
Comme chacun∙e peut le constater, le mouvement écologiste est un échec cuisant. Toutes les dynamiques de pollutions, de contaminations et de destructions environnementales perdurent inexorablement depuis des décennies. Extractions minières, consommation de combustibles fossiles, production de déchets en tous genres, plastiques, métalliques, nucléaires, etc., ainsi que de substances chimiques reprotoxiques, neurotoxiques, de perturbateurs endocriniens, de polluants éternels, épandage d’insecticides, déforestation, émissions de gaz à effet de serre, réchauffement climatique, bref, la totale.
Le mouvement écologiste se félicite d’avoir obtenu des victoires au cours des dernières décennies. Et effectivement, il y en a eu. Des petites victoires locales essentiellement. Et quelques-unes un peu plus larges. Toutes incroyablement précieuses. Mais toutes aussi incroyablement insuffisantes. Car locales ou globales, ces « victoires » sont souvent temporaires. Beaucoup trop souvent. Un grand nombre sinon la plupart des « victoires » des écologistes ont été temporaires. Moratoire sur ci ou ça. Pendant un temps. Et puis, sous la pression des « nécessités économiques », du besoin de rester « compétitif », et peut-être à l’occasion d’un changement de gouvernement, la « victoire » temporaire se change en défaite, parfois définitive. On l’a vu pour tellement de choses. Pour les OGM, les pesticides, les néonicotinoïdes, la construction de barrages, d’autoroutes ou d’oléoducs, des forages pétroliers, des extractions minières, etc.
Ce caractère temporaire des « victoires » du mouvement écologiste, son échec global, ainsi que le caractère calamiteux et en empirement constant de la situation, depuis des décennies (a minima), devraient amener les écologistes à se poser de sérieuses questions sur les stratégies qu’ils emploient. Mais évidemment non. Parce que les têtes pensantes – façon de parler – du mouvement continuent de raconter les mêmes salades et de prôner les mêmes stratégies – dans la mesure où l’on peut parler de stratégies – depuis des décennies.
Depuis des décennies, les écologistes grand public, les influenceurs et influenceuses écolos, les écologistes qui ont droit à de l’espace médiatique, que l’on invite sur les plateaux télés, à la radio, etc., proposent de changer les récits, d’inventer de nouveaux récits, de concevoir de nouveaux récits, de formuler de nouveaux récits, de proposer de nouveaux récits (à croire qu’ils feraient bien de changer de récit), ou bien de demander des « conventions citoyennes » pour ci ou ça, ou bien de lutter pour obtenir l’interdiction juridique de ci, ou de ça, ou encore quelque moratoire. Des associations écologistes intentent des procès contre l’État. Tout ça, bien évidemment, ne marche pas.
Pire, tous ces écologistes font la promotion de nouvelles industries, au prétexte qu’il s’agirait d’industries de production d’énergie « renouvelable » ou « décarbonée » (panneaux photovoltaïques, éoliennes, barrages, etc.), ou de technologies « vertes » ou « propres » (voitures électriques, vélos électriques, etc.). Le développement de ces industries, la production de masse de ces technologies, est ainsi considérée comme une « victoire », alors qu’il s’agit d’une défaite : ces nouvelles technologies et industries n’ont rien de réellement écologiques, elles ne résolvent aucun des problèmes auxquels nous faisons face et pire, constituent des nuisances supplémentaires, des dommages supplémentaires pour la nature.
S’il est louable ou en tout cas défendable de chercher à obtenir une interdiction ou un moratoire en vue d’éviter – au moins temporairement – telle ou telle nuisance, cela ne peut pas suffire et ne devrait pas représenter le cœur de la stratégie des écologistes. Quant au développement de nouvelles industries prétendument « renouvelables » et de technologies supposément « vertes », qui relève entièrement du mythe du capitalisme vert, il n’a simplement rien à faire dans le mouvement écologiste. Nous avons besoin de changer radicalement la société. De « changer le système ».
Presque tout le monde est d’accord avec ça. Le problème, c’est ce qu’on place derrière « la société » ou « le système ». La plupart des écologistes qui disent vouloir « changer le système », de Cyril Dion à Bon Pote en passant par Camille Etienne et Timothée Parrique, souhaitent en fait conserver la majeure partie dudit système. Quand ils se prononcent contre le capitalisme, ils se prononcent en fait contre certains phénomènes qu’ils jugent excessifs ou injustes à l’intérieur du capitalisme, mais ils souhaitent tous conserver le système marchand, le principe de la valeur marchande, de la marchandise, de l’argent, de la propriété privée et foncière, le principe du travail, l’essentiel du système technologique, et donc la vaste division hiérarchique du travail qu’il implique, ainsi que les inégalités sociales et les destructions environnementales qui l’accompagnent. Ils souhaitent aussi tous, parce qu’ils ne le considèrent pas comme un problème, conserver l’État, en tout cas l’essentiel, là encore, des structures et des dispositions sociales qui le constituent. Autrement dit, les fins qu’ils visent sont ridicules, ineptes. Même si on pouvait les atteindre, aucun de nos principaux problèmes ne serait réglé.
L’autre problème, bien sûr, ce sont les moyens. Pour atteindre les fins particulièrement ineptes qu’ils se proposent de viser, les écologistes proposent des moyens du même acabit.
Pour comprendre l’ampleur du bouleversement social que nous devrions viser, nous devons saisir que la quasi-totalité des problèmes actuels découlent d’une part d’une course à la puissance qui fait rage depuis des siècles, et qui voit aujourd’hui s’affronter les États, les entreprises, les organisations para- ou supra-étatiques, les mafias et les individus eux-mêmes – le capitalisme, manifestation actuelle de la course à la puissance, implique une guerre de tous contre tous. Et d’autre part de la dépossession massive qu’impliquent les structures sociales dominantes, celles qui font naître cette course à la puissance.
Comme l’avait formulé l’Encyclopédie des Nuisances en 1984 :
« Les gémissements écologistes de cette époque ne sont que des sophismes. Demander à l’État aide et protection revient à admettre par avance toutes les avanies que cet État jugera nécessaire d’infliger, et une telle dépossession est déjà la nuisance majeure, celle qui fait tolérer toutes les autres. »
La première nuisance, celle dont découlent inexorablement toutes les autres, c’est la dépossession elle-même, c’est la démesure des sociétés modernes, c’est l’existence de systèmes sociaux tellement vastes et complexes que l’individu n’y a essentiellement aucun pouvoir. C’est sur ce point précis que les écologistes devraient se concentrer.
Nous évoluons toutes et tous aujourd’hui dans un environnement constitué de procédures, de règles, de processus, d’organisations, d’institutions et d’infrastructures que nous n’avons pas conçues, sur lesquelles nous n’avons à peu près aucune prise, mais qui façonnent puissamment nos existences. Nous pouvons toutes et tous réaliser à quel point nos vies sont conditionnées par les systèmes interconnectés de la technologie moderne, des États et des entreprises (du capitalisme), à quel point nous sommes soumis∙es à leur influence, à leur fonctionnement, à quel point nous sommes dépossédé∙es.
L’historien Lewis Mumford remarquait en 1966 : « tout l’appareil de la vie est devenu tellement complexe, et les processus de production, de distribution et de consommation sont devenus tellement spécialisés et subdivisés » que la personne humaine « est de plus en plus soumise à des ordres qu’elle ne comprend pas, à la merci de forces sur lesquelles elle n’exerce aucun contrôle efficace, en route vers une destination qu’elle n’a pas choisie ». Plus d’un demi-siècle plus tard, tout a évidemment empiré.
Comme l’a souligné un pionnier du mouvement écologiste en France, « la liberté n’a jamais pu naître qu’à partir de la prise de conscience d’une servitude ». C’est pourquoi, tant que nous n’aurons pas l’humilité et l’honnêteté d’admettre l’étendue de la dépossession, de l’impuissance à laquelle les structures politiques et sociales des États modernes, y compris des prétendues « démocraties représentatives », et plus généralement le gigantisme de la civilisation (industrielle) nous condamnent, aucune stratégie digne ce nom, aucune résolution des innombrables problèmes auxquels nous faisons face, ne saurait être envisagée – parce que nous continuerons à chercher à résoudre des problèmes dans un cadre qui empêche leur résolution.
Pour le dire autrement, tant que nous n’admettrons pas que le monde moderne nous dépasse largement, qu’il est massivement hors de notre contrôle, que rien, ou presque, n’est à la mesure de l’être humain, que la liberté dont on nous rebat les oreilles est une chimère, nous échouerons à réaliser qu’à moins d’un démantèlement de l’organisation sociale planétaire et d’un retour à des sociétés à échelle humaine — condition, mais pas garantie, de l’existence de réelles démocraties, de sociétés susceptibles d’être réellement contrôlées par les individus qui la composent —, aucun des problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés ne pourra être résolu. Et alors le mouvement écologiste continuera d’échouer lamentablement.
Tant que les écologistes ne chercheront pas à s’attaquer aux entités qui organisent notre dépossession et qui se livrent une guerre permanente et désormais mondialisée pour la puissance, mais simplement à obtenir de la part de ces entités des promesses, des mesures, des moratoires, des lois pour interdire ci ou ça, les « victoires » écologistes ne seront jamais que temporaires (sans même parler des défaites que le mouvement écologiste s’inflige délibérément en promouvant de nouvelles nuisances industrielles). Ces promesses, ces mesures, ces moratoires ou ces lois, quand ils parviendront à les obtenir, seront toujours vite sabordées ou bafouées, et les catastrophes qu’elles visaient à éviter se produiront quand même, inexorablement. Jusqu’à la catastrophe ultime.
Autrement dit, il est très certainement vain de demander à tel ou tel État ou organisation supranational comme l’ONU de faire passer une loi ou de voter un moratoire contre quelque nuisance sans essayer en même temps de constituer un mouvement social visant à l’abolition des États et des organismes supranationaux eux-mêmes, au démantèlement général de la civilisation industrielle et à renouer avec des sociétés à taille humaine bassement technologiques. C’est ça, « changer le système ».
Nicolas Casaux
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