Alain Damasio ne comprend rien à sa propre technocritique (par Nicolas Casaux)

Alain Damasio ne comprend rien à sa propre technocritique (par Nicolas Casaux)

Dans son der­nier ouvrage, Val­lée du Sili­cium (Seuil, avril 2024), le célèbre écri­vain Alain Dama­sio entre­prend de por­ter un regard cri­tique sur la tech­no­lo­gie et de for­mu­ler ain­si une « authen­tique tech­no­cri­tique ». Et certes, Dama­sio sou­ligne très jus­te­ment nombre de pro­blèmes que pose la tech­no­lo­gie. Cepen­dant, comme à son habi­tude, il passe mal­heu­reu­se­ment à côté de l’essentiel. Pour l’illustrer, je me pro­pose de com­men­ter un long pas­sage de son livre dans lequel il récuse l’idée extrê­me­ment répan­due selon laquelle « la tech­no­lo­gie est neutre, son impact ne dépend au fond que du bon ou mau­vais usage qu’on en fait ». Voi­ci ce qu’en dit Damasio :

« C’est une idée courte, et même une idée stu­pide, qua­dru­ple­ment stu­pide. Il n’est jamais inutile de redire pourquoi :

1° Parce que la tech­nique porte en elle une valeur latente : l’efficacité. Autre­ment for­mu­lé : la pos­si­bi­li­té d’agir sur nos envi­ron­ne­ments de façon forte. Toute machine pré­dé­ter­mine l’utilisateur à faire de l’efficacité la valeur de son action, avant tout choix de sa part. Cette valeur a conta­mi­né tous les domaines au point qu’un star­tu­peur se doit aujourd’hui d’être, sur les plans à la fois pro­fes­sion­nels, éco­no­miques, spor­tifs ou sexuels, performant.

Plus pro­fon­dé­ment, la tech­nique est une manière de dévoi­ler le réel comme ce qui doit être arrai­son­né, poin­tait déjà Hei­deg­ger, c’est-à-dire mis à la rai­son, mobi­li­sé, exploi­té et mis en demeure de livrer une éner­gie qui puisse être extraite et accu­mu­lée. Ce qui, évi­dem­ment, n’a rien de neutre. D’autres rap­ports au réel étaient et demeurent pos­sibles : la recherche d’harmonie, l’écoute, la contem­pla­tion, la symbiose…

2° Parce qu’en amont, l’innovation tech­no­lo­gique dépend de la Recherche qui dépend elle-même des cré­dits de recherche ou du capi­tal-risque inves­ti, et donc déjà d’une forte pré­sé­lec­tion des décou­vertes, pro­duits et ser­vices et qu’on juge a prio­ri “utiles” à déve­lop­per car lucra­tifs. La machine reste donc tou­jours “sociale avant d’être tech­nique” (Deleuze), c’est-à-dire qu’elle pré­sup­pose en uni­vers capi­ta­liste, pour être fina­le­ment fabri­quée, une attente du mar­ché et une ren­ta­bi­li­té. Des mil­lions d’innovations qui amé­lio­re­raient notre condi­tion com­mune ne pas­se­ront jamais le seuil de la fabri­ca­tion. Aucune neu­tra­li­té donc, dans la pos­si­bi­li­té même d’exister.

Pre­nons deux exemples. Une puce RFID pré­dé­ter­mine, dès sa concep­tion, qu’on va cher­cher à iden­ti­fier chaus­sures, dou­dous, oiseaux, lynx, arbres, motos et même nos propres enfants afin d’assurer la tra­ça­bi­li­té de ces cibles : rien ne peut plus exis­ter et bou­ger sans être aima­ble­ment tra­qué. Don­nez-moi vos coor­don­nées. L’IA géné­ra­tive : ses déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques seront tou­jours sou­mis aux biais et aux impé­ra­tifs (finan­ciers, gou­ver­ne­men­taux, voire per­son­nels) de ceux qui les contrôlent et en tirent pro­fit, et non ali­gnés sur une recherche du bien com­mun ou de l’éducation éclai­rée de tous.

3° Parce qu’en aval, une tech­no­lo­gie induit une mul­ti­tude d’effets, sou­vent dif­fi­ciles à anti­ci­per : elle réin­vente des pra­tiques et refor­mate des com­por­te­ments, elle enfante par­fois une culture entière (le jeu mas­si­ve­ment mul­ti­joueur, les danses inter­net, les ani­ma­tiques) juste par les inter­ac­tions nou­velles qu’elle offre. S’en ser­vir, c’est déjà trans­for­mer ses rap­ports à soi et ses rela­tions aux autres, se ména­ger de nou­velles prises et consen­tir à de futures emprises en muti­lant d’anciennes capa­ci­tés qu’on sous-traite à l’appli. Le numé­rique livre sans cesse des options inat­ten­dues qu’on n’imaginait pas entrer dans les usages. La géo­lo­ca­li­sa­tion par por­table n’était pas pré­vue à l’origine, pas plus que l’explosion des SMS auto­com­plé­tés ou la géné­ra­li­sa­tion d’une norme sociale : res­ter joi­gnable. L’IA géné­ra­tive n’était pas conçue pour humi­lier des femmes avec des deep­fakes por­no­gra­phiques éla­bo­rés à par­tir de vidéos ordi­naires. Tes mails n’avaient pas voca­tion à être lus et dataminés.

4° Enfin parce que toute tech­no­lo­gie porte en elle un nou­veau rap­port au monde. On croit uti­li­ser un fri­go quand c’est notre façon de nous nour­rir qui est révo­lu­tion­née par le sto­ckage des ali­ments frais. La machine situe notre liber­té et notre liber­té s’exerce face à elle, en elle. Nous sommes libres de nos usages de la machine, libres même de ne pas l’utiliser, par­fois. Mais c’est une liber­té en situa­tion, déjà située, un libre-arbitre qui s’exerce à l’intérieur d’un monde trans­for­mé et repo­ten­tia­li­sé par la machine où il devient impos­sible de se com­por­ter comme si elle n’existait pas. La voi­ture a lit­té­ra­le­ment “inven­té” les routes, les par­kings et les trot­toirs, elle a appe­lé l’extraction du pétrole et inté­gra­le­ment refon­dé l’aménagement du ter­ri­toire. Les réseaux sociaux ont inven­té la com­mu­nau­té sans pré­sence, l’auto-exposition, le sel­fie, l’exclusion pos­sible, le har­cè­le­ment et la lapi­da­tion numé­riques. L’IA est en train d’inventer l’auto-discussion et le jumeau numé­rique, par­mi des cen­taines de réin­ven­tions de nos façons de travailler.

À cette qua­druple aune, croire encore en la neu­tra­li­té des tech­no­lo­gies qu’on nous pro­pose n’est même plus de la naï­ve­té. C’est une faute politique. »

Alain Damasio ne comprend rien à sa propre technocritique (par Nicolas Casaux)

Les quatre points énon­cés par Dama­sio sont justes. Mais une pre­mière ques­tion se pose. Pour­quoi, après avoir per­ti­nem­ment expo­sé des pro­blèmes inhé­rents à la tech­no­lo­gie, Dama­sio échoue-t-il, dans le reste de sa pen­sée, à tirer les consé­quences qui s’imposent (avec une cer­taine évi­dence) ? Si la (haute) tech­no­lo­gie n’est pas neutre, si elle « pré­sup­pose un uni­vers capi­ta­liste », si elle induit – impose – un « nou­veau rap­port au monde », et même un nou­vel agen­ce­ment du monde « où il devient impos­sible de se com­por­ter comme si elle n’existait pas », et si elle génère une foul­ti­tude d’effets impré­vi­sibles, poten­tiel­le­ment très dan­ge­reux ou très nui­sibles, alors pour­quoi Dama­sio s’imagine-t-il qu’il devrait être pos­sible et même sou­hai­table de construire « un art de vivre avec l’IA », de trai­ter les tech­no­lo­gies « comme des sujets », de coha­bi­ter avec elles « dans la convi­via­li­té » ? De tels sou­haits semblent par­tir du prin­cipe qu’en fait, la tech­no­lo­gie est neutre, qu’elle n’impose fina­le­ment rien, qu’elle peut être domptée.

Le dis­cours de Dama­sio qui, d’un côté, réfute l’idée selon laquelle la tech­no­lo­gie serait « neutre », par­ti­cipe en fait, de l’autre, à l’avaliser. Dama­sio pense que l’IA et l’essentiel du tech­no-monde contem­po­rain ne posent pas intrin­sè­que­ment pro­blème, et que toute l’affaire consiste, pour nous, à essayer d’en faire de bons usages. Dans une inter­view pour La Croix, il affirme sans ambages que des tech­no­lo­gies comme le « jeu vidéo », « l’IA géné­ra­tive » et « les réseaux sociaux » sont « des outils d’émancipation for­mi­dables », mais que « mal uti­li­sés », ces tech­no­lo­gies peuvent aus­si être « des vec­teurs d’aliénation extra­or­di­naires[1] ». Ce qui revient à dire que ces tech­no­lo­gies sont « neutres » et que leur impact « ne dépend au fond que du bon ou mau­vais usage qu’on en fait ». Dama­sio sou­tient donc lui aus­si l’« idée stu­pide, qua­dru­ple­ment stu­pide », qu’il pré­tend par ailleurs contester.

Comme quoi, l’écriture d’un livre sup­plé­men­taire sur le sujet n’y aura rien fait. Concer­nant la tech­no­lo­gie, Dama­sio serine la même idée naïve (et « stu­pide, qua­dru­ple­ment stu­pide ») depuis des années. Déjà, en 2021, au média de la fon­da­tion de Yann Arthus-Ber­trand Good­Pla­net mag’, il sou­te­nait qu’un autre usage de la tech­no­lo­gie était pos­sible, juste et bon. Il affir­mait en effet que nous n’avons pas à renon­cer à l’internet et au smart­phone, deux outils « extra­or­di­naires et por­teurs d’émancipation », qu’il ne s’agit sur­tout pas « de nous cou­per de tout ce qu’ils apportent de for­mi­dable » (« le fait d’accéder via son smart­phone à toutes les musiques du monde est fabu­leux, idem pour les films ou l’accès à Wiki­pé­dia[2] »). Non, ce qu’il nous faut, selon Dama­sio, c’est juste trou­ver un « savoir-vivre opti­mal et intel­li­gent avec la tech­no­lo­gie numé­rique » afin de conser­ver le « pou­voir éman­ci­pa­teur de la tech­no­lo­gie[3] ».

Somme toute, la (pseu­do) tech­no­cri­tique d’Alain Dama­sio est donc à peu près la même que celle de l’ex-employé de Google Tris­tan Har­ris, grand prêtre de l’avènement d’une meilleure tech­no­lo­gie, fon­da­teur et pré­sident du Cen­ter for Humane Tech­no­lo­gy (« Centre pour une tech­no­lo­gie humaine »), finan­cé par une flo­pée de mil­liar­daires et de mul­ti­na­tio­nales de la tech au tra­vers de fon­da­tions pri­vées (la Sili­con Val­ley Com­mu­ni­ty Foun­da­tion, notam­ment, qui reçoit de l’argent du créa­teur de Face­book, Mark Zucker­berg, de GoPro, Apple, et j’en passe, mais aus­si la fon­da­tion du créa­teur d’eBay, Omi­dyar Net­work, la fon­da­tion Ford, plu­sieurs fon­da­tions liées à la mer­veilleuse famille Pritz­ker, etc.). L’objectif du Cen­ter for Humane Tech­no­lo­gy consiste à « ali­gner la tech­no­lo­gie avec les meilleurs inté­rêts de l’humanité ». Car selon Har­ris : « La tech­no­lo­gie n’est pas mau­vaise en soi. Il faut juste qu’elle soit réorien­tée pour être construc­tive[4]. » Autre­ment dit, la tech­no­lo­gie est « neutre », tout dépend de ses usages, nous devons sim­ple­ment apprendre à bien l’utiliser. Dama­sio dit la même chose (mais sou­tient aus­si l’inverse, en gym­naste professionnel).

Contre cette idée selon laquelle la tech­no­lo­gie serait neutre, et selon laquelle tout dépen­drait sim­ple­ment de l’usage qu’on choi­sit d’en faire, il faut relire les quatre points avan­cés par Dama­sio (la longue cita­tion au début de ce texte). Mais il faut en ajou­ter un cin­quième, qui méri­te­rait peut-être de figu­rer en premier.

*

5. La tech­no­lo­gie n’est pas neutre, parce que toute tech­no­lo­gie doit être conçue et pro­duite, et que cette concep­tion et cette pro­duc­tion impliquent une foul­ti­tude de choses (des maté­riaux, des savoir-faire, une force de tra­vail, un cer­tain état d’esprit, qui lui-même découle de cer­taines condi­tions sociales, et poten­tiel­le­ment des outils, voire des machines et des infra­struc­tures, tout un ensemble de struc­tures sociales, orga­ni­sa­tion­nelles, etc.), ce qui n’a rien de « neutre ».

Ceux qui affirment — sou­vent sans avoir sérieu­se­ment réflé­chi au sujet — que les tech­no­lo­gies sont « neutres » pour la rai­son qu’on peut, par exemple, uti­li­ser un cou­teau pour cou­per du beurre ou tran­cher la gorge de son voi­sin se trompent lour­de­ment. Oui, on peut uti­li­ser un cou­teau pour cou­per du beurre ou tran­cher la gorge de son voi­sin. Mais non, cela ne veut cer­tai­ne­ment pas dire que cette tech­no­lo­gie serait « neutre ». Cela témoigne uni­que­ment d’une cer­taine poly­va­lence dans l’utilisation des outils tech­no­lo­giques. En conclure que la tech­no­lo­gie est « neutre », c’est occul­ter ou igno­rer tota­le­ment les condi­tions d’obtention, de réa­li­sa­tion, de pro­duc­tion dudit cou­teau. C’est occul­ter ou igno­rer tota­le­ment la manière dont la tech­no­lo­gie prise en exemple est fabri­quée. C’est par­tir du prin­cipe que la tech­no­lo­gie est déjà là — un peu comme si les tech­no­lo­gies tom­baient du ciel ou pous­saient natu­rel­le­ment dans les arbres, ou comme s’il ne s’agissait que de simples outils flot­tant dans l’espace-temps, n’impliquant rien, issus de rien, n’attendant que d’être bien ou mal utilisés.

C’est pour­quoi, sui­vant une ana­lyse poli­tique, on peut gros­so modo dis­tin­guer deux types de tech­no­lo­gies, comme l’avait remar­qué le socio­logue et his­to­rien états-unien Lewis Mumford.

D’une part, il y a les tech­no­lo­gies qui, pour être conçues et pro­duites, exigent de nom­breuses connais­sances et savoir-faire, l’utilisation de très nom­breux outils ou machines, l’existence de tout un réseau d’infrastructures, une vaste divi­sion et une vaste spé­cia­li­sa­tion du tra­vail, et donc une orga­ni­sa­tion sociale hié­rar­chique en mesure d’administrer une telle divi­sion et spé­cia­li­sa­tion du tra­vail, de pro­duire des ouvriers, des ingé­nieurs, des cadres, des tech­no­crates. Mum­ford par­lait, pour dési­gner ce type de tech­no­lo­gies, de « tech­niques auto­ri­taires[5] ». Ces « tech­niques auto­ri­taires », qui remontent « à peu près au qua­trième mil­lé­naire avant notre ère », ain­si qu’il le rele­vait, se déve­loppent grâce au « contrôle poli­tique cen­tra­li­sé qui a don­né nais­sance au mode de vie que nous pou­vons à pré­sent iden­ti­fier à la civi­li­sa­tion, sans en faire l’éloge ». Elles reposent sur « une contrainte phy­sique impi­toyable, sur le tra­vail for­cé et l’esclavage », c’est-à-dire sur « la créa­tion de machines humaines com­plexes com­po­sées de pièces inter­dé­pen­dantes, rem­pla­çables, stan­dar­di­sées et spé­cia­li­sées — l’armée des tra­vailleurs, les troupes, la bureau­cra­tie », et ont pour effet de ne confé­rer « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au som­met de la hié­rar­chie sociale ».

Les cen­trales nucléaires, les pla­te­formes pétro­lières, les pan­neaux solaires pho­to­vol­taïques, les éoliennes indus­trielles, les smart­phones, les télé­vi­sions, les ordi­na­teurs, l’IA géné­ra­tive et la qua­si-tota­li­té des tech­no­lo­gies modernes appar­tiennent à cette caté­go­rie des « tech­no­lo­gies autoritaires ».

De l’autre côté, on retrouve les tech­no­lo­gies démo­cra­tiques, ou « tech­niques démo­cra­tiques » dans le voca­bu­laire de Mum­ford. Par « tech­niques démo­cra­tiques », il dési­gnait les outils ou les tech­no­lo­gies qui reposent sur « une méthode de pro­duc­tion à petite échelle », qui favo­risent « l’autogouvernement col­lec­tif, la libre com­mu­ni­ca­tion entre égaux, la faci­li­té d’accès aux savoirs com­muns, la pro­tec­tion contre les contrôles exté­rieurs arbi­traires » et « l’autonomie per­son­nelle », et qui confèrent « l’autorité au tout plu­tôt qu’à la par­tie ». La « tech­nique démo­cra­tique », repo­sant « prin­ci­pa­le­ment sur la com­pé­tence humaine et l’énergie ani­male mais tou­jours acti­ve­ment diri­gée par l’artisan ou l’agriculteur », exige « rela­ti­ve­ment peu », est « ingé­nieuse et durable » et « très faci­le­ment adap­table et récu­pé­rable ». His­to­ri­que­ment, ces tech­niques démo­cra­tiques remontent « aus­si loin que l’usage pri­mi­tif des outils » et ont ain­si « sous-ten­du et sou­te­nu fer­me­ment toutes les cultures his­to­riques jusqu’à notre époque ».

(On parle de tech­niques ou de tech­no­lo­gies « démo­cra­tiques » parce que ce type de tech­no­lo­gie est com­pa­tible avec une orga­ni­sa­tion sociale réel­le­ment démo­cra­tique. L’utilisation de ce type de tech­no­lo­gie est une condi­tion de l’organisation démo­cra­tique, mais pas une garan­tie. Des socié­tés n’utilisant que des tech­no­lo­gies de ce type peuvent être très auto­ri­taires, ain­si que l’histoire et l’ethnologie nous l’enseignent. Mais l’inverse n’est pas vrai. Si les tech­no­lo­gies démo­cra­tiques peuvent être pro­duites et uti­li­sées par des com­mu­nau­tés démo­cra­tiques ou des socié­tés auto­ri­taires, les tech­no­lo­gies auto­ri­taires ne peuvent pas être pro­duites et uti­li­sées par des socié­tés démo­cra­tiques : les tech­no­lo­gies auto­ri­taires exigent et pro­duisent une orga­ni­sa­tion sociale autoritaire.)

Dans la caté­go­rie des tech­no­lo­gies démo­cra­tiques, on retrouve par exemple les types d’habitations que construisent ou construi­saient d’innombrables socié­tés autoch­tones d’ici et de là, comme les wig­wams et les tipis des amé­rin­diens, de très nom­breux types de lon­gères ou mai­sons longues tra­di­tion­nelles, ou encore les pagliagh­ji corses, des outils comme l’arc, la flèche, la sagaie, la hache, le cou­teau, le panier en osier, toutes sortes de pote­ries, etc.

Le cas des objets comme le cou­teau (ou l’arc, le tipi ou la hache) est spé­cial dans la mesure où il en existe des ver­sions très simples, dont les impli­ca­tions sociales et maté­rielles sont minimes, et des ver­sions com­plexes, dont les impli­ca­tions sociales et maté­rielles sont innu­mé­rables. Un cou­teau ne pos­sède pas les mêmes impli­ca­tions sociales et maté­rielles selon qu’il s’agit d’un cou­teau (pré­his­to­rique) en silex ou en obsi­dienne ou d’un cou­teau ache­té chez Ikea en acier inoxy­dable (com­pre­nant du chrome, du molyb­dène et du vana­dium) avec manche en poly­pro­py­lène : les pro­cé­dés de fabri­ca­tion, les maté­riaux et le type de main d’œuvre néces­saires, les savoir-faire impli­qués ne sont pas du tout les mêmes. Le cou­teau pré­his­to­rique cor­res­pond à la caté­go­rie des tech­no­lo­gies démo­cra­tiques, le cou­teau Ikea à celle des tech­no­lo­gies autoritaires.

Les tech­no­lo­gies auto­ri­taires se carac­té­risent aus­si par une très forte inter­dé­pen­dance sys­té­mique, contrai­re­ment aux tech­no­lo­gies démo­cra­tiques. Pour fabri­quer un panier en osier, vous n’avez besoin que d’un peu d’osier, de vos mains et d’un savoir-faire rela­ti­ve­ment simple, faci­le­ment conce­vable par un humain seul ou par une socié­té à taille humaine, et faci­le­ment trans­mis­sible d’humain à humain. La fabri­ca­tion du panier en osier ne requiert pas l’utilisation et la fabri­ca­tion préa­lable d’autres outils ou de machines. En revanche, pour fabri­quer un télé­phone por­table, une voi­ture, un ordi­na­teur, un pan­neau solaire pho­to­vol­taïque, un réfri­gé­ra­teur, un mar­teau arrache-clous de chez Leroy Mer­lin (doté d’un « manche ergo­no­mique en fibre de verre » et d’un « revê­te­ment anti­dé­ra­pant pour un meilleur confort à l’u­ti­li­sa­tion »), une cuillère en plas­tique ou même un vélo, vous avez besoin d’utiliser un grand nombre d’outils et de machines (et d’infrastructures diverses et variées) qu’il vous faut au préa­lable avoir fabri­qués, et dont la fabri­ca­tion implique, elle aus­si, l’utilisation d’un grand nombre d’outils et de machines (et d’infrastructures diverses et variées) qu’il vous faut au préa­lable avoir fabri­qués, et ain­si de suite. Les tech­no­lo­gies modernes, les tech­no­lo­gies auto­ri­taires, s’inscrivent dans – exigent – un réseau tech­no-indus­triel, éco­no­mique et social très vaste et très complexe.

*

Pour conce­voir des socié­tés réel­le­ment démo­cra­tiques et mettre un terme à la des­truc­tion du monde, nous devrions col­lec­ti­ve­ment renon­cer aux tech­no­lo­gies auto­ri­taires et/ou les com­battre. Mal­heu­reu­se­ment, ce n’est ni ce que pré­co­nise Dama­sio, qui affirme que toutes les tech­no­lo­gies, en fait, sont neutres et peuvent être bien uti­li­sées (il suf­fi­rait, selon Dama­sio, que le « ministre de l’éducation natio­nale » décide de faire « de la tech­no la troi­sième matière pilier, avec les maths et le fran­çais », et hop, les tech­no­lo­gies seraient bien uti­li­sées et ne pose­raient plus pro­blème !), ni ce que sou­haite la bour­geoi­sie cultu­relle (les jour­na­listes de Télé­ra­ma, Libé­ra­tion, Le Monde, L’OBS, Radio France, Les Inrocks, Repor­terre, Social­ter, Le Figa­ro, etc.) qui n’a pas man­qué d’encenser son der­nier ouvrage.

Aucune tech­no­lo­gie n’est « neutre ». Toute tech­no­lo­gie exige, pour être conçue et pro­duite, un ensemble incom­pres­sible de choses sur les plans social et maté­riel (éco­lo­gique). Vous pou­vez bien sou­hai­ter, comme Dama­sio, que les êtres humains apprennent à bien uti­li­ser leurs smart­phones, mais de tels sou­haits ne changent rien au fait que les smart­phones doivent d’abord être pro­duits, et que leur pro­duc­tion exige l’extraction ou l’obtention d’un cer­tain nombre de matières pre­mières, le trai­te­ment des­dits matières pre­mières dans des usines (et donc la construc­tion, au préa­lable, de ces usines, avec tout ce que cela implique), leur ache­mi­ne­ment via des infra­struc­tures (même chose que pour les usines), des indi­vi­dus accep­tant de (plus hon­nê­te­ment : contraints de) tra­vailler à l’extraction de ces matières pre­mières, à leur trai­te­ment, leur ache­mi­ne­ment, et toute une myriade de choses (une orga­ni­sa­tion sociale en mesure d’orchestrer tout cela, etc.). Tout ça n’a rien de « neutre » et ne dis­pa­raî­tra pas parce que vous uti­li­sez votre smart­phone pour dis­cu­ter de poli­tique ou pour apprendre à recon­naître les papillons plu­tôt que pour prendre des sel­fies ou pour scroller.

Occul­ter les impli­ca­tions fon­da­men­tales de la concep­tion et de la pro­duc­tion de toute tech­no­lo­gie dans une dis­cus­sion des rai­sons pour les­quelles la tech­no­lo­gie n’est pas « neutre », il fal­lait le faire. Dama­sio l’a fait. Son livre ne contient que quelques très brèves men­tions des exi­gences maté­rielles de la pro­duc­tion des tech­no­lo­gies modernes. On n’y trouve rien, par exemple, sur les conflits meur­triers et éco­lo­gi­que­ment dévas­ta­teurs, sus­ci­tés par le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique mon­dial, qui ravagent le Congo, ni sur les enfants exploi­tés dans les mines du pays. Selon France inter, « Alain Dama­sio est par­ti dans la Sili­con Val­ley se confron­ter à un réel qu’il n’anticipait pas[6] ». À Madame Figa­ro, Dama­sio confie que s’il a vou­lu « aller là-bas », c’était pour « s’ap­pro­cher de l’é­pi­centre, ten­ter de sen­tir ce qui vient, de com­prendre un peu mieux ce monde qu’ils nous fabriquent et qui est déjà sen­sible sur place : méta­vers, IA, voi­tures auto­nomes, san­té connec­tée, tout naît et bour­geonne dans la baie de San Fran­cis­co[7]. »

Il y a évi­dem­ment du vrai là-dedans, mais pour se confron­ter au réel, peut-être aurait-il été judi­cieux de se rendre dans les zones d’exploitation minière, où l’on peut aus­si arguer que tout com­mence concrè­te­ment, étant don­né qu’avant l’utilisation de l’objet tech­no­lo­gique vient sa pro­duc­tion. Bien sûr, un voyage dans une zone de guerre au Congo, au Sou­dan, au Rwan­da, en Ougan­da, au Burun­di, en Tan­za­nie ou en Ango­la, à la décou­verte de l’extraction du col­tan ou de quelque autre mine­rai, une plon­gée dans le quo­ti­dien misé­rable des ouvriers des mines de nickel en Indo­né­sie, une immer­sion au sein des com­mu­nau­tés indi­gènes du Chi­li, dépos­sé­dées par le boom de l’extraction du lithium, tout ça fait moins rêver qu’un séjour en Cali­for­nie. Mais pré­tendre for­mu­ler une ana­lyse « tech­no­cri­tique » en igno­rant lar­ge­ment les impli­ca­tions maté­rielles fon­da­men­tales de la tech­no­lo­gie, c’est un peu se moquer du monde.

Quoi qu’il en soit, cette absence de prise en compte sérieuse des impli­ca­tions maté­rielles de la tech­no­lo­gie par­ti­cipe sans doute à expli­quer pour­quoi Dama­sio se retrouve, encore une fois, à défendre et célé­brer le sys­tème tech­no­lo­gique sous cou­vert d’en pro­duire une critique.

Nico­las Casaux


  1. « Alain Dama­sio : “Nous sommes des bar­bares des tech­no­lo­gies” », pro­pos recueillis par Vincent Pou­mier et Pierre Sau­treuil, La Croix, 15 mai 2024.
  2. « Alain Dama­sio : “aujourd’hui, on est dans l’orgie numé­rique” », Good­Pla­net mag’, 8 mars 2021.
  3. Ibid.
  4. Guillaume Gral­let, « Les vrais dan­gers des écrans », 28 août 2019, Le Point.
  5. Pour tout ce pas­sage sur les tech­niques auto­ri­taires et démo­cra­tiques, cf. Lewis Mum­ford, Tech­nique auto­ri­taire et tech­nique démo­cra­tique [1963], 2021, La Len­teur.
  6. « Alain Dama­sio : “Être conscient de ne pas être dans la matrice est un immense bon­heur” », France inter, 19 juin 2024.
  7. « Alain Dama­sio : “La dépen­dance aux pla­te­formes a été construite par les Gafam pour maxi­mi­ser le temps qu’on y passe” », Madame Figa­ro, 8 juin 2024.

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de Le Partage

À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You