Docteur Bihouix et Mister AREP : entre aveuglement et hypocrisie (par Nicolas Casaux)

Docteur Bihouix et Mister AREP : entre aveuglement et hypocrisie (par Nicolas Casaux)

Le mois der­nier, l’ingénieur Phi­lippe Bihouix a sor­ti une nou­velle BD, inti­tu­lée Res­sources, en col­la­bo­ra­tion avec un des­si­na­teur, Vincent Per­riot. Les deux com­pères se mettent eux-mêmes en scène tout au long de l’ouvrage, d’une manière qui semble rela­ti­ve­ment nar­cis­sique, pré­ten­tieuse, mais pas­sons (l’ar­ro­gance mas­cu­line et des classes supé­rieures est un sujet impor­tant, mais pas celui que je cherche à dis­cu­ter ici). Le dis­cours que Bihouix y tient est le même qu’il tient depuis 10 ans, et la sor­tie de son pre­mier ouvrage à suc­cès, L’Âge des low tech : Vers une civi­li­sa­tion tech­ni­que­ment sou­te­nable.

Docteur Bihouix et Mister AREP : entre aveuglement et hypocrisie (par Nicolas Casaux)

Phi­lippe Bihouix sou­ligne à juste titre que la civi­li­sa­tion indus­trielle ravage la pla­nète en consu­mant ses res­sources à grande vitesse, et qu’une telle entre­prise ne pour­ra pas durer encore long­temps. Mais en bon ingé­nieur, il n’a presque rien à dire sur la ser­vi­tude, l’exploitation, l’asservissement, les injus­tices et les inéga­li­tés que cette entre­prise implique. Sa pers­pec­tive ignore pour l’essentiel la lutte des popu­la­tions contre le pou­voir, la quête mil­lé­naire de l’autonomie, le com­bat pour la liber­té, pour l’égalité, la soif de jus­tice, l’amour de la nature. Son truc à lui, c’est les rap­ports, les courbes, les don­nées, les chiffres : il sait que les res­sources de cobalt ne sont pas illi­mi­tées et qu’il fau­dra bien faire quelque chose pour évi­ter des pro­blèmes logis­tiques, ou pire, l’effondrement de la civi­li­sa­tion indus­trielle. Car ain­si qu’il le for­mule dans sa nou­velle BD, sa pré­oc­cu­pa­tion prin­ci­pale, celle qui informe ses tra­vaux, est la suivante :

« Com­ment main­te­nir et “faire durer” nos socié­tés indus­trielles qui “nous” ont tant apporté ? »

Pas « Com­ment enrayer la des­truc­tion de la nature ? », pas non plus « com­ment éman­ci­per les popu­la­tions du joug de l’État, du capi­ta­lisme ou de la tyran­nie tech­no­lo­gique ? », et cer­tai­ne­ment pas « com­ment affran­chir les femmes de la domi­na­tion mas­cu­line ? » ! Non, l’inquiétude de l’ingénieur (celle des CSP+ en géné­ral, celle d’une bonne par­tie des classes supé­rieures conscientes que la civi­li­sa­tion indus­trielle a quelques petits pro­blèmes sur le plan des res­sources, du car­bu­rant), c’est uni­que­ment : « com­ment faire fonc­tion­ner la machine le plus long­temps possible ? »

Une des nom­breuses absur­di­tés qui par­sèment la pers­pec­tive de l’ingénieur Bihouix (outre ses angles morts majeurs), c’est qu’elle nous fait miroi­ter une « civi­li­sa­tion tech­ni­que­ment sou­te­nable » qui ne serait en fait pas « sou­te­nable ». Par moment, Bihouix exprime assez net­te­ment que ce qu’il pro­pose n’est qu’une manière de « faire durer » le plus long­temps pos­sible la civi­li­sa­tion indus­trielle. De réduire au maxi­mum sa des­truc­ti­vi­té, sa consomp­tion des res­sources natu­relles. Pas de par­ve­nir à une socié­té réel­le­ment sou­te­nable. Or il y a une dif­fé­rence majeure entre « une civi­li­sa­tion indus­trielle moins des­truc­trice » et « une socié­té sou­te­nable ». Mal­heu­reu­se­ment, cette dif­fé­rence s’estompe dans le dis­cours de Bihouix.

La civi­li­sa­tion indus­trielle ultra-basse consom­ma­tion que Bihouix nous encou­rage à viser, dotée des plus ingé­nieux sys­tèmes de ration­ne­ment, de limi­ta­tion de la consom­ma­tion, de recy­clage, de ser­vices veillant à l’utilisation la plus ration­nelle des res­sources, conti­nue­rait d’être des­truc­trice de l’environnement. Sur le plan social, elle conti­nue­rait en outre à être auto­ri­taire, à exi­ger une impor­tante divi­sion et spé­cia­li­sa­tion hié­rar­chique du tra­vail, c’est-à-dire de l’exploitation, une struc­ture sociale éta­tique, une vaste bureau­cra­tie, etc. Il se pour­rait même qu’elle exige davan­tage de coer­ci­tion et de sur­veillance afin d’assurer un fonc­tion­ne­ment opti­mal à l’échelle du globe de la méga­ma­chine. Donc même s’il était pos­sible d’y par­ve­nir, à quoi bon ? A quoi bon si, in fine, cela conti­nue d’impliquer une dégra­da­tion constante des milieux natu­rels et donc de l’habitabilité de la pla­nète, ain­si que notre asser­vis­se­ment à une immense machi­ne­rie socio­tech­nique ? A cela s’ajoute le fait qu’y par­ve­nir relè­ve­rait sans doute du miracle. Le sys­tème tech­no­lo­gique et les dyna­miques sociales qu’il exige, qui se sont for­més dans le creu­set de la lutte pour la puis­sance qui anime le déve­lop­pe­ment des civi­li­sa­tions depuis des mil­lé­naires, ne peuvent sans doute pas volon­tai­re­ment suivre la voie qu’indique Bihouix. La lutte pour la puis­sance impose une concur­rence de tous contre tous, une com­pé­ti­tion entre « grandes puis­sances », entre États, entre entre­prises, entre patrons, entre employé∙es. Les plai­doyers d’ingénieurs naïfs n’y peuvent rien.

Un tis­su d’inepties, donc.

Et outre son inep­tie géné­rale, le dis­cours de Bihouix est aus­si truf­fé d’éléments qui relèvent clai­re­ment d’une forme soit de fou­tage de gueule, soit de sot­tise pro­fonde. Un exemple. Dans sa nou­velle BD, Bihouix men­tionne élo­gieu­se­ment mais très briè­ve­ment, en pas­sant, le phi­lo­sophe Jacques Ellul et sa cri­tique du sys­tème tech­ni­cien et de la tech­nique (« on ne peut dis­so­cier ses effets posi­tifs des effets néga­tifs, ses effets pré­vus de ses effets impré­vus »). Mais mani­fes­te­ment, sans rien y com­prendre, ou sans en tenir compte le moins du monde. Ce qui a ame­né un ami à résu­mer ain­si, de manière iro­nique, la thèse de Bihouix : « Il faut gar­der les côtés posi­tifs de la tech­nique et reje­ter ses par­ties néga­tives. D’ailleurs, comme le disait Ellul, c’est pas vrai­ment pos­sible, alors allons‑y ! »

Il y a pire. Tan­dis que Doc­teur Bihouix nous invite à opti­mi­ser au mieux notre uti­li­sa­tion des res­sources, à sup­pri­mer tous les usages super­flus pour ne gar­der que l’essentiel (la chi­rur­gie, un petit peu de chauf­fage, quelques heures quo­ti­diennes de navi­ga­tion à bas-débit sur l’internet, etc.), Mis­ter Direc­teur Géné­ral de l’AREP (Bihouix est DG de l’agence AREP, pour Archi­tec­ture Recherche Enga­ge­ment Post-car­bone, une filiale de SNCF Gares & Connexions, depuis 2020) est payé pour par­ti­ci­per à la réa­li­sa­tion de pro­jets comme le sui­vant, à la Réunion : « La prin­ci­pale mis­sion de nos équipes sera de conce­voir un pro­jet mixte com­po­sé de bureaux, com­merces, hôtel, espace d’exposition et amé­na­ge­ments exté­rieurs. Notre objec­tif est bel et bien de faire revivre le sec­teur de l’ancienne usine sucrière de Pier­re­fonds, patri­moine du 19ème siècle fer­mé depuis 1970. »

Construire des bureaux, com­merces, un hôtel, etc., sur un site lais­sé à l’abandon (ren­du à la nature), voi­là une uti­li­sa­tion opti­male et ration­nelle de nos res­sources, qui témoigne clai­re­ment d’une volon­té de décroître, d’un objec­tif de sobrié­té, n’est-ce pas !

Sacré Bihouix.

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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