L’échec renouvelable et prévisible du mouvement écologiste (par Nicolas Casaux)

L’échec renouvelable et prévisible du mouvement écologiste (par Nicolas Casaux)

Comme chacun∙e peut le consta­ter, le mou­ve­ment éco­lo­giste est un échec cui­sant. Toutes les dyna­miques de pol­lu­tions, de conta­mi­na­tions et de des­truc­tions envi­ron­ne­men­tales per­durent inexo­ra­ble­ment depuis des décen­nies. Extrac­tions minières, consom­ma­tion de com­bus­tibles fos­siles, pro­duc­tion de déchets en tous genres, plas­tiques, métal­liques, nucléaires, etc., ain­si que de sub­stances chi­miques repro­toxiques, neu­ro­toxiques, de per­tur­ba­teurs endo­cri­niens, de pol­luants éter­nels, épan­dage d’insecticides, défo­res­ta­tion, émis­sions de gaz à effet de serre, réchauf­fe­ment cli­ma­tique, bref, la totale.

Le mou­ve­ment éco­lo­giste se féli­cite d’avoir obte­nu des vic­toires au cours des der­nières décen­nies. Et effec­ti­ve­ment, il y en a eu. Des petites vic­toires locales essen­tiel­le­ment. Et quelques-unes un peu plus larges. Toutes incroya­ble­ment pré­cieuses. Mais toutes aus­si incroya­ble­ment insuf­fi­santes. Car locales ou glo­bales, ces « vic­toires » sont sou­vent tem­po­raires. Beau­coup trop sou­vent. Un grand nombre sinon la plu­part des « vic­toires » des éco­lo­gistes ont été tem­po­raires. Mora­toire sur ci ou ça. Pen­dant un temps. Et puis, sous la pres­sion des « néces­si­tés éco­no­miques », du besoin de res­ter « com­pé­ti­tif », et peut-être à l’occasion d’un chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment, la « vic­toire » tem­po­raire se change en défaite, par­fois défi­ni­tive. On l’a vu pour tel­le­ment de choses. Pour les OGM, les pes­ti­cides, les néo­ni­co­ti­noïdes, la construc­tion de bar­rages, d’autoroutes ou d’oléoducs, des forages pétro­liers, des extrac­tions minières, etc.

Ce carac­tère tem­po­raire des « vic­toires » du mou­ve­ment éco­lo­giste, son échec glo­bal, ain­si que le carac­tère cala­mi­teux et en empi­re­ment constant de la situa­tion, depuis des décen­nies (a mini­ma), devraient ame­ner les éco­lo­gistes à se poser de sérieuses ques­tions sur les stra­té­gies qu’ils emploient. Mais évi­dem­ment non. Parce que les têtes pen­santes – façon de par­ler – du mou­ve­ment conti­nuent de racon­ter les mêmes salades et de prô­ner les mêmes stra­té­gies – dans la mesure où l’on peut par­ler de stra­té­gies – depuis des décennies.

Depuis des décen­nies, les éco­lo­gistes grand public, les influen­ceurs et influen­ceuses éco­los, les éco­lo­gistes qui ont droit à de l’espace média­tique, que l’on invite sur les pla­teaux télés, à la radio, etc., pro­posent de chan­ger les récits, d’inventer de nou­veaux récits, de conce­voir de nou­veaux récits, de for­mu­ler de nou­veaux récits, de pro­po­ser de nou­veaux récits (à croire qu’ils feraient bien de chan­ger de récit), ou bien de deman­der des « conven­tions citoyennes » pour ci ou ça, ou bien de lut­ter pour obte­nir l’interdiction juri­dique de ci, ou de ça, ou encore quelque mora­toire. Des asso­cia­tions éco­lo­gistes intentent des pro­cès contre l’État. Tout ça, bien évi­dem­ment, ne marche pas.

Pire, tous ces éco­lo­gistes font la pro­mo­tion de nou­velles indus­tries, au pré­texte qu’il s’agirait d’industries de pro­duc­tion d’énergie « renou­ve­lable » ou « décar­bo­née » (pan­neaux pho­to­vol­taïques, éoliennes, bar­rages, etc.), ou de tech­no­lo­gies « vertes » ou « propres » (voi­tures élec­triques, vélos élec­triques, etc.). Le déve­lop­pe­ment de ces indus­tries, la pro­duc­tion de masse de ces tech­no­lo­gies, est ain­si consi­dé­rée comme une « vic­toire », alors qu’il s’agit d’une défaite : ces nou­velles tech­no­lo­gies et indus­tries n’ont rien de réel­le­ment éco­lo­giques, elles ne résolvent aucun des pro­blèmes aux­quels nous fai­sons face et pire, consti­tuent des nui­sances sup­plé­men­taires, des dom­mages sup­plé­men­taires pour la nature.

S’il est louable ou en tout cas défen­dable de cher­cher à obte­nir une inter­dic­tion ou un mora­toire en vue d’éviter – au moins tem­po­rai­re­ment – telle ou telle nui­sance, cela ne peut pas suf­fire et ne devrait pas repré­sen­ter le cœur de la stra­té­gie des éco­lo­gistes. Quant au déve­lop­pe­ment de nou­velles indus­tries pré­ten­du­ment « renou­ve­lables » et de tech­no­lo­gies sup­po­sé­ment « vertes », qui relève entiè­re­ment du mythe du capi­ta­lisme vert, il n’a sim­ple­ment rien à faire dans le mou­ve­ment éco­lo­giste. Nous avons besoin de chan­ger radi­ca­le­ment la socié­té. De « chan­ger le système ».

Presque tout le monde est d’accord avec ça. Le pro­blème, c’est ce qu’on place der­rière « la socié­té » ou « le sys­tème ». La plu­part des éco­lo­gistes qui disent vou­loir « chan­ger le sys­tème », de Cyril Dion à Bon Pote en pas­sant par Camille Etienne et Timo­thée Par­rique, sou­haitent en fait conser­ver la majeure par­tie dudit sys­tème. Quand ils se pro­noncent contre le capi­ta­lisme, ils se pro­noncent en fait contre cer­tains phé­no­mènes qu’ils jugent exces­sifs ou injustes à l’intérieur du capi­ta­lisme, mais ils sou­haitent tous conser­ver le sys­tème mar­chand, le prin­cipe de la valeur mar­chande, de la mar­chan­dise, de l’argent, de la pro­prié­té pri­vée et fon­cière, le prin­cipe du tra­vail, l’essentiel du sys­tème tech­no­lo­gique, et donc la vaste divi­sion hié­rar­chique du tra­vail qu’il implique, ain­si que les inéga­li­tés sociales et les des­truc­tions envi­ron­ne­men­tales qui l’accompagnent. Ils sou­haitent aus­si tous, parce qu’ils ne le consi­dèrent pas comme un pro­blème, conser­ver l’État, en tout cas l’essentiel, là encore, des struc­tures et des dis­po­si­tions sociales qui le consti­tuent. Autre­ment dit, les fins qu’ils visent sont ridi­cules, ineptes. Même si on pou­vait les atteindre, aucun de nos prin­ci­paux pro­blèmes ne serait réglé.

L’autre pro­blème, bien sûr, ce sont les moyens. Pour atteindre les fins par­ti­cu­liè­re­ment ineptes qu’ils se pro­posent de viser, les éco­lo­gistes pro­posent des moyens du même acabit.

Pour com­prendre l’ampleur du bou­le­ver­se­ment social que nous devrions viser, nous devons sai­sir que la qua­si-tota­li­té des pro­blèmes actuels découlent d’une part d’une course à la puis­sance qui fait rage depuis des siècles, et qui voit aujourd’hui s’affronter les États, les entre­prises, les orga­ni­sa­tions para- ou supra-éta­tiques, les mafias et les indi­vi­dus eux-mêmes – le capi­ta­lisme, mani­fes­ta­tion actuelle de la course à la puis­sance, implique une guerre de tous contre tous. Et d’autre part de la dépos­ses­sion mas­sive qu’impliquent les struc­tures sociales domi­nantes, celles qui font naître cette course à la puissance.

Comme l’avait for­mu­lé l’Encyclopédie des Nui­sances en 1984 :

« Les gémis­se­ments éco­lo­gistes de cette époque ne sont que des sophismes. Deman­der à l’État aide et pro­tec­tion revient à admettre par avance toutes les ava­nies que cet État juge­ra néces­saire d’infliger, et une telle dépos­ses­sion est déjà la nui­sance majeure, celle qui fait tolé­rer toutes les autres. »

La pre­mière nui­sance, celle dont découlent inexo­ra­ble­ment toutes les autres, c’est la dépos­ses­sion elle-même, c’est la déme­sure des socié­tés modernes, c’est l’existence de sys­tèmes sociaux tel­le­ment vastes et com­plexes que l’individu n’y a essen­tiel­le­ment aucun pou­voir. C’est sur ce point pré­cis que les éco­lo­gistes devraient se concentrer.

Nous évo­luons toutes et tous aujourd’hui dans un envi­ron­ne­ment consti­tué de pro­cé­dures, de règles, de pro­ces­sus, d’organisations, d’institutions et d’infrastructures que nous n’avons pas conçues, sur les­quelles nous n’avons à peu près aucune prise, mais qui façonnent puis­sam­ment nos exis­tences. Nous pou­vons toutes et tous réa­li­ser à quel point nos vies sont condi­tion­nées par les sys­tèmes inter­con­nec­tés de la tech­no­lo­gie moderne, des États et des entre­prises (du capi­ta­lisme), à quel point nous sommes soumis∙es à leur influence, à leur fonc­tion­ne­ment, à quel point nous sommes dépossédé∙es.

L’historien Lewis Mum­ford remar­quait en 1966 : « tout l’appareil de la vie est deve­nu tel­le­ment com­plexe, et les pro­ces­sus de pro­duc­tion, de dis­tri­bu­tion et de consom­ma­tion sont deve­nus tel­le­ment spé­cia­li­sés et sub­di­vi­sés » que la per­sonne humaine « est de plus en plus sou­mise à des ordres qu’elle ne com­prend pas, à la mer­ci de forces sur les­quelles elle n’exerce aucun contrôle effi­cace, en route vers une des­ti­na­tion qu’elle n’a pas choi­sie ». Plus d’un demi-siècle plus tard, tout a évi­dem­ment empiré.

Comme l’a sou­li­gné un pion­nier du mou­ve­ment éco­lo­giste en France, « la liber­té n’a jamais pu naître qu’à par­tir de la prise de conscience d’une ser­vi­tude ». C’est pour­quoi, tant que nous n’aurons pas l’humilité et l’honnêteté d’admettre l’étendue de la dépos­ses­sion, de l’impuissance à laquelle les struc­tures poli­tiques et sociales des États modernes, y com­pris des pré­ten­dues « démo­cra­ties repré­sen­ta­tives », et plus géné­ra­le­ment le gigan­tisme de la civi­li­sa­tion (indus­trielle) nous condamnent, aucune stra­té­gie digne ce nom, aucune réso­lu­tion des innom­brables pro­blèmes aux­quels nous fai­sons face, ne sau­rait être envi­sa­gée – parce que nous conti­nue­rons à cher­cher à résoudre des pro­blèmes dans un cadre qui empêche leur résolution.

Pour le dire autre­ment, tant que nous n’admettrons pas que le monde moderne nous dépasse lar­ge­ment, qu’il est mas­si­ve­ment hors de notre contrôle, que rien, ou presque, n’est à la mesure de l’être humain, que la liber­té dont on nous rebat les oreilles est une chi­mère, nous échoue­rons à réa­li­ser qu’à moins d’un déman­tè­le­ment de l’organisation sociale pla­né­taire et d’un retour à des socié­tés à échelle humaine — condi­tion, mais pas garan­tie, de l’existence de réelles démo­cra­ties, de socié­tés sus­cep­tibles d’être réel­le­ment contrô­lées par les indi­vi­dus qui la com­posent —, aucun des pro­blèmes aux­quels nous sommes aujourd’hui confron­tés ne pour­ra être réso­lu. Et alors le mou­ve­ment éco­lo­giste conti­nue­ra d’échouer lamentablement.

Tant que les éco­lo­gistes ne cher­che­ront pas à s’at­ta­quer aux enti­tés qui orga­nisent notre dépos­ses­sion et qui se livrent une guerre per­ma­nente et désor­mais mon­dia­li­sée pour la puis­sance, mais sim­ple­ment à obte­nir de la part de ces enti­tés des pro­messes, des mesures, des mora­toires, des lois pour inter­dire ci ou ça, les « vic­toires » éco­lo­gistes ne seront jamais que tem­po­raires (sans même par­ler des défaites que le mou­ve­ment éco­lo­giste s’inflige déli­bé­ré­ment en pro­mou­vant de nou­velles nui­sances indus­trielles). Ces pro­messes, ces mesures, ces mora­toires ou ces lois, quand ils par­vien­dront à les obte­nir, seront tou­jours vite sabor­dées ou bafouées, et les catas­trophes qu’elles visaient à évi­ter se pro­dui­ront quand même, inexo­ra­ble­ment. Jusqu’à la catas­trophe ultime.

Autre­ment dit, il est très cer­tai­ne­ment vain de deman­der à tel ou tel État ou orga­ni­sa­tion supra­na­tio­nal comme l’ONU de faire pas­ser une loi ou de voter un mora­toire contre quelque nui­sance sans essayer en même temps de consti­tuer un mou­ve­ment social visant à l’abolition des États et des orga­nismes supra­na­tio­naux eux-mêmes, au déman­tè­le­ment géné­ral de la civi­li­sa­tion indus­trielle et à renouer avec des socié­tés à taille humaine bas­se­ment tech­no­lo­giques. C’est ça, « chan­ger le système ».

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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