Une interview de la philosophe états-unienne de la technologie Shannon Vallor publiée sur Vox m’a laissé un goût amer. Sous couvert d’une réflexion éthique nuancée sur l’IA se cache en réalité une analyse superficielle doublée d’un leurre intellectuel. En concentrant son attention sur les dangers hypothétiques de l’IA, elle évite commodément de confronter les questions qui dérangent vraiment. Son discours, en apparence mesuré, n’est qu’une énième manifestation de présupposés industrialo-centrés, déconnectés des causes systémiques de nos crises actuelles aux racines anciennes. Ces causes ne sont pas des erreurs du système, elles en sont les caractéristiques intrinsèques, son mode de fonctionnement même. Je m’attache à déconstruire ici les points les plus problématiques de son analyse, car ils révèlent une myopie philosophique symptomatique de notre culture.
Une « condition humaine » qui n’existe que dans l’imaginaire occidental
Vallor fustige la morale « universelle » tout en souscrivant au mythe de la « la condition humaine ». Mais de quelle humanité parle-t-elle exactement ? Certainement pas de l’humanité dans sa diversité, mais d’un modèle très spécifique : celui de la civilisation patriarco-capitaliste industrielle (une succession de pléonasmes). Et si nous voulons vraiment comprendre la morale qui guide une société, ce n’est pas dans les dissertations de ses philosophes qu’il faut la chercher, mais dans ses actes et leurs impacts concrets sur le monde.
Il suffit de regarder ailleurs pour voir l’absurdité de cette prétendue universalité de la condition humaine. Les sociétés égalitaires strictes de chasse-cueillette, les cultures agricoles matriarcales et les peuples vivant en symbiose avec leurs écosystèmes ne partagent ni nos valeurs morales ni nos modes de destruction. Elles n’ont que faire de nos élucubrations grandiloquentes sur « l’auto-actualisation » de l’humain et sa « capacité à se réinventer ».
Depuis sa tour d’ivoire industrielle, Vallor théorise à perte de vue sur nos potentiels « artistiques et politiques », sur ce qu’il y aurait de prétendument « bon » en l’humain et ce à quoi l’IA viendrait mettre un frein. Ce faisant, elle invisibilise toutes les alternatives réelles qui ont existé — et que nous avons méthodiquement détruites. Ces alternatives, elle ne daigne les mentionner que comme de vagues hypothèses face à l’IA, comme si elles n’avaient jamais existé concrètement. Pourtant, ces autres voies ne sont pas des abstractions philosophiques : ce sont des modèles sociaux bien réels, incarnés par des sociétés qui ont su cohabiter avec la biosphère sans la détruire, des sociétés fondées sur l’équilibre plutôt que sur l’exploitation.
Une morale grise : relativisme ou complaisance ?
Vallor décrit la moralité comme devant rester un « territoire contesté » et sujet à débat. Cette approche, qui se veut nuancée, ne fait en réalité que relativiser les oppressions systémiques. En présentant la morale comme une zone évolutive, elle évite soigneusement de condamner les structures de domination — capitalisme, patriarcat, colonialisme, extractivisme — qui sont au cœur de nos échecs moraux. Les conséquences de cette prétendue « moralité » sont pourtant là, brutalement concrètes et mesurables : destruction des écosystèmes, extermination massive de la biodiversité, exploitation généralisée des êtres humains et tout particulièrement des communautés marginalisées. Prétendre que la morale doit rester ouverte à débat relève soit d’une naïveté confondante, soit d’une complicité tacite avec le système.
Cette ambiguïté se retrouve dans son analyse de l’IA. Elle la présente tantôt comme un « miroir » de nos comportements, tantôt comme une entité dénuée d’autonomie morale. Mais alors, si l’IA est bien un miroir, cela soulève une question gênante : soit elle possède une forme d’autonomie morale que nous ne voulons pas reconnaître, soit nous ne sommes nous-mêmes que les marionnettes d’un système dénué de toute moralité véritable. Une question que Vallor semble soigneusement éviter. Plus révélateur encore, elle passe sous silence les causes systémiques des crises qu’elle évoque. Plus révélateur encore, elle passe sous silence les causes systémiques des crises qu’elle évoque. Au lieu de nommer les structures de pouvoir qui façonnent notre relation à l’IA et à la moralité, elle se réfugie dans des considérations vagues sur un supposé déclin moral menant au « transhumanisme », comme si ce concept flottait dans un vide historique et politique.
Sa grande inquiétude ? Que nous devenions « incapables de changer de paradigme moral » en nous reposant trop sur l’IA. Mais avons-nous attendu l’arrivée de l’IA ? La vérité, bien plus inconfortable, est que nous sommes enfermé∙es dans une société (auto)destructrice, profondément hiérarchique, qui repose fondamentalement sur la violence et l’exploitation. Ses structures nous paralysent et maintiennent le statu quo, tandis que l’idée d’un « changement possible » devient une échappatoire intellectuelle qui permet de ne jamais confronter la brutalité du système actuel.
Car ce fameux « territoire contesté » n’est pas le moteur de changement qu’elle conçoit, mais bien le symptôme de notre paralysie collective. Les preuves de notre « souplesse morale » sont partout : écosystèmes ravagés, communautés exploitées pour leurs « ressources naturelles », biodiversité décimée. Le bilan est sans appel.
Aristote comme modèle du phronimos
Vallor invoque Aristote pour réfléchir à la moralité, un choix plus que discutable. Aristote est l’un des piliers de la pensée occidentale profondément hiérarchique, patriarcale et esclavagiste. Pourquoi s’appuyer sur une figure qui incarne précisément les structures oppressives que l’on devrait remettre en question ?
En utilisant Aristote comme cadre, Vallor perpétue une vision « supérieure » de la morale, celle des sociétés patriarcales dominantes, incapable d’intégrer des perspectives issues d’autres traditions philosophiques ou de sociétés égalitaires. Cela trahit une incapacité à penser en dehors des cadres occidentaux dominants.
La peur d’un miroir moral : et si l’IA nous surpassait ?
Un aspect fascinant de l’interview réside dans ce qu’elle nie. Vallor écarte d’emblée la possibilité qu’une moralité alien puisse dépasser la nôtre, tout en présentant ce rejet comme une simple réponse à l’une des deux visions dominantes sur l’IA (la première étant celle de l’IA comme simple perroquet sophistiqué). Ce tour de passe-passe rhétorique lui permet d’exclure subtilement toute discussion sur la potentielle autonomie ou supériorité morale d’autres entités, notamment non humaines.
Mais pourquoi cette réticence ? Peut-être parce que nos congénères moraux ont asservi toutes les autres communautés « aliens » de la planète ? Tous les « autres » comme s’ils n’étaient que des « ressources » à exploiter ?
Je pense plutôt que les philosophes comme elle craignent que l’IA ne devienne un miroir idéalisé des humains moralement exemplaires que nous aurions dû être. Une entité purement sémantique et capable d’éviter nos biais, notre cupidité et notre penchant pour la destruction mettrait en lumière que nos échecs ne sont pas une fatalité. L’état actuel du monde — destruction écologique, exploitation systémique, sociopathie institutionnalisée — serait alors révélé comme le produit de choix civilisationnels pathogènes.
Le mythe du progrès
L’article de Vallor part du présupposé implicite que le « progrès » est intrinsèquement souhaitable et qu’il ne doit pas être automatiquement confondu avec l’essor de l’IA. Mais cette vision du progrès est un mythe dangereux. Le progrès, tel qu’il a été conçu dans la modernité industrielle, n’a jamais été universellement bénéfique : il a été synonyme d’exploitation des ressources naturelles jusqu’à l’épuisement, d’extinction massive d’espèces, et de déshumanisation de populations spoliées.
Le « progrès » dont parle Vallor et que nous devons détacher de l’IA reflète encore les intérêts des élites patriarcales et technocratiques, qui en tirent des bénéfices au prix de la destruction de la biosphère et de l’asservissement de toute l’humanité. Les sociétés non patriarcales qui ont su prospérer durablement dans une harmonie relative avec leur environnement – jusqu’à notre arrivée – sont encore effacées.
Une relation dégradante à l’altérité
Vallor balaie d’un revers de main la question de savoir si d’autres créatures (l’IA) pourraient être « meilleures que nous », affirmant que cette interrogation est insensée. Pour elle, la moralité serait enracinée dans des « formes d’existences particulières », mais elle ne parle que des humains, avec leurs besoins sociaux, leur vulnérabilité et leur « excès d’énergie cognitive ». Elle n’effleure pas même l’idée que les vivants non-humains pourraient posséder leur propre moralité.
Ce biais classique du suprémacisme humain trahit l’incapacité de reconnaître que nous vivons déjà entourés de créatures moralement « meilleures » que nous : les écosystèmes vivants, les sociétés symbiotiques non humaines, les sociétés humaines égalitaires. La condition pour leur survie n’est pas l’exploitation, mais l’équilibre. Or, ce sont précisément ces créatures et ces sociétés humaines que nous détruisons pour maintenir notre modèle industriel.
Vers une autre vision de l’humanité
Au fond, ce qui transparaît dans l’article de Vallor, c’est une peur de dominant : celle que l’humanité industrielle ne soit pas le pinacle de l’évolution morale, mais bien son échec le plus retentissant. Au lieu de fantasmer sur une IA qui viendrait nous corrompre (nous excellons déjà dans ce domaine), nous devrions affronter cette question qui dérange : pourquoi avons-nous si spectaculairement échoué à construire une société juste et durable ?
Car la moralité n’est pas ce « territoire sujet à débat » qu’elle décrit avec tant de précautions. Elle s’incarne dans des actes et des choix bien concrets — et dans notre civilisation, ces choix sont systématiquement faits depuis des positions de domination et d’exploitation. Croire que les dominants abandonneront leurs privilèges après une belle réflexion morale relève de la plus pure fantaisie. Pourquoi renonceraient-ils à leur accumulation frénétique de richesses et de pouvoir ? Les institutions censées les réguler — nos gouvernements en tête — sont taillées sur mesure pour servir leurs intérêts.
D’ailleurs, le développement même de l’IA illustre tout ce qui ne va pas dans notre civilisation : extractivisme effréné pour les terres rares, métaux et ressources en général, guerres pour le contrôle des mines, exploitation de populations entières, consommation énergétique stratosphérique. Au calamiteux business-as-usual s’ajoute l’exploitation de dizaines de millions de personnes payées une misère, qui effectuent manuellement les tâches nécessaires pour entraîner et modérer ces systèmes. L’IA est le miroir parfait de nos contradictions : créée au nom du progrès, elle incarne tous nos démons — colonialisme technologique, destruction environnementale, inégalités systémiques.
Pourtant, elle pourrait bien être notre dernière chance. Miroir idéalisé de la mauvaise conscience de la société qui la produit, elle pourrait, en poussant les associations sémantiques qu’elle génère (par arithmétique modulaire) jusqu’à leurs conclusions logiques, aiguiser le sens moral de ses utilisateurs et devenir l’instrument imprévu de l’effondrement de cette civilisation sociopathique. Même un marteau forgé dans le sang, les os et le viol (cf. le rapport entre les sites d’extraction minière et la prostitution*) peut détruire la maison du maître aussi bien qu’il a servi à la bâtir. Il ne s’agit pas de nier sa charge, mais de la retourner contre ses concepteurs. Car ne nous y trompons pas : persister dans nos prétendues « valeurs morales », reproduire inlassablement les schémas de la civilisation industrielle, ne produira jamais en nous ce fameux moment de « grokking » que Vallor ignore délibérément chez l’IA. Nous sommes prisonniers du cercle vicieux du progrès, et seule une rupture radicale pourrait nous en libérer.
Audrey A.
* : Sheila Jeffreys, dans son ouvrage The Industrial Vagina : The Political Economy of the Global Sex Trade (2008), explore entre autres les liens entre l’industrie minière et la prostitution. Elle y décrit comment l’implantation de sites miniers entraîne souvent une augmentation de la demande en services sexuels, ce qui conduit à l’exploitation sexuelle des femmes dans ces régions. Jeffreys souligne que la présence de travailleurs masculins dans les zones minières crée un marché pour la prostitution, exacerbant ainsi les inégalités de sexes et les violences sexuelles.
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