Le mois dernier, l’ingénieur Philippe Bihouix a sorti une nouvelle BD, intitulée Ressources, en collaboration avec un dessinateur, Vincent Perriot. Les deux compères se mettent eux-mêmes en scène tout au long de l’ouvrage, d’une manière qui semble relativement narcissique, prétentieuse, mais passons (l’arrogance masculine et des classes supérieures est un sujet important, mais pas celui que je cherche à discuter ici). Le discours que Bihouix y tient est le même qu’il tient depuis 10 ans, et la sortie de son premier ouvrage à succès, L’Âge des low tech : Vers une civilisation techniquement soutenable.
Philippe Bihouix souligne à juste titre que la civilisation industrielle ravage la planète en consumant ses ressources à grande vitesse, et qu’une telle entreprise ne pourra pas durer encore longtemps. Mais en bon ingénieur, il n’a presque rien à dire sur la servitude, l’exploitation, l’asservissement, les injustices et les inégalités que cette entreprise implique. Sa perspective ignore pour l’essentiel la lutte des populations contre le pouvoir, la quête millénaire de l’autonomie, le combat pour la liberté, pour l’égalité, la soif de justice, l’amour de la nature. Son truc à lui, c’est les rapports, les courbes, les données, les chiffres : il sait que les ressources de cobalt ne sont pas illimitées et qu’il faudra bien faire quelque chose pour éviter des problèmes logistiques, ou pire, l’effondrement de la civilisation industrielle. Car ainsi qu’il le formule dans sa nouvelle BD, sa préoccupation principale, celle qui informe ses travaux, est la suivante :
« Comment maintenir et “faire durer” nos sociétés industrielles qui “nous” ont tant apporté ? »
Pas « Comment enrayer la destruction de la nature ? », pas non plus « comment émanciper les populations du joug de l’État, du capitalisme ou de la tyrannie technologique ? », et certainement pas « comment affranchir les femmes de la domination masculine ? » ! Non, l’inquiétude de l’ingénieur (celle des CSP+ en général, celle d’une bonne partie des classes supérieures conscientes que la civilisation industrielle a quelques petits problèmes sur le plan des ressources, du carburant), c’est uniquement : « comment faire fonctionner la machine le plus longtemps possible ? »
Une des nombreuses absurdités qui parsèment la perspective de l’ingénieur Bihouix (outre ses angles morts majeurs), c’est qu’elle nous fait miroiter une « civilisation techniquement soutenable » qui ne serait en fait pas « soutenable ». Par moment, Bihouix exprime assez nettement que ce qu’il propose n’est qu’une manière de « faire durer » le plus longtemps possible la civilisation industrielle. De réduire au maximum sa destructivité, sa consomption des ressources naturelles. Pas de parvenir à une société réellement soutenable. Or il y a une différence majeure entre « une civilisation industrielle moins destructrice » et « une société soutenable ». Malheureusement, cette différence s’estompe dans le discours de Bihouix.
La civilisation industrielle ultra-basse consommation que Bihouix nous encourage à viser, dotée des plus ingénieux systèmes de rationnement, de limitation de la consommation, de recyclage, de services veillant à l’utilisation la plus rationnelle des ressources, continuerait d’être destructrice de l’environnement. Sur le plan social, elle continuerait en outre à être autoritaire, à exiger une importante division et spécialisation hiérarchique du travail, c’est-à-dire de l’exploitation, une structure sociale étatique, une vaste bureaucratie, etc. Il se pourrait même qu’elle exige davantage de coercition et de surveillance afin d’assurer un fonctionnement optimal à l’échelle du globe de la mégamachine. Donc même s’il était possible d’y parvenir, à quoi bon ? A quoi bon si, in fine, cela continue d’impliquer une dégradation constante des milieux naturels et donc de l’habitabilité de la planète, ainsi que notre asservissement à une immense machinerie sociotechnique ? A cela s’ajoute le fait qu’y parvenir relèverait sans doute du miracle. Le système technologique et les dynamiques sociales qu’il exige, qui se sont formés dans le creuset de la lutte pour la puissance qui anime le développement des civilisations depuis des millénaires, ne peuvent sans doute pas volontairement suivre la voie qu’indique Bihouix. La lutte pour la puissance impose une concurrence de tous contre tous, une compétition entre « grandes puissances », entre États, entre entreprises, entre patrons, entre employé∙es. Les plaidoyers d’ingénieurs naïfs n’y peuvent rien.
Un tissu d’inepties, donc.
Et outre son ineptie générale, le discours de Bihouix est aussi truffé d’éléments qui relèvent clairement d’une forme soit de foutage de gueule, soit de sottise profonde. Un exemple. Dans sa nouvelle BD, Bihouix mentionne élogieusement mais très brièvement, en passant, le philosophe Jacques Ellul et sa critique du système technicien et de la technique (« on ne peut dissocier ses effets positifs des effets négatifs, ses effets prévus de ses effets imprévus »). Mais manifestement, sans rien y comprendre, ou sans en tenir compte le moins du monde. Ce qui a amené un ami à résumer ainsi, de manière ironique, la thèse de Bihouix : « Il faut garder les côtés positifs de la technique et rejeter ses parties négatives. D’ailleurs, comme le disait Ellul, c’est pas vraiment possible, alors allons‑y ! »
Il y a pire. Tandis que Docteur Bihouix nous invite à optimiser au mieux notre utilisation des ressources, à supprimer tous les usages superflus pour ne garder que l’essentiel (la chirurgie, un petit peu de chauffage, quelques heures quotidiennes de navigation à bas-débit sur l’internet, etc.), Mister Directeur Général de l’AREP (Bihouix est DG de l’agence AREP, pour Architecture Recherche Engagement Post-carbone, une filiale de SNCF Gares & Connexions, depuis 2020) est payé pour participer à la réalisation de projets comme le suivant, à la Réunion : « La principale mission de nos équipes sera de concevoir un projet mixte composé de bureaux, commerces, hôtel, espace d’exposition et aménagements extérieurs. Notre objectif est bel et bien de faire revivre le secteur de l’ancienne usine sucrière de Pierrefonds, patrimoine du 19ème siècle fermé depuis 1970. »
Construire des bureaux, commerces, un hôtel, etc., sur un site laissé à l’abandon (rendu à la nature), voilà une utilisation optimale et rationnelle de nos ressources, qui témoigne clairement d’une volonté de décroître, d’un objectif de sobriété, n’est-ce pas !
Sacré Bihouix.
Nicolas Casaux
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