La récupération de l’écologie n’est pas l’apanage de benêts classiques à la Cyril Dion, lequel fait ouvertement la promotion de figures du capitalisme vert comme Paul Hawken. Elle est aussi le fait de marxistes-léninistes, c’est-à-dire d’une autre sorte de capitalistes. Dans le fond, les idées des marxistes-léninistes sont très proches de celles des capitalistes verts. (Mais chhhht ! Surtout, ne le leur dites pas ! Ils le prendraient mal.) Les uns comme les autres s’imaginent qu’il est possible de rendre « durable » la civilisation industrielle. Qu’il est possible de concevoir un système techno-industriel – un système d’infrastructures industrielles, d’usines et de machines – écologique, vert, propre.
Il y a encore deux ans, Clément Sénéchal promouvait les boniments de Greenpeace en faveur du verdissement du système techno-industriel au moyen des énergies « renouvelables » et des technologies « vertes » en général, en tant que porte-parole de l’ONG. Désormais, il promeut la même chose, mais avec le magazine Frustration, « le média de la lutte des classes ». La différence, c’est qu’aujourd’hui, Clément Sénéchal prétend que le système techno-industriel peut en outre être organisé démocratiquement, égalitairement, « sans maîtres », comme l’a affirmé Nicolas Framont, le rédac chef du magazine Frustration (pour lequel Sénéchal travaille aussi aujourd’hui), dans une interview pour Blast. Apparemment, l’appareil étatique ne requiert en lui-même aucune hiérarchie, aucune distribution (aucun accaparement) inégalitaire ou injuste du pouvoir. Et grâce à la magie de la multiplication de processus représentatifs, saupoudrés de quelques tirages au sort ici et là, la « souveraineté » de la classe ouvrière sur l’ensemble de la société sera assurée.
L’angle mort colossal qui amène Sénéchal et Framont à considérer l’État comme un outil neutre, potentiellement démocratique, à ne blâmer que la « classe bourgeoise » pour tous les problèmes sociaux et écologiques, se double donc d’un angle mort massif en ce qui concerne la nature du système industriel et ses implications sociales et environnementales. Mais tel est l’aveuglement renouvelable des marxistes classiques, qui s’imaginent toujours, plus d’un siècle après l’échec des prophéties de leurs leaders suprêmes, qu’une fantasmatique réappropriation ou socialisation des moyens de production techno-industriels pourrait en outre s’accompagner de leur miraculeuse transformation écologique. Peu importe que pas un seul d’entre eux n’ait jamais réussi à esquisser un début d’explication convaincante concernant la manière de rendre écologique un système composé de très nombreuses industries qui impliquent toutes diverses formes de pollutions et/ou de dégradation des milieux naturels. (L’industrie actuellement présentée comme la plus vertueuse, celle de la production des panneaux solaires photovoltaïques, implique toujours de l’extractivisme et repose sur d’innombrables industries impliquant elles-mêmes toutes sortes de ravages de la nature). Peu importe que le type d’organisation sociale appelé État n’ait pas été conçu pour faciliter l’autogouvernance démocratique d’une population, mais au contraire pour planifier sa domination, et peu importe qu’aucun État démocratique n’ait jamais existé (Cf. Démocratie : histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France de Francis Dupuis-Déri). Peu importe que le mode de production industriel requiert une importante division et une importante spécialisation hiérarchiques du travail. Envers et contre tout, les marxistes, socialistes, léninistes, etc., gardent la foi. Les prophètes ont prédit. La prophétie se réalisera ! La socialisation des moyens de production tu imploreras.
Un jour, comme l’envisage avec espoir Nicolas Framont dans son livre Parasites (Les Liens qui Libèrent, 2023), TotalEnergies sera « socialisée et renommée EnergiesCollectives » ! L’entreprise sera ainsi « gérée par ses 100 000 salariés, qui [éliront] tous les trois ans des représentants au sein du Parlement d’ÉnergiesCollectives. Ces représentants [gouverneront] le groupe mondial aux côtés de citoyens tirés au sort dans chacun des États où l’entreprise est implantée. Les gouvernements des pays concernés [enverront] également plusieurs représentants. […] Les milliards jadis consacrés aux dividendes [reviendront] à la recherche et au développement d’alternatives aux énergies fossiles. » Ils vivront heureux et auront beaucoup d’enfants.
Outre l’inévitable reprise des antiennes d’un marxisme/socialisme qui, malheureusement, refuse de mourir, il est amusant de constater que Clément Sénéchal, qui prétend incarner la lutte des classes ET l’écologie radicale, vient de publier son livre Pourquoi l’écologie perd toujours aux éditions du Seuil, un des principaux éditeurs en France, propriété du groupe Média Participations (« l’un des cinq premiers acteurs de l’édition en France ») depuis 2017.
Curieux de comprendre comment il percevait le combat écologiste, j’ai tenté d’interroger Sénéchal sur Twitter/X. Voyez donc (images ci-jointes).
Je lui ai fait remarquer que Simone Weil avait brillamment écrit sur le sujet de l’émancipation humaine par le biais du système industriel (« la grande industrie », dans son vocabulaire) et de l’État. Il a cependant affirmé, concernant l’analyse de Weil, que « sa conclusion est fausse » ! Mais il n’a pas daigné nous expliquer en quoi ou pourquoi elle était fausse.
La foi se passe d’explication. En outre, Sénéchal est loin d’être un marxiste aguerri, il ne semble maitriser que les rudiments de la doctrine, et encore (pour des analyses marxistes pertinentes, il vaut mieux lire Anselm Jappe et les théoriciens de la critique de la valeur).
Je me permets donc de reproduire ici quelques passages des excellentes Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale de Weil, où elle expose très justement les raisons pour lesquelles les croyances socialistes/marxistes en une socialisation ou réappropriation égalitaire ou démocratique des moyens de production techno-industriels sont, pour le dire euphémiquement, fort naïves :
« À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de l’oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner. D’ordinaire, on ne retient de cette oppression que l’aspect économique, à savoir l’extorsion de la plus-value ; et si l’on s’en tient à ce point de vue, il est certes facile d’expliquer aux masses que cette extorsion est liée à la concurrence, elle-même liée à la propriété privée, et que le jour où la propriété deviendra collective tout ira bien. Cependant, même dans les limites de ce raisonnement simple en apparence, mille difficultés surgissent pour un examen attentif. Car Marx a bien montré que la véritable raison de l’exploitation des travailleurs, ce n’est pas le désir qu’auraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité d’agrandir l’entreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce n’est pas seulement l’entreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle qu’elle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte qu’aussi longtemps qu’il y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités. À vrai dire, Marx supposait précisément, sans le prouver d’ailleurs, que toute espèce de lutte pour la puissance disparaîtra le jour où le socialisme sera établi dans tous les pays industriels ; le seul malheur est que, comme Marx l’avait reconnu lui-même, la révolution ne peut se faire partout à la fois ; et lorsqu’elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d’exploiter et d’opprimer les masses travailleuses, de peur d’être plus faible que les autres nations. C’est ce dont l’histoire de la révolution russe constitue une illustration douloureuse.
Si l’on considère d’autres aspects de l’oppression capitaliste, il apparaît d’autres difficultés plus redoutables encore, ou, pour mieux dire, la même difficulté, éclairée d’un jour plus cru. La force que possède la bourgeoisie pour exploiter et opprimer les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale, et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique. Cette force, c’est d’abord et essentiellement le régime même de la production moderne, à savoir la grande industrie. À ce sujet, les formules vigoureuses abondent, dans Marx, concernant l’asservissement du travail vivant au travail mort, “le renversement du rapport entre l’objet et le sujet”, “la subordination du travailleur aux conditions matérielles du travail”. “Dans la fabrique”, écrit-il dans le Capital, “il existe un mécanisme indépendant des travailleurs, et qui se les incorpore comme des rouages vivants… La séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel, et la transformation des premières en puissance du capital sur le travail, trouvent leur achèvement dans la grande industrie fondée sur le machinisme. Le détail de la destinée individuelle du manœuvre sur machine disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans l’ensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître.” Ainsi la complète subordination de l’ouvrier à l’entreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de l’usine et non sur le régime de la propriété. De même “la séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel”, ou, selon une autre formule, “la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel” est la base même de notre culture, qui est une culture de spécialistes. La science est un monopole, non pas à cause d’une mauvaise organisation de l’instruction publique, mais par sa nature même ; les profanes n’ont accès qu’aux résultats, non aux méthodes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent que croire et non assimiler. Le “socialisme scientifique” lui-même est demeuré le monopole de quelques-uns, et les “intellectuels” ont malheureusement les mêmes privilèges dans le mouvement ouvrier que dans la société bourgeoise. Et il en est de même encore sur le plan politique. Marx avait clairement aperçu que l’oppression étatique repose sur l’existence d’appareils de gouvernement permanents et distincts de la population, à savoir les appareils bureaucratique, militaire et policier ; mais ces appareils permanents sont l’effet inévitable de la distinction radicale qui existe en fait entre les fonctions de direction et les fonctions d’exécution. Sur ce point encore, le mouvement ouvrier reproduit intégralement les vices de la société bourgeoise. Sur tous les plans, on se heurte au même obstacle. Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l’asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent ; et sur une telle base, on ne peut qu’organiser et perfectionner l’oppression, mais non pas l’alléger. Loin que la société capitaliste ait élaboré dans son sein les conditions matérielles d’un régime de liberté et d’égalité, l’instauration d’un tel régime suppose une transformation préalable de la production et de la culture. »
J’arrête ici la citation, par souci de concision, mais j’aurais pu continuer. Il faut lire ce livre de Weil, en entier : 90 ans après son écriture, il n’a rien perdu de sa pertinence.
Entre-temps, nombre de réflexions et d’ouvrages, dans le sillage de celui de Weil, ont approfondi d’une part la critique des vieilles croyances marxistes/socialistes en une civilisation industrielle autogérée, rendue réellement démocratique, égalitaire, grâce à un changement dans la propriété des moyens de production, et d’autre part la critique du mythe selon lequel le système techno-industriel pourrait être rendu durable, soutenable, écologique. Entre autres, on peut mentionner De la technocratie : la classe puissante à l’ère technologique de Marius Blouin (Service Compris, 2023), Écoféminisme de Maria Mies et Vandana Shiva (réédition à paraître aux éditions Libre), L’Enfer Vert : Un projet pavé de bonnes intentions de Tomjo (L’Échappée, 2013), Terre et liberté : La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance d’Aurélien Berlan (La Lenteur, 2021), et mon livre Mensonges renouvelables et capitalisme décarboné : notes sur la récupération du mouvement écologiste (éditions Libre, 2024).
Même avant Simone Weil, il y a plus d’un siècle, les anarchistes naturiens dénonçaient déjà l’absurdité des vieilles croyances marxistes :
« À ceux qui parleront de révolution tout en déclarant vouloir conserver l’Artificiel superflu, nous dirons ceci : Vous êtes conservateurs d’éléments de servitude, vous serez donc toujours esclaves ; vous pensez vous emparer de la production matérielle pour vous l’approprier, eh bien cette production matérielle qui fait la force de vos oppresseurs est bien garantie contre vos convoitises ; tant qu’elle existera, vos révoltes seront réprimées et vos ruées seront autant de sacrifices inutiles. »
(E. Gravelle, Le Naturien n°4, 1er juin 1898.)
Le système techno-industriel ne peut être démocratiquement autogéré.
Ni Framont ni Sénéchal ne répondent aux nombreuses critiques et objections formulées par les anti-industriel∙les.
Et si leurs idées sont plus acceptables et diffusables dans les médias, c’est sans doute parce qu’elles ne remettent en question ni l’État, ni le système techno-industriel, ni l’essentiel du système économique. Une illusoire « dictature du prolétariat » qui ne pourrait qu’aboutir à un capitalisme d’État façon URSS, voilà à peu près ce qu’ils proposent.
Que cela soit considéré comme de l’écologie en dit long sur le naufrage du mouvement écologiste.
Si l’écologie perd toujours, c’est parce qu’elle est constamment récupérée par des andouilles.
Nicolas Casaux
P.-S. : Pour creuser davantage le sujet de la récupération léniniste, je conseille l’excellent texte de Marius Blouin, « Ludd contre Lénine » publié sur le site de Pièces et Main d’Oeuvre et paru dans le livre De la technocratie (la classe puissante à l’ère technologique) en 2023.
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