par­te­naires, ce qui rend les rap­ports sexuels à peu près aus­si exci­tants que l’application d’un accord d’entreprise.

AA : Dans ton livre, tu démontres que la sexua­li­té fémi­nine, sous le patriar­cat, a été entiè­re­ment remo­de­lée pour ser­vir les inté­rêts mas­cu­lins, jusqu’à effa­cer tout ce qui pou­vait en faire une force auto­nome. Or, si l’on observe les femelles pri­mates, elles ont une sexua­li­té active, sélec­tive et non sou­mise. Ce n’est donc pas la bio­lo­gie qui a dic­té la répres­sion de la sexua­li­té fémi­nine, mais bien une construc­tion sociale et historique.

FS : Abso­lu­ment, j’en parle assez lon­gue­ment dans mon livre. En règle géné­rale, on peut même dire que tout ce que le dis­cours patriar­cal pré­tend natu­rel est en fait contre nature : le couple mono­game « un papa, une maman » n’existe pas chez les pri­mates, l’homme gagne-pain de sa famille non plus (les pri­mates femelles se chargent elles-mêmes de trou­ver leur nour­ri­ture et de nour­rir leurs petits), la mater­ni­té cen­trée sur la famille nucléaire non-plus (les bébés pri­mates sont éle­vés et soi­gnés par l’ensemble de leur groupe), le viol non plus, la domi­na­tion mas­cu­line sur le mode humain pas davan­tage, de même que la pros­ti­tu­tion. Et comme tu le sou­lignes, tout y est inver­sé : en fait de poly­ga­mie mas­cu­line et de mono­ga­mie fémi­nine « natu­relles », ain­si que le pré­tend le dis­cours domi­nant, la socio­bio­lo­gie et l’evopsy (mais seule­ment à par­tir de la fin du XVIIIème siècle, avant c’était la croyance inverse qui avait cours), chez les homi­ni­dés, ce sont fré­quem­ment les femelles qui pour­chassent les mâles, les épuisent sexuel­le­ment et passent au sui­vant quand ils n’en peuvent plus, le « tableau de chasse » de ces nym­phos tour­nant en moyenne autour d’une dizaine de par­te­naires lors d’une période de rut. Et contrai­re­ment à ce que pré­ten­daient les étho­logues (et les socio­logues) jusqu’à récem­ment, dans la nature, les pri­mates mâles domi­nants (dont la domi­na­tion ne joue qu’un rôle mineur dans le groupe) n’ont pas plus d’accès sexuel aux femelles que les autres mâles, puisque celles-ci, ayant l’initiative sexuelle contrai­re­ment à leurs cou­sines humaines, pré­fèrent sou­vent les jeunes mâles ou les mâles étran­gers. Quelques lec­tures de base (et récentes) dans le domaine de la pri­ma­to­lo­gie pul­vé­risent la plu­part de nos sté­réo­types gen­rés[11].

AA : Ne pour­rait-on pas dire que le patriar­cat (et ses variantes néo) n’est pas seule­ment un sys­tème d’inversion et de pro­jec­tion, mais aus­si un sys­tème mala­dap­tif et contre-évo­lu­tif (un fac­teur de dys­é­vo­lu­tion), au regard des théo­ries dar­wi­niennes ? Un sys­tème où ce sont les médiocres qui dominent ? Puisque, dans le règne ani­mal, les mâles ne vio­lentent ni ne tuent sys­té­ma­ti­que­ment les femelles (ces com­por­te­ments étant excep­tion­nels), et que l’homme patriar­cal est le seul être vivant qui ravage son propre éco­sys­tème au point de mena­cer sa propre sur­vie ? Fina­le­ment, le patriar­cat ne serait-il pas la consé­cra­tion de la sur­vie des médiocres ?

FS : Qu’est-ce que la médio­cri­té dans la théo­rie dar­wi­nienne ? Ne pas être très intel­li­gent, au point de mas­sa­crer l’en­vi­ron­ne­ment natu­rel, scier la branche sur laquelle on est assis pour un béné­fice immé­diat qui met en péril la sur­vie de votre espèce à long terme ? Sur la base de cette défi­ni­tion, on peut dire en effet que le patriar­cat pro­meut la sur­vie des médiocres. L’ap­proche dar­wi­nienne défi­nit le suc­cès évo­lu­tif d’un indi­vi­du ou d’un groupe par la pro­pa­ga­tion maxi­male de ses gènes, les êtres qui pos­sèdent les carac­té­ris­tiques leur per­met­tant de mieux sur­vivre dans leur milieu, suite au pro­ces­sus de la sélec­tion natu­relle, étant aus­si théo­ri­que­ment plus aptes à s’assurer une repro­duc­tion optimale.

Dans ce cas, les 87 000 fémi­ni­cides annuels dans le monde, le fait pour les hommes de battre les femmes, de les tuer, de les séques­trer, de les exci­ser, de les pros­ti­tuer, de les nour­rir moins bien que les hommes, de pra­ti­quer l’avortement sexo-sélec­tif etc., toutes choses qui réduisent le nombre des nais­sances en tuant des repro­duc­trices ou en nui­sant à leur san­té, ne favo­risent pas une repro­duc­tion opti­male et ne sont pas béné­fiques du point de vue évo­lu­tif, au contraire. On a des exemples inté­res­sants des consé­quences de ces com­por­te­ments contre-pro­duc­tifs du point de vue de la repro­duc­tion dans des pays comme la Chine ou l’Inde, où les avor­te­ments sexo-sélec­tifs entraînent un tel défi­cit en nombre de femmes que des mil­lions d’hommes sont condam­nés au céli­bat et n’ont pas de des­cen­dance, comme je l’ai men­tion­né plus haut.

Rendre les femmes dépen­dantes éco­no­mi­que­ment des hommes, en les empê­chant de se pro­cu­rer elles-mêmes leur nour­ri­ture et celle de leurs petits, comme c’est le cas pour les mères ani­males, est aus­si contre-évo­lu­tif : beau­coup de mâles humains qui ont des enfants arrêtent de sub­ve­nir à leurs besoins et s’en dés­in­té­ressent après une sépa­ra­tion. Ceux-ci gran­dissent alors dans la pau­vre­té, ce qui n’est pas favo­rable à leur san­té et à leur édu­ca­tion, donc à leur futur suc­cès reproductif.

Et le fait que les femmes soient éco­no­mi­que­ment dépen­dantes des hommes les poussent à recher­cher des par­te­naires mas­cu­lins finan­ciè­re­ment aisés, qui peuvent le mieux sub­ve­nir à leurs besoins. Or les hommes les plus riches, qui sont géné­ra­le­ment les plus âgés, ont une qua­li­té de sperme infé­rieure com­pa­ra­ti­ve­ment aux hommes plus jeunes, ce qui est éga­le­ment contre-évolutif.

Le couple mono­ga­mique que le sys­tème patriar­cal impose aux femmes est éga­le­ment contre-évo­lu­tif : du point de vue de la qua­li­té opti­male du sperme fécon­dant l’o­vule, l’o­bli­ga­tion de la mono­ga­mie pour les femmes sup­prime toute com­pé­ti­tion entre sper­ma­to­zoïdes de mâles dif­fé­rents, tan­dis que la pra­tique de la poly­ga­mie par les femelles assure que c’est le sperme de meilleure qua­li­té qui fécon­de­ra l’o­vule. Les femelles pri­mates le savent ins­tinc­ti­ve­ment, c’est pour­quoi elles copu­lent avec de nom­breux mâles en période de rut.

Aus­si, la poly­ga­mie des femelles est pro-évo­lu­tive chez les pri­mates dans la mesure où, quand une femelle a des rap­ports sexuels avec plu­sieurs mâles, ces mâles ima­ginent être les géni­teurs de ses petits. Ils se montrent donc moins agres­sifs avec eux, et n’es­saient pas de les mal­trai­ter et de les tuer. Comme je l’ai sou­li­gné plu­sieurs fois, le couple mono­game est très rare chez les ani­maux, il n’est rela­ti­ve­ment fré­quent que chez les oiseaux, pas chez les mam­mi­fères. Et encore. Les femelles oiseaux « trompent » le mâle du couple avec d’autres mâles.

La prise de pou­voir par les mâles humains sur les femmes il y a des mil­liers d’an­nées a été faite au détri­ment de l’in­té­rêt col­lec­tif de l’es­pèce, ces mâles ayant fait pas­ser l’in­té­rêt de leur caté­go­rie XY avant l’au­to­no­mie et la san­té des femelles — dont dépend la sur­vie de l’espèce.

Contrai­re­ment à ce que pré­tend la socio­bio­lo­gie, qui est essen­tiel­le­ment une pro­jec­tion anthro­po­mor­phique inver­sive, la domi­na­tion des mâles sur les femelles est anti­na­tu­relle et anti-évo­lu­tive. En trai­tant la nature et les femelles comme des res­sources à leur dis­po­si­tion, les mâles bou­le­versent catas­tro­phi­que­ment les pro­ces­sus natu­rels de renou­vel­le­ment de l’environnement et des espèces ani­males (dont nous fai­sons par­tie), et ain­si s’autodétruisent. Les ani­maux, gui­dés par leur ins­tinct, ne sont pas auto­des­truc­teurs comme nous, et ils se conduisent entre eux de façon infi­ni­ment plus sen­sée. Il y a très peu de vio­lences intras­pé­ci­fique chez les mam­mi­fères, et encore moins de vio­lences des mâles sur les femelles. La des­truc­tion de la pla­nète n’est que la consé­quence ultime de l’institution pla­né­taire de la domi­na­tion patriar­cale, c’est-à-dire du modèle rela­tion­nel de conquête/exploitation/destruction que les hommes patriar­caux appliquent à tout ce qui les entoure.


Notes

  1. https://www.humanite.fr/feminisme/egalite-femmes-hommes/36-de-lhemicycle-ou-sont-passees-les-femmes-a-lassemblee-nationale
  2. https://www.lagbd.org/Se_plaindre_de_harc%C3%A8lement_sans_tomber_dans_la_diffamation_:_les_limites_%C3%A0_ne_pas_d%C3%A9passer_(fr)
  3. https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/harcelement-sexuel-pourquoi-plus-de-90-des-plaintes-sont-classees-sans-suite-7790557354
  4. https://shs.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2022–2‑page-113?lang=fr
  5. https://books.openedition.org/pur/125079?lang=fr
  6. https://revolutionfeministe.wordpress.com/2021/05/23/rehabilitation-des-hommes-violents-efficace-ou-poudre-aux-yeux/
  7. https://www.nytimes.com/2017/02/14/world/asia/china-men-marriage-gender-gap.html
  8. https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/japon-face-au-declin-demographique-la-mairie-de-tokyo-lance-une-application-de-rencontre-20240606_4JFC44JLNBB3TPHIBGODRQL46E/
  9. Dès la nais­sance, et même avant, les gar­çons causent plus de pro­blèmes que les filles : Les gar­çons ont 70% de chance de plus que les filles de naître avant terme, tan­dis que les femmes don­nant nais­sance à des gar­çons ont 10% de chance de plus de subir une césa­rienne et 50% de chance de plus de connaître un accou­che­ment com­pli­qué que pour les filles, pré­cise cette étude. Les filles « pro­duisent » davan­tage de pré-éclamp­sie et les gar­çons d’hy­po­tro­phie, trouble par ailleurs le plus dan­ge­reux pour le fœtus et le nou­veau-né. Le risque de dia­bète ges­ta­tio­nel pour une femme enceinte d’un gar­çon est supé­rieur de 4 % à celui d’une femme qui attend une fille. (https://www.magicmaman.com/,grossesse-les-garcons-risquent-plus-de-complications-in-utero-que-les-filles,3390048.asp et https://www.slate.fr/story/164744/fille-ou-garcon-risques-sante-mere-enfant-differents)
  10. https://shs.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2003–2‑page-174?lang=fr
  11. https://revolutionfeministe.wordpress.com/2021/07/11/le-mythe-de-la-libido-feminine-faible/

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