Dans la petite famille des médias « alternatifs » ou « indépendants », outre Basta ! (voir ici), on retrouve « Vert, le média qui annonce la couleur », créé en 2020 par Juliette Quef et Loup Espargilière, qui tiennent également une chronique sur France Inter. Le fait que Quef et Espargilière soient régulièrement invité∙es à discourir sur France Inter signale d’emblée à celles et ceux qui comprennent que l’État, comme la programmation de Radio France, n’est pas une entité « neutre », que la perspective de Quef et Espargilière rentre dans le cadre des vues approuvées par la direction de la radio d’État.
Un bref coup d’œil au contenu publié par Vert nous le confirme. La vision du monde diffusée par le média ne remet pas en question l’existence des principales forces responsables de la catastrophe sociale et écologique en cours. Une des premières choses qu’on note, par exemple, c’est que l’État en lui-même n’y est pas considéré comme un problème ou une nuisance. Vert ne propose qu’une critique des figures dirigeantes et des politiques qu’elles mettent en œuvre, mais n’interroge pas la nature même de l’institution étatique. Une telle posture trahit un aveuglement face au rôle fondamental de l’État dans la perpétuation de la domination technicienne et capitaliste. Elle ignore que l’État constitue par définition, fonctionnellement, un type d’organisation sociale inégalitaire, impliquant un pouvoir séparé et une dichotomie gouvernants/gouverné∙es ; et que l’État moderne a été conçu pour organiser et défendre les conditions de reproduction du capitalisme industriel. Qu’il n’est pas un outil mal employé par des dirigeants incompétents ou corrompus ; mais le pivot d’une logique qui écrase la diversité humaine et naturelle au profit de la centralisation et du contrôle. Ce refus de remettre en question les fondements mêmes de la société industrielle confine Vert.eco à une forme d’écologie incohérente, incapable de saisir que les ravages écologiques sont indissociables de l’existence même des institutions. En appelant à une meilleure « gestion » écologique par l’État, les dirigeant∙es de Vert détournent l’attention de ce qui serait réellement émancipateur : l’autonomie des communautés humaines et le démantèlement du système industriel et des grands appareils de pouvoir.
Pour illustrer le caractère incohérent et superficielle de l’écologisme de Vert, un exemple. Il y a quelques jours, le média partageait sur les réseaux sociaux l’image suivante :
Accompagnant l’image, on trouvait ce petit texte :
« Selon le think thank Ember, l’énergie solaire a dépassé le charbon pour la première fois dans la production d’électricité de l’Union Européenne en 2024.
47% de l’électricité du continent est désormais générée par les renouvelables grâce à l’essor du solaire et de l’hydraulique, contre seulement 29% par des combustibles fossiles (39% en 2019). »
Se réjouir d’une telle chose indique un double aveuglement, social et écologique. Sur le plan social, la production de panneaux solaires photovoltaïques ou la construction de barrages, à l’instar de la production de voitures diesel, de téléviseurs, de smartphones, d’ordinateurs, des infrastructures et des appareils nécessaires au réseau internet et d’à peu près l’entièreté de l’univers techno-industriel dans lequel nous vivons désormais repose sur et requiert un vaste système d’exploitation appelé capitalisme, imposé par l’État. Impossible de produire des panneaux solaires photovoltaïques ou de construire des barrages sans un tel système, sans une société de masse hiérarchiquement organisée selon les besoins d’une importante division spécialisée du travail. Ces technologies appartiennent à la catégorie des « technologies autoritaires » selon la distinction de Lewis Mumford. Sur le plan social, la vision de Vert est une impasse ou un leurre dans la mesure où elle suggère que la justice sociale est compatible avec la préservation du mode de vie technologique. Les machines et les technologies produites par le système industriel organisé par l’État et le capitalisme requièrent l’État et le capitalisme – ou un système social similaire, autoritaire et hiérarchique – pour être produites. Si vous souhaitez l’abolition des dominations sociales, de l’exploitation capitaliste, faire la promotion de machines produites par le capitalisme n’est sans doute pas la voie à suivre.
Sur le plan écologique, les journalistes de Vert ignorent complètement :
- les implications écologiques de la production des panneaux solaires photovoltaïques (quels matériaux sont utilisés ? extraits où ? traités où ? acheminés comment ? avec quel(s) impact(s) ?) ;
- les implications écologiques de la production et de la maintenance de toutes les infrastructures et de toutes les machines qui permettent de produire des panneaux solaires photovoltaïques (des routes aux excavatrices) ;
- les implications écologiques de la production de tous les appareils et de tous les accessoires nécessaires au fonctionnement d’une centrale solaire (onduleurs, câbles, etc.) ;
- les effets écologiques de l’utilisation de l’électricité photovoltaïque.
Au-delà du fait que la production de panneaux solaires photovoltaïques implique tout un tas de nuisances, de pollutions et de dégradations écologiques, ce qui échappe à la plupart des « écolos » et des gens de gauche, c’est que la civilisation industrielle est fondamentalement et entièrement insoutenable. La focalisation de la question écologique sur la seule problématique de la production énergétique permet de dissimuler l’ampleur de ce qui pose réellement problème, à savoir que toutes les industries sont polluantes, que toutes sont toxiques, que toutes sont insoutenables (de l’industrie chimique à l’industrie textile, en passant par les industries agricole, automobile, électronique, informatique, numérique, cosmétique, pharmaceutique, du jouet ou encore de l’armement). Même si elle parvenait à être entièrement alimentée par des énergies dites « renouvelables », « vertes » ou « propres » (qui n’ont en réalité rien de réellement vert, rien d’écologique), même si cela s’avérait possible, la civilisation industrielle continuerait d’être un désastre social et écologique.
Parce qu’encore une fois, la destructivité de la civilisation industrielle ne relève pas que — ni même principalement — de la manière dont elle produit l’énergie qu’elle consomme. La civilisation industrielle détruit la planète au travers des activités, des processus et des pratiques qui sont rendus possibles grâce à l’énergie qu’elle obtient. Que cette destruction soit alimentée par des énergies dites « vertes » ou « renouvelables », par des combustibles fossiles ou par du nucléaire, quelle différence ? Nous ne voulons pas choisir entre détruire la planète avec des énergies « vertes », détruire la planète avec des combustibles fossiles ou détruire la planète avec du nucléaire. D’ailleurs, bien avant le début de l’utilisation des combustibles fossiles, la civilisation (le type d’organisation humaine reposant sur l’État, la ville et l’agriculture) avait déjà appauvri la biodiversité mondiale, altéré le climat et significativement déboisé la planète. La production industrielle d’énergie (prétendument verte, renouvelable, etc., ou pas) a seulement permis une vive accélération et une multiplication de ces destructions, ainsi qu’une diversification du type de dégâts que la civilisation inflige au monde naturel (avec sans cesse de nouveaux types de pollutions plastiques, chimiques). Et plus on augmente la quantité d’énergie disponible, plus les atteintes se multiplient.
Au même titre que l’énergie fossile ou nucléaire, l’énergie produite par les panneaux solaires (ou les éoliennes, ou n’importe quelle autre source d’énergie dite verte, propre, renouvelable ou décarbonée) ne sert par définition qu’à alimenter d’autres appareils, d’autres machines issues du système techno-industriel ; à alimenter la machine à détruire la nature qu’est la civilisation industrielle, à alimenter les smartphones, les ordinateurs, les écrans de télévision, les voitures (électriques), les réfrigérateurs, les fours micro-ondes, la pollution lumineuse, les serveurs financiers, les data centers, les usines d’aluminium, les écrans publicitaires dans l’espace public poussant à surconsommer et même l’industrie minière (de plus en plus de compagnies minières se tournent vers les centrales de production d’énergie dite renouvelable, verte ou propre, notamment le solaire ou l’éolien, afin d’alimenter leurs installations d’extractions minières, pour la raison que ces centrales sont relativement simples à mettre en place).
Une dernière chose.
L’image susmentionnée, partagée par Vert, mentionne le think tank « Ember ». C’est de lui que provient la fausse « bonne nouvelle » célébrée par Vert. Qu’est-ce donc que ce think tank ? Le minimum n’exigerait-il pas de savoir avec qui nous sommes ainsi censé∙es nous réjouir ? Les journalistes de Vert n’en disent rien. Le site du think tank Ember explique : « Nous sommes un groupe de réflexion mondial sur l’énergie qui vise à accélérer la transition vers l’énergie propre grâce à des données et des politiques. » Mais encore ? Quel type d’intérêts défend-il ? Le think tank se présente comme « indépendant » et « à but non lucratif ». On connaît la chanson. Mais qu’en est-il vraiment ? Pour le comprendre, jeter un œil au financement aide souvent. Le think tank Ember a été créé par la baronne britannique Bryony Katherine Worthington, membre à vie de la Chambre des Lords. D’après ce qui est indiqué sur son site, Ember est financé par six organisations : la Quadrature Climate Foundation, la European Climate Foundation, le Sunrise Project, la ClimateWorks Foundation, Boundless Earth et la Sequoia Climate Foundation. Voyons donc.
La Quadrature Climate Foundation « est dirigée par des milliardaires dont le fonds détient des participations d’une valeur de 170 millions de dollars dans des entreprises du secteur des combustibles fossiles », comme l’explique un article du Guardian paru en juin 2023. La Quadrature Climate Foundation a « été créée par Quadrature Capital, un fonds d’investissement de plusieurs milliards d’euros fondé par les énigmatiques milliardaires Greg Skinner et Suneil Setiya ». En outre, Greg Skinner a récemment acquis une participation de 50 % dans la compagnie d’énergie « renouvelable » britannique Ethical Power Group, qui opère en Europe et en Nouvelle-Zélande, est spécialisée dans la conception et l’installation de centrales photovoltaïques et constitue un des plus grands installateurs de stockage par batteries du Royaume-Uni. Le schéma est donc le suivant : des milliardaires qui détiennent toutes sortes d’entreprises, y compris dans l’industrie des fossiles et celle des énergies prétendument « renouvelables » (ils s’en foutent, du moment que ça rapporte), financent des think tank – et aussi des ONG et bien d’autres types d’organisation – qui font la promotion des énergies renouvelables. Et les médias relaient les « bonnes nouvelles » communiquées par lesdits think tank. Les médias comme Vert, mais aussi les médias de masse traditionnels. BFM TV, France 24, Libération, Le Figaro, Ouest-France, Boursorama, RTBF, 20 minutes, Le Monde, etc., ont aussi célébré la même « bonne nouvelle », toujours en provenance du think tank Ember.
La European Climate Foundation est une des plus importantes fondations prétendument « philanthropique » d’Europe, de type pass-through, c’est-à-dire spécialisée dans la redistribution de fonds en provenance d’autres fondations. Parmi lesquelles on retrouve, entre autres, la William and Flora Hewlett Foundation (liée à l’entreprise d’informatique HP), la Bloomberg Family Foundation, le Rockefeller Brothers Fund, la IKEA Foundation, ou encore la ClimateWorks Foundation, elle aussi une fondation de type pass-through, financée, entre autres, par la William and Flora Hewlett Foundation, mais aussi par la Fondation David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloomberg Philanthropies, la fondation Ford et la IKEA Foundation.
La Sequoia Climate Foundation (également connue sous le nom de Sequoia Climate Fund) est une fondation très discrète, qui ne divulgue que le minimum requis d’informations, et qui est a priori une création du milliardaire californien C. Frederick Taylor, l’un des trois fondateurs du fonds spéculatif TGS Management, décrit comme « un fonds spéculatif quantitatif extrêmement secret ». Un rapport de Bloomberg Businessweek a révélé en 2014 que les partenaires de TGS étaient les donateurs d’un groupe d’organismes caritatifs qui détenaient des actifs combinés de 9,7 milliards de dollars (12,8 milliards de dollars en 2024). A l’époque, ce groupe était donc « plus important que les fondations Carnegie et Rockefeller réunies » et « l’un des plus grands pools de financement philanthropique aux États-Unis ». D’après le rapport « quelqu’un avait recouru à des méthodes élaborées pour s’assurer que personne ne découvre l’origine de cet argent, en utilisant des couches de filiales d’entreprises pour obscurcir ses origines », en utilisant des entreprises et des cabinets d’avocats issus de plusieurs États.
Les ressorts du philanthrocapitalisme, qui s’efforce d’être discret, sont largement inconnus du grand public. Peu de journalistes s’intéressent au sujet, pourtant majeur. Le politologue Edouard Morena s’y est intéressé dans son livre Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique (La Découverte, 2023). Il montre bien comment les ultra-riches ont entrepris, il y a des années, d’utiliser une partie de leur pognon pour orienter le mouvement écologiste dans une direction qui ne menace pas leurs intérêts, et même mieux encore, qui les favorise : la promotion des énergies dites « renouvelables » ou « propres » et des technologies dites « vertes ». Autrement dit, la promotion du capitalisme vert. D’ailleurs, ce qu’on appelle le « mouvement climat » est essentiellement une création d’ONG largement financées par des fondations privées de milliardaires ou d’entreprises multinationales ou des fonds étatiques. La réduction de l’écologie à la seule question climatique, à un taux de carbone atmosphérique, permet plus facilement de présenter les énergies dites « renouvelables » ou « propres » ou « décarbonées » et les technologies dites « vertes » ou « bas carbone » comme des « solutions ». Plusieurs chapitres de mon livre Mensonges renouvelables et capitalisme décarboné : notes sur la récupération du mouvement écologiste (éditions Libre, 2024) sont consacrés à ces questions.
Le fond de l’absurde, la perversion du capitalisme, l’insupportable ironie de la situation, c’est qu’un nouveau média qui prétend proposer une autre vision des choses, qui dénonce régulièrement « les milliardaires », défend en fait des idées qui les arrangent très bien. Le développement des technologies dites « vertes » et des énergies dites « renouvelables » ou « propres » ne changera rien à la catastrophe sociale et écologique en cours. Au contraire, il ne fait que la prolonger. Une écologie digne de ce nom doit avoir pour objectif la disparition des infrastructures techno-industrielles, pas leur impossible et indésirable verdissement.
Nicolas Casaux
P.-S. : Les méandres de l’univers du « complexe industriel non-lucratif », ainsi que certains nomment les organisations et les réseaux supposément « philanthropiques » et « caritatifs » au sein du capitalisme mondialisé, sont innombrables. Exemple. Depuis 2023, la European Climate Foundation (ECF) chapeaute ReNew2030, « une coalition d’experts, d’organisations de la société civile et d’organisations philanthropiques qui recevront des financements de la part du Audacious Project afin d’accélérer la transition mondiale vers l’énergie éolienne et solaire au cours des cinq prochaines années ».
Ledit Audacious Project est « une initiative de financement collaboratif qui catalyse l’impact social à grande échelle. Il réunit des bailleurs de fonds et des entrepreneurs sociaux dans le but de soutenir des solutions audacieuses aux défis les plus urgents du monde. ReNew2030 est l’un des dix projets de la cohorte 2023 du Projet Audacieux. » Le collectif de financement de l’Audacious Project « est composé d’organisations et d’individus respectés dans le domaine de la philanthropie, notamment la Fondation Bill & Melinda Gates, ELMA Philanthropies, Emerson Collective, MacKenzie Scott, la Fondation Skoll, la Fondation Valhalla, et bien d’autres encore ».
ReNew2030 comprend « un réseau de fondations régionales pour le climat et d’organisations transnationales qui financent et coordonnent un groupe diversifié de partenaires de mise en œuvre à travers le monde. Ce réseau comprend l’African Climate Foundation, l’Energy Foundation China, l’U.S. Energy Foundation, l’European Climate Foundation, l’Iniciativa Climática de México, l’Instituto Clima e Sociedade, le Sunrise Project et la Tara Climate Foundation. L’European Climate Foundation accueille ReNew2030 dans le cadre d’une collaboration avec ses pairs. »
Basée dans le pays de naissance d’Elon Musk, l’African Climate Foundation est aussi une fondation de type pass-through, qui redistribue le pognon d’autres fondations. Sur son site web, aucune information sur ses financeurs. Mais une brève recherche nous apprend qu’ils comprennent au moins la fondation de Bill et Melinda Gates, la fondation Ikea, la Rockefeller Foundation, la fondation Ford ou encore la Hewlett Foundation. Les acteurs habituels des réseaux du complexe industriel non-lucratif.
Tout ce beau monde vise à accélérer le développement des industries de production d’énergie dite « renouvelable » ou « verte », mais aussi parfois de l’industrie du nucléaire et des industries de capture et de stockage du carbone, et des technologies dites « vertes » ou « propres » en général. Tout ce qui peut servir à perpétuer le capitalisme industriel. Fort heureusement, ils peuvent compter sur Vert pour promouvoir leurs projets et leurs aspirations.
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