Les médias « alternatifs » : alternative au capitalisme ou capitalisme alternatif ? (par Nicolas Casaux)

Les médias « alternatifs » : alternative au capitalisme ou capitalisme alternatif ? (par Nicolas Casaux)

Depuis quelques années, tout un éven­tail de médias soi-disant « alter­na­tifs » ou « indé­pen­dants » ont été créés qui pré­tendent four­nir une meilleure infor­ma­tion que celle que les médias de masse clas­siques du capi­ta­lisme indus­triel (les grandes chaînes de télé­vi­sion, les grands jour­naux) diffusent.

Effec­ti­ve­ment, les médias de masse du capi­ta­lisme indus­triel, qui appar­tiennent soit à des riches, soit à l’État (deux aspects d’un même pro­blème), dif­fusent à peu près tous un même type d’information, for­ma­té d’une même manière, selon des cri­tères qui consti­tuent l’idéologie domi­nante, c’est-à-dire l’idéologie de la classe domi­nante, qui devient, par le biais des­dits médias et des ins­ti­tu­tions en géné­ral (école, « culture », etc.), celle des dominé∙es. Autre­ment dit, le fameux « ruis­sel­le­ment » dont on nous cause sou­vent est en fait essen­tiel­le­ment idéo­lo­gique. Dans les médias de masse clas­siques, on ne remet presque jamais en ques­tion les fon­de­ments du capi­ta­lisme. Les pro­blèmes sont super­fi­ciel­le­ment trai­tés, énor­mé­ment de choses sont occul­tées. On pro­meut une vision du monde dans laquelle le capi­ta­lisme, le mode de vie indus­triel et l’État sont par défaut consi­dé­rés comme de très bonnes choses, voire comme des élé­ments iné­luc­tables et inques­tion­nables de la vie humaine.

Les médias « alter­na­tifs », comme Bas­ta !, affirment don­ner « de la visi­bi­li­té aux alter­na­tives, aux mou­ve­ments de résis­tance, aux popu­la­tions igno­rées et à d’autres manières de voir le monde ». Sauf qu’en réa­li­té, dans l’ensemble, les médias soi-disant « alter­na­tifs » dif­fusent des « manières de voir le monde » qui ne sont pas tel­le­ment « autres », pas tel­le­ment dif­fé­rentes de celle que véhi­culent les médias de masse classiques.

Certes, on y trouve un cer­tain nombre de publi­ca­tions qui pré­tendent cri­ti­quer le capi­ta­lisme. Mais en y regar­dant de plus près, on réa­lise que c’est moins le capi­ta­lisme qui est remis en ques­tion qu’une cer­taine dis­po­si­tion des dif­fé­rents élé­ments qui com­posent le capi­ta­lisme. Dans les médias « alter­na­tifs », on remet rare­ment en ques­tion le prin­cipe même du tra­vail, ou la pro­prié­té pri­vée et héré­di­taire, ou la pro­duc­tion de valeur mar­chande, ou l’argent. On ne remet presque jamais en ques­tion le type d’organisation poli­tique que l’on appelle l’État. Et pas non plus le mode de vie indus­triel, le sys­tème tech­no­lo­gique et ses impli­ca­tions sociales et matérielles.

Les médias « alter­na­tifs » tiennent à peu près tous un même dis­cours, que l’on peut, il me semble, résu­mer comme suit :

L’heure est grave, la crise cli­ma­tique et éco­lo­gique menace l’avenir de la civi­li­sa­tion et de la pla­nète et de ter­ribles inéga­li­tés et injus­tices éco­no­miques font rage. Mais il est pos­sible de remé­dier à cette situa­tion. Pour cela, il nous faut décar­bo­ner notre éco­no­mie, effec­tuer une « tran­si­tion » en déve­lop­pant les éner­gies renou­ve­lables et les tech­no­lo­gies propres ou vertes en géné­ral et en arrê­tant d’exploiter les com­bus­tibles fos­siles. Cette « tran­si­tion », qui nous four­ni­ra beau­coup de nou­veaux « emplois verts », doit être démo­cra­ti­que­ment pla­ni­fiée, afin de ratio­na­li­ser nos consom­ma­tions de res­sources et d’énergie, de sup­pri­mer les nom­breux usages super­flus et de ration­ner les autres. Cela per­met­tra de rendre nos socié­tés plus sobres éco­lo­gi­que­ment. La pla­ni­fi­ca­tion devra aus­si inci­ter les gens à faire des efforts, à mieux trier leurs déchets, man­ger moins de viande, etc., bref, à opti­mi­ser leur empreinte car­bone (ou éco­lo­gique). Une aug­men­ta­tion des impôts que les riches paient, voire (pour les plus radi­caux) une redis­tri­bu­tion de leurs richesses, devrait per­mettre de réta­blir la jus­tice sociale, de concert avec des réformes impor­tantes du milieu entre­pre­neu­rial, une dimi­nu­tion du temps de tra­vail, des chan­ge­ments dans la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion et d’autres choses du genre.

Le pro­blème, c’est que ce dis­cours est une fable et que l’avenir qu’il nous fait miroi­ter est un mirage. Le pro­blème, c’est aus­si que ce dis­cours repose sur nombre de pré­sup­po­sés (comme l’idée que le tra­vail est une bonne chose) hau­te­ment dis­cu­tables qui, s’ils étaient dis­cu­tés, pour­raient nous ame­ner à réa­li­ser que, chi­mé­rique ou non, l’avenir qu’il pro­pose n’est même pas désirable.

Les médias « alter­na­tifs » pro­duisent cer­tai­ne­ment une dis­cus­sion plus per­ti­nente que les médias de masse tra­di­tion­nels. Mais ils ont d’importantes limites. Notam­ment, aucun d’eux ne pro­pose une ana­lyse véri­ta­ble­ment tech­no­cri­tique (ou anti-indus­trielle, ou natu­rienne) des socié­tés contem­po­raines. Pour­tant, toute contes­ta­tion cohé­rente et per­ti­nente des pro­blèmes aux­quels nous sommes confronté∙es devrait inté­grer une cri­tique de la tech­no­lo­gie et de l’industrie. Ain­si qu’une cri­tique de l’État en tant que type d’organisation sociale.

Et pour­quoi cette mul­ti­pli­ca­tion des maga­zines, revues, jour­naux, etc., si c’est pour pro­po­ser, gros­so modo, une même pers­pec­tive ? (Là encore, les médias « alter­na­tifs » repro­duisent une tare des médias de masse conven­tion­nels : leur non plu­ra­lisme, leur unanimisme.)

La pro­fu­sion des médias « alter­na­tifs » ou « indé­pen­dants » et le fait qu’ils pro­posent tous une même fable rela­ti­ve­ment ras­su­rante pour la plu­part des gens rendent très dif­fi­cile pour une revue plus radi­cale de se faire entendre. Si ces gens « alter­na­tifs », qui se disent « décrois­sants » et autres, m’assurent qu’il est pos­sible de conce­voir « une socié­té hau­te­ment édu­quée et tech­no­lo­gi­que­ment avan­cée, sans pau­vre­té ni faim », qui uti­li­se­rait cepen­dant « beau­coup moins de res­sources et d’éner­gie qu’au­jourd’­hui » (comme l’affirme Jason Hickel [voir ici]) ; qu’il est donc pos­sible d’universaliser le mode de vie indus­triel/­high-tech à l’entièreté des êtres humains du globe sous l’égide de l’écosocialisme, tout en remé­diant au réchauf­fe­ment cli­ma­tique (ou en s’y adap­tant) ; alors pour­quoi devrais-je m’intéresser à ces oiseaux de mau­vais augure qui sou­tiennent des choses com­pli­quées, désa­gréables et dépri­mantes sur l’industrie et la tech­no­lo­gie (comme quoi le mode de vie indus­triel serait incom­pa­tible avec la pré­ser­va­tion de la pla­nète, la tech­no­lo­gie avec la démo­cra­tie, etc.) ?

Selon toute pro­ba­bi­li­té, plus le mes­sage que vous pro­po­sez est proche de ce à quoi les gens sont accou­tu­més par les médias de masse tra­di­tion­nels (moins il bou­le­verse les croyances les plus fon­da­men­tales, les plus répan­dues, des civilisé∙es), plus il vous sera facile d’attirer de l’audience, de faire de l’argent et donc d’être rentable.

Un aspect et un motif de l’échec de l’opposition au capi­ta­lisme industriel.

Nico­las Casaux

P.-S. : Un article publié le 15 jan­vier 2025 sur Bas­ta ! me per­met d’illustrer ma cri­tique. Bar­na­bé Binc­tin inter­viewe Lau­rence de Ner­vaux, une employée du think tank Des­tin Com­mun. Le dis­cours de Ner­vaux se pré­sente comme nuan­cé, neutre, objec­tif, dénon­çant tous les extrêmes, de gauche comme de droite (mais sur­tout de droite, heu­reu­se­ment). Il prône un autre natio­na­lisme, un bon natio­na­lisme, pas comme le mau­vais natio­na­lisme d’extrême droite (« Il n’y a aucune rai­son de lais­ser l’apanage de la fier­té [natio­nale] à la droite ou l’extrême droite »). « La rai­son d’être de Des­tin Com­mun est de bâtir une socié­té plus sou­dée », lit-on sur le site du think tank. « Au fon­de­ment de la démarche de Des­tin Com­mun, il y a ce sou­ci de l’état de la cohé­sion sociale », sou­ligne encore Bar­na­bé Binc­tin. En d’autres termes, Des­tin Com­mun cherche l’apaisement social, la paix sociale. Du pain béni pour les classes dominantes.

D’ailleurs, Lau­rence de Ner­vaux n’aime pas qu’on parle de classes sociales :

« Les ana­lyses par classes sociales ont quelque chose d’un peu enfer­mant, on y est assi­mi­lé à un sta­tut, alors qu’en fait, une cer­taine vision du monde peut mélan­ger des gens aux niveaux de vie très dif­fé­rents. Exemple, un tra­der et un chauf­feur Uber ne feront a prio­ri pas par­tie de la même caté­go­rie socio-pro­fes­sion­nelle. Et pour­tant, ils peuvent tout à fait par­ta­ger de même valeurs bous­soles dans leur vie, autour du tra­vail, de l’argent, de la réus­site indi­vi­duelle. Ce sont sou­vent des entre­pre­neurs dans l’âme, qui reven­dique la maî­trise de leur des­tin et la volon­té d’être leur propre chef. Autant d’orientations psy­cho­lo­giques qui les réunissent, quel que soit leur sta­tut social. »

Tra­ders et chauf­feurs Uber du monde, apai­sez-vous ! Aimez-vous ! De l’anti-marxisme assu­mé. Assu­rer la paix sociale dans la socié­té qui pro­duit des tra­ders et des chauf­feurs Uber, dans la socié­té de l’exploitation de tous par tous, de la concur­rence de tous contre tous, voi­là la mis­sion de Ner­vaux et de Des­tin Com­mun. Chez Des­tin Com­mun, on n’est pas pour les extrêmes ! Abo­lir les classes sociales ? Expro­prier les riches ? Des­ti­tuer les gou­ver­nants ? Déman­te­ler l’État et la domi­na­tion sociale ? Espèce d’extrémiste ! Non, chez Des­tin Com­mun, on pro­pose sim­ple­ment de « mettre en place » des choses « sur les très hauts salaires, ou plus lar­ge­ment, sur les écarts de salaire » (ce qui, en tant qu’étape de tran­si­tion, peut très bien se défendre, mais pré­sen­té comme un objec­tif en soi, comme une solu­tion, et au vu du reste de la pers­pec­tive de Des­tin Com­mun, est assez risible).

Bref, du flan, dans lequel on retrouve tous les mythes fon­da­teurs de l’ordre social domi­nant, comme le « contrat social », cette fic­tion stu­pide d’un accord ima­gi­naire jamais rati­fié par des per­sonnes n’ayant jamais existé.

Ça devrait pour­tant être évident : « pas de jus­tice, pas de paix ». Celles et ceux qui tra­vaillent à l’apaisement social, à la paci­fi­ca­tion sociale, tra­vaillent objec­ti­ve­ment au béné­fice de ceux qui dominent et tirent pro­fit des struc­tures sociales éta­blies, les­quelles sont fon­da­men­ta­le­ment injustes.

C’est donc sans sur­prise qu’en se ren­sei­gnant un peu, on apprend que le think tank Des­tin Com­mun est finan­cé par des fonds éta­tiques et pri­vés dont l’AFD (Agence fran­çaise de déve­lop­pe­ment, un organe du minis­tère des Affaires étran­gères et de celui de l’É­co­no­mie et des Finances), la fon­da­tion Lumi­nate du mil­liar­daire Pierre Omi­dyar (fon­da­teur d’eBay), la fon­da­tion de la mul­ti­na­tio­nale alle­mande Bosch, la Sugar Foun­da­tion de Jérôme Lecat, un entre­pre­neur de la « French Tech » ins­tal­lé en Cali­for­nie, et la Euro­pean Cli­mate Foun­da­tion (une des plus impor­tantes fon­da­tions pré­ten­du­ment « phi­lan­thro­pique » d’Europe, de type pass-through, c’est-à-dire spé­cia­li­sée dans la redis­tri­bu­tion de fonds d’autres fon­da­tions, finan­cée, entre autres, par la William and Flo­ra Hew­lett Foun­da­tion, la Bloom­berg Fami­ly Foun­da­tion, le Rocke­fel­ler Bro­thers Fund, la IKEA Foun­da­tion, la Cli­ma­te­Works Foun­da­tion (elle-même finan­cée par la William and Flo­ra Hew­lett Foun­da­tion, mais aus­si par la Fon­da­tion David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloom­berg Phi­lan­thro­pies, la fon­da­tion Ford, la IKEA Foun­da­tion, etc.)).

(Dom­mage que l’ar­ticle de Bas­ta ! n’ait pas men­tion­né ça, ces his­toires de finan­ce­ment sont pour­tant significatives.)

Une splen­dide illus­tra­tion de ma cri­tique des médias alter­na­tifs. Même si, je l’admets, les­dits médias publient en géné­ral des choses moins osten­si­ble­ment niaises que ce lamen­table entretien.

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À propos de l'auteur Le Partage

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