Depuis quelques années, tout un éventail de médias soi-disant « alternatifs » ou « indépendants » ont été créés qui prétendent fournir une meilleure information que celle que les médias de masse classiques du capitalisme industriel (les grandes chaînes de télévision, les grands journaux) diffusent.
Effectivement, les médias de masse du capitalisme industriel, qui appartiennent soit à des riches, soit à l’État (deux aspects d’un même problème), diffusent à peu près tous un même type d’information, formaté d’une même manière, selon des critères qui constituent l’idéologie dominante, c’est-à-dire l’idéologie de la classe dominante, qui devient, par le biais desdits médias et des institutions en général (école, « culture », etc.), celle des dominé∙es. Autrement dit, le fameux « ruissellement » dont on nous cause souvent est en fait essentiellement idéologique. Dans les médias de masse classiques, on ne remet presque jamais en question les fondements du capitalisme. Les problèmes sont superficiellement traités, énormément de choses sont occultées. On promeut une vision du monde dans laquelle le capitalisme, le mode de vie industriel et l’État sont par défaut considérés comme de très bonnes choses, voire comme des éléments inéluctables et inquestionnables de la vie humaine.
Les médias « alternatifs », comme Basta !, affirment donner « de la visibilité aux alternatives, aux mouvements de résistance, aux populations ignorées et à d’autres manières de voir le monde ». Sauf qu’en réalité, dans l’ensemble, les médias soi-disant « alternatifs » diffusent des « manières de voir le monde » qui ne sont pas tellement « autres », pas tellement différentes de celle que véhiculent les médias de masse classiques.
Certes, on y trouve un certain nombre de publications qui prétendent critiquer le capitalisme. Mais en y regardant de plus près, on réalise que c’est moins le capitalisme qui est remis en question qu’une certaine disposition des différents éléments qui composent le capitalisme. Dans les médias « alternatifs », on remet rarement en question le principe même du travail, ou la propriété privée et héréditaire, ou la production de valeur marchande, ou l’argent. On ne remet presque jamais en question le type d’organisation politique que l’on appelle l’État. Et pas non plus le mode de vie industriel, le système technologique et ses implications sociales et matérielles.
Les médias « alternatifs » tiennent à peu près tous un même discours, que l’on peut, il me semble, résumer comme suit :
L’heure est grave, la crise climatique et écologique menace l’avenir de la civilisation et de la planète et de terribles inégalités et injustices économiques font rage. Mais il est possible de remédier à cette situation. Pour cela, il nous faut décarboner notre économie, effectuer une « transition » en développant les énergies renouvelables et les technologies propres ou vertes en général et en arrêtant d’exploiter les combustibles fossiles. Cette « transition », qui nous fournira beaucoup de nouveaux « emplois verts », doit être démocratiquement planifiée, afin de rationaliser nos consommations de ressources et d’énergie, de supprimer les nombreux usages superflus et de rationner les autres. Cela permettra de rendre nos sociétés plus sobres écologiquement. La planification devra aussi inciter les gens à faire des efforts, à mieux trier leurs déchets, manger moins de viande, etc., bref, à optimiser leur empreinte carbone (ou écologique). Une augmentation des impôts que les riches paient, voire (pour les plus radicaux) une redistribution de leurs richesses, devrait permettre de rétablir la justice sociale, de concert avec des réformes importantes du milieu entrepreneurial, une diminution du temps de travail, des changements dans la propriété des moyens de production et d’autres choses du genre.
Le problème, c’est que ce discours est une fable et que l’avenir qu’il nous fait miroiter est un mirage. Le problème, c’est aussi que ce discours repose sur nombre de présupposés (comme l’idée que le travail est une bonne chose) hautement discutables qui, s’ils étaient discutés, pourraient nous amener à réaliser que, chimérique ou non, l’avenir qu’il propose n’est même pas désirable.
Les médias « alternatifs » produisent certainement une discussion plus pertinente que les médias de masse traditionnels. Mais ils ont d’importantes limites. Notamment, aucun d’eux ne propose une analyse véritablement technocritique (ou anti-industrielle, ou naturienne) des sociétés contemporaines. Pourtant, toute contestation cohérente et pertinente des problèmes auxquels nous sommes confronté∙es devrait intégrer une critique de la technologie et de l’industrie. Ainsi qu’une critique de l’État en tant que type d’organisation sociale.
Et pourquoi cette multiplication des magazines, revues, journaux, etc., si c’est pour proposer, grosso modo, une même perspective ? (Là encore, les médias « alternatifs » reproduisent une tare des médias de masse conventionnels : leur non pluralisme, leur unanimisme.)
La profusion des médias « alternatifs » ou « indépendants » et le fait qu’ils proposent tous une même fable relativement rassurante pour la plupart des gens rendent très difficile pour une revue plus radicale de se faire entendre. Si ces gens « alternatifs », qui se disent « décroissants » et autres, m’assurent qu’il est possible de concevoir « une société hautement éduquée et technologiquement avancée, sans pauvreté ni faim », qui utiliserait cependant « beaucoup moins de ressources et d’énergie qu’aujourd’hui » (comme l’affirme Jason Hickel [voir ici]) ; qu’il est donc possible d’universaliser le mode de vie industriel/high-tech à l’entièreté des êtres humains du globe sous l’égide de l’écosocialisme, tout en remédiant au réchauffement climatique (ou en s’y adaptant) ; alors pourquoi devrais-je m’intéresser à ces oiseaux de mauvais augure qui soutiennent des choses compliquées, désagréables et déprimantes sur l’industrie et la technologie (comme quoi le mode de vie industriel serait incompatible avec la préservation de la planète, la technologie avec la démocratie, etc.) ?
Selon toute probabilité, plus le message que vous proposez est proche de ce à quoi les gens sont accoutumés par les médias de masse traditionnels (moins il bouleverse les croyances les plus fondamentales, les plus répandues, des civilisé∙es), plus il vous sera facile d’attirer de l’audience, de faire de l’argent et donc d’être rentable.
Un aspect et un motif de l’échec de l’opposition au capitalisme industriel.
Nicolas Casaux
P.-S. : Un article publié le 15 janvier 2025 sur Basta ! me permet d’illustrer ma critique. Barnabé Binctin interviewe Laurence de Nervaux, une employée du think tank Destin Commun. Le discours de Nervaux se présente comme nuancé, neutre, objectif, dénonçant tous les extrêmes, de gauche comme de droite (mais surtout de droite, heureusement). Il prône un autre nationalisme, un bon nationalisme, pas comme le mauvais nationalisme d’extrême droite (« Il n’y a aucune raison de laisser l’apanage de la fierté [nationale] à la droite ou l’extrême droite »). « La raison d’être de Destin Commun est de bâtir une société plus soudée », lit-on sur le site du think tank. « Au fondement de la démarche de Destin Commun, il y a ce souci de l’état de la cohésion sociale », souligne encore Barnabé Binctin. En d’autres termes, Destin Commun cherche l’apaisement social, la paix sociale. Du pain béni pour les classes dominantes.
D’ailleurs, Laurence de Nervaux n’aime pas qu’on parle de classes sociales :
« Les analyses par classes sociales ont quelque chose d’un peu enfermant, on y est assimilé à un statut, alors qu’en fait, une certaine vision du monde peut mélanger des gens aux niveaux de vie très différents. Exemple, un trader et un chauffeur Uber ne feront a priori pas partie de la même catégorie socio-professionnelle. Et pourtant, ils peuvent tout à fait partager de même valeurs boussoles dans leur vie, autour du travail, de l’argent, de la réussite individuelle. Ce sont souvent des entrepreneurs dans l’âme, qui revendique la maîtrise de leur destin et la volonté d’être leur propre chef. Autant d’orientations psychologiques qui les réunissent, quel que soit leur statut social. »
Traders et chauffeurs Uber du monde, apaisez-vous ! Aimez-vous ! De l’anti-marxisme assumé. Assurer la paix sociale dans la société qui produit des traders et des chauffeurs Uber, dans la société de l’exploitation de tous par tous, de la concurrence de tous contre tous, voilà la mission de Nervaux et de Destin Commun. Chez Destin Commun, on n’est pas pour les extrêmes ! Abolir les classes sociales ? Exproprier les riches ? Destituer les gouvernants ? Démanteler l’État et la domination sociale ? Espèce d’extrémiste ! Non, chez Destin Commun, on propose simplement de « mettre en place » des choses « sur les très hauts salaires, ou plus largement, sur les écarts de salaire » (ce qui, en tant qu’étape de transition, peut très bien se défendre, mais présenté comme un objectif en soi, comme une solution, et au vu du reste de la perspective de Destin Commun, est assez risible).
Bref, du flan, dans lequel on retrouve tous les mythes fondateurs de l’ordre social dominant, comme le « contrat social », cette fiction stupide d’un accord imaginaire jamais ratifié par des personnes n’ayant jamais existé.
Ça devrait pourtant être évident : « pas de justice, pas de paix ». Celles et ceux qui travaillent à l’apaisement social, à la pacification sociale, travaillent objectivement au bénéfice de ceux qui dominent et tirent profit des structures sociales établies, lesquelles sont fondamentalement injustes.
C’est donc sans surprise qu’en se renseignant un peu, on apprend que le think tank Destin Commun est financé par des fonds étatiques et privés dont l’AFD (Agence française de développement, un organe du ministère des Affaires étrangères et de celui de l’Économie et des Finances), la fondation Luminate du milliardaire Pierre Omidyar (fondateur d’eBay), la fondation de la multinationale allemande Bosch, la Sugar Foundation de Jérôme Lecat, un entrepreneur de la « French Tech » installé en Californie, et la European Climate Foundation (une des plus importantes fondations prétendument « philanthropique » d’Europe, de type pass-through, c’est-à-dire spécialisée dans la redistribution de fonds d’autres fondations, financée, entre autres, par la William and Flora Hewlett Foundation, la Bloomberg Family Foundation, le Rockefeller Brothers Fund, la IKEA Foundation, la ClimateWorks Foundation (elle-même financée par la William and Flora Hewlett Foundation, mais aussi par la Fondation David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloomberg Philanthropies, la fondation Ford, la IKEA Foundation, etc.)).
(Dommage que l’article de Basta ! n’ait pas mentionné ça, ces histoires de financement sont pourtant significatives.)
Une splendide illustration de ma critique des médias alternatifs. Même si, je l’admets, lesdits médias publient en général des choses moins ostensiblement niaises que ce lamentable entretien.
Source: Lire l'article complet de Le Partage