Alizée Bingöllü : « Le bateau brûle, les femmes ont le futur entre leurs mains. »

Alizée Bingöllü : « Le bateau brûle, les femmes ont le futur entre leurs mains. »

Mat­thieu Delau­nay : Dans la comé­die musi­cale Des Vagues Ali­zée Bingöl­lu a sou­hai­té reve­nir sur des thèmes qui lui sont chers : le théâtre, la musique, la nature et la liber­té, le ter­ro­risme patriar­cal, la mater­ni­té dans un monde muti­lé, avec comme baume une façon d’a­gir : l’art. Avant tout et jus­qu’au bout.

1- Com­ment est née cette comé­die musi­cale Des vagues ? La peur que la Camargue finisse sous les eaux ?

Ali­zée Bingöl­lu : D’a­bord, de mon désir de réunir deux mondes : le théâtre et la musique, autour de mes pré­oc­cu­pa­tions du moment : com­ment éle­ver un enfant dans ce nau­frage éco­lo­gique, com­ment tra­ver­ser les catas­trophes intimes et le désastre actuel ? Dans la pièce, les huit per­son­nages sont à l’aube d’un grand chan­ge­ment, ils errent sur un bateau, leurs vies se croisent, leurs des­tins se mêlent, le tout sur la mer : un ter­rain de jeu par­fait pour une comé­die musi­cale. Je vou­lais aus­si me recon­nec­ter à ce plai­sir d’en­fant d’é­crire des his­toires. J’ai fait de la Camargue mon point de départ car c’est ma made­leine de Proust, j’y allais tous les étés avec mes grands-parents et mes sœurs. C’est là qu’est née ma joie de vivre, elle est mon port d’at­tache sen­ti­men­tal. Eh oui… la Camargue va être englou­tie… Comme je vou­lais faire par-des­sus tout un spec­tacle riche en émo­tions, il fal­lait que je parte de là, de cette peur.

2- « Au final il va enfer­mer sa sœur et ses trous de mémoire dans une mai­son pai­sible, mais c’est lui qui petit à petit l’oubliera tranquillement… »

Cette pièce inter­roge sur notre rap­port au temps, à la vieillesse, la façon dont nous trai­tons nos vieux et à l’oubli. Quel regard portes-tu sur ces aspects ?

J’ai beau­coup tra­vaillé avec des per­sonnes âgées ces der­nières années, en mai­son de retraite ou dans des asso­cia­tions de quar­tier sur des thé­ma­tiques telles que l’amour ou les voyages. Faire du théâtre pour res­ter en contact, ten­ter de repla­cer cette marge au centre, telle fut ma convic­tion d’après Covid. Là-bas, j’ai été frap­pée par ce rap­port au temps si dif­fé­rent. Il y est comme sus­pen­du, étrange. C’est cette atmo­sphère que j’ai cher­chée à repro­duire dans la pièce, cette sus­pen­sion du temps avant la mort, avant la perte ; cette accep­ta­tion du ralen­tis­se­ment. Mais tra­vailler là-bas m’a aus­si fait réflé­chir plus glo­ba­le­ment et pro­fon­dé­ment sur notre socié­té : on cache nos vieux loin de nous, on les mal­traite, on enterre nos morts en un jour… Il y a un mépris de tout ce qui n’est plus ren­table… Notre civi­li­sa­tion est pro­fon­dé­ment mor­ti­fère et en même temps a ter­ri­ble­ment peur de la mort, elle est dans un déni abso­lu, alors qu’elle fait par­tie de la vie. Dans la pièce, les morts et les vivants se côtoient, comme dans les rêves. L’ou­bli est trai­té prin­ci­pa­le­ment à tra­vers le per­son­nage d’Al­ber­tine, qui est amné­sique. Alz­hei­mer, c’est ma pho­bie de comé­dienne, mais c’est aus­si une image de la civi­li­sa­tion indus­trielle qui gri­gnote notre part sau­vage. A‑t-on oublié que l’on vient de la mer ?

3 – « Refu­ser d’aller vite, res­ter à bonne échelle,

Admettre la limite, vou­loir être mortel

Trou­ver satis­fac­tion sans quelque piédestal

La condi­tion humaine est aus­si animale

Voi­là ce que dévoile la gran­deur des étoiles »

Ce pour­rait être un plai­doyer pour la Décrois­sance. Ce mot te plait-il ? Si oui, com­ment le com­prends-tu et si non quel vocable te semble plus juste ?

Cette chan­son est la chan­son d’Ai­mé, l’an­cien ingé­nieur qui a réflé­chi à la vie dans sa mai­son d’ar­rêt face à la mer. Elle a été écrite par Loren­zo Papace, très poin­tu sur les ques­tions éco­lo­giques. La réfé­rence à la décrois­sance est tout à fait volon­taire. Pour l’é­crire, Loren­zo s’est ins­pi­ré du livre Lettre aux ingé­nieurs qui doutent aux édi­tions L’E­chap­pée. Ce mot de décrois­sance me plaît, même si je sais que cer­tains y voient une notion de dimi­nu­tion. Certes, on pour­rait mon­trer « le plus » que l’on pour­rait obte­nir grâce à la décrois­sance, mais je n’ai pas de mot plus juste à pro­po­ser, alors celui-là me convient.

4 – « Dans son grand nar­cis­sisme il fait la guerre au monde

Il cause le cata­clysme, il pro­duit de l’immonde

Il pro­voque le désastre, convoi­tant la puissance

Avec toute l’arrogance du feu qu’il idolâtre. »

Qui est ce « IL. » L’homme ? Le tech­no­crate ? Le patriarche ? Le scien­ti­fique ? La vio­lence conju­gale trans­pa­rait dans la pièce, qu’as-tu sou­hai­té dire ?

Des vagues est la deuxième pièce que j’ai écrite depuis la nais­sance de ma fille. Je crois que, depuis que je suis mère, je suis en colère. Plu­tôt, j’alterne entre colère et déses­poir. Je vois bien que, tant que cette socié­té res­te­ra patriar­cale, rien ne sera pos­sible. Je cri­tique donc l’homme patriar­cal, celui-là même qui détruit la nature, qui frappe les femmes, les tue. Je dénonce aus­si, à tra­vers le per­son­nage de Die­go, la puis­sance des hommes artistes sur leurs muses, comme Picasso.

J’ai aus­si un rap­port par­ti­cu­lier à la vio­lence conju­gale et au ter­ro­risme patriar­cal, puisque j’en ai été témoin dans ma famille. Un autre point com­mun avec Loren­zo. On écrit for­cé­ment ce qui nous tra­verse à un moment don­né, ces des­truc­tions par la colère mas­cu­line m’ont bouleversée.

Dans le spec­tacle, Aimé, dont nous avons par­lé tout à l’heure au sujet de la décrois­sance, a com­pris en pri­son qu’il ne pour­rait pas extraire des vagues toute l’énergie qu’il vou­drait. Qu’il renon­çait à sa volon­té de domi­na­tion, de des­truc­tion. Alors oui, il y a là aus­si une cri­tique des tech­no­crates, des scientifiques.

À la fin de la pièce, ne sur­vivent du bateau en feu qu’A­nis­sa, Brune et l’en­fant coquillage. Trois femmes donc. Comme dans la barque des Saintes-Maries de la mer. Je ne suis pas croyante mais je vou­lais finir avec ce clin d’œil : le bateau brûle et les femmes ont le futur entre leurs mains.

5 – « Vous nous empoi­son­nez la vie avec votre art total !

Créer ce n’est pas for­cé­ment souf­frir, ce n’est pas piller, 
ce n’est pas détruire totalement ! 

Qui a dit qu’il fal­lait brû­ler ses maîtres pour briller ? 
Vous êtes un artiste toxique, un grand sadique ! 
Vous êtes l’acidité des océans ! Vous êtes la fin du Monde ! 

Marre des cin­glés qui nous gâchent la vue ! »

Puisque « l’incendie est par­tout », que faire, pour ne pas res­ter immo­bile face au désespoir ?

Agir là où l’on se sent le plus à sa place. Pour moi, c’est agir par le théâtre, le chant, l’écriture. C’est une action modeste qui me déses­père bien sou­vent : je vous ai dit tout l’heure que j’alternais entre colère et déses­poir ! Mais aus­si parce que je me rends compte qu’en étant mère le temps se rétré­cit et je vou­drais aus­si ralen­tir à l’échelle de ma propre vie trop rem­plie… En somme j’ai­me­rais agir plus mais je manque de temps parce que je suis mère alors je fais… Des vagues (rires). C’est une manière pour moi de ne pas res­ter immo­bile. Et aus­si écou­ter à tue-tête la chan­son d’Anne Syl­vestre, « Rien qu’une fois faire des vagues »…

6 – « Tu devras man­ger tes larmes pour ne pas deve­nir une flaque salée, pour ne pas noyer ton enfant. Elle ne t’appartiendra jamais tu sais. Il fau­dra que tu apprennes ça toi, que tu apprennes à lui appar­te­nir… Avoir un enfant c’est perdre son royaume et pour­tant deve­nir reine. » 

Quel est ton rap­port à la mater­ni­té en tant qu’artiste d’abord et en tant que femme vivant dans un monde en des­truc­tion per­ma­nente, où tout est fait pour « gâcher la vue » ?

Dans la vraie vie, dans ce monde en des­truc­tion, j’ai peur pour mon enfant, tout le temps. Peur des inon­da­tions, du feu, des guerres. Angois­sant, n’est-ce pas ? Mar­gue­rite Duras écri­vait qu’être mère, c’est ne plus ces­ser d’avoir peur. Quand tu es hyper­sen­sible, tu as sin­cè­re­ment envie de pleu­rer tout le temps. Mais la peur para­lyse, les pleurs nous noient comme dans Alice au pays des mer­veilles. Je crois que, par l’art, j’ex­té­rio­rise toutes mes angoisses de mère. Para­doxa­le­ment, c’est ma fille qui m’a don­née la rage de vivre, qui m’a don­née la colère, l’éner­gie de créer, d’é­crire. C’est à sa nais­sance que j’ai eu besoin de dire, de poser un regard de femme sur ce monde, de crier contre ceux qui nous gâchent la vue. En étant mère, je me suis affir­mée en tant qu’artiste.

7- Com­ment qua­li­fie­rais-tu ton rap­port à la nature et à la liberté ?

J’ai été éle­vée au dixième étage d’un immeuble de Mer­moz, à Lyon. On ne peut pas faire plus ins­crite dans la ville. Pour­tant nous étions tout le temps four­rées dans le parc der­rière l’immeuble avec mes sœurs. Nous l’appelions affec­tueu­se­ment « Le petit parc », celui qui nous menait à l’école. Il fal­lait pas­ser par cette petite nature pour accé­der au grand savoir. Le petit parc où l’on pou­vait cou­rir libre­ment et gaiement…

Plus tard, il y a eu le Fort de Bron der­rière ma mai­son mais il me ter­ro­ri­sait avec ses cor­beaux et ses légendes de corps enfouis… J’ai donc eu un rap­port au parc entre atti­rance et répul­sion, mais tou­jours un rap­port à une nature cadrée, par­quée, arti­fi­cielle fina­le­ment. Je n’ai jamais vrai­ment eu de rap­port à une nature puis­sante, sans limite, à part à la mer. Quand nous allions en Tur­quie dans mon enfance, on sau­tait du voi­lier de mon grand-père. Là, j’a­vais une sen­sa­tion d’im­men­si­té. On ne voit pas le fond de la mer, c’est un monde qui nous échappe, une fis­sure dans ce monde sécu­ri­sé… C’est sans doute aus­si pour ça que j’ai choi­si d’é­crire une pièce de théâtre mari­time, la mer est indé­nia­ble­ment la nature qui me fas­cine le plus à la fois comme éten­due phi­lo­so­phique et comme pro­messe d’ailleurs. Mon père était marin, j’ai le pré­nom d’un vent qui pousse les bateaux…

8 — Plus qu’un plai­doyer, cette pièce est d’abord une œuvre d’art. Quelle place occupe-t-il dans ta vie ? Est-ce que le beau et l’art sont des quêtes que tu mènes pour soi­gner le monde ?

Soi­gner le monde par l’art et le beau, oui ça me plaît. Pour l’instant je ne sais rien faire d’autre. C’est ma vie et je l’aime. J’en pro­fite, car le vent tourne.


Voir la pièce :

· Le Pola­ris de Cor­bas — sai­son 24–25

Dimanche 15 décembre 2024

· Le Train Théâtre — Portes-lès-Valence — sai­son 24–25

Ven­dre­di 17 jan­vier 2025 

À 14h30 et 20h30

· Théâtre d’Aurillac — sai­son 24–25

Jeu­di 23 jan­vier 2025

· Châ­teau Rouge — Anne­masse — sai­son 24–25

Copro­duc­tion et dif­fu­sion, dates en cours

· Grand Angle — Voi­ron- sai­son 24–25

Dif­fu­sion et rési­dence, dates en cours

· Mai­son des Arts — Tho­non- sai­son 24–25

Dif­fu­sion, dates en cours

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À propos de l'auteur Le Partage

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