Le pluralisme médiatique, quel bonheur, n’est-ce pas. Ou plutôt, quelle arnaque. Si les nombreux médias qui polluent notre existence au quotidien dans le capitalisme contemporain ont fait à l’unisson la promotion des thèses prétendument décroissantes du philosophe Japonais Kohei Saito, c’est parce que ce qui se vend se vend. Saito a vendu plein de bouquins au Japon, il a fait parler de lui, il a remué du pognon, donc les médias français suivent.
Ses thèses n’ont en vérité rien d’originales ni de réellement décroissantes. Saito promeut à peu près les mêmes inepties que : Cyril Dion, Isabelle Delannoy, Timothée Parrique, Kate Raworth, Bon Pote, Camille Etienne, Jason Hickel, Bill McKibben, Greenpeace, 350.org, Naomi Klein, j’en oublie, j’en omets, j’en passe et des meilleurs.
Dans son principal best-seller, paru en français sous le titre Moins ! La décroissance est une philosophie (Seuil, septembre 2024), Saito prétend critiquer la technologie, le « technoptimisme », il affirme que « pour arrêter le changement climatique, il faut en rechercher les causes profondes et ne plus nous en remettre à la technologie pour remédier à ses symptômes ». Seulement, comme tous les autres, il ne comprend en fait pas du tout le problème que pose la technologie, et mise en réalité tout sur son développement.
Il soutient par exemple que « la transition vers les véhicules électriques et le photovoltaïque est effectivement nécessaire », et même qu’il « faudra faire évoluer encore plus les énergies renouvelables, les technologies d’économie d’énergie ou encore les technologies de communication ». Et encore :
« Des investissements à grande échelle de type New Deal vert qui transforment les territoires sont nécessaires. Je le répète une dernière fois pour qu’il n’y ait pas de malentendu. Bien sûr que nous devrons passer rapidement à l’énergie solaire et aux véhicules électriques. Il faudra des mesures fiscales massives pour développer et rendre gratuits les transports publics, pour améliorer les circuits cyclables et pour construire des logements publics équipés de panneaux solaires. »
La civilisation techno-industrielle basse consommation, durable et écologique qu’il nous promet sera en outre rendue « plus démocratique » grâce aux technologies de la communication et de l’information (grâce au numérique et à internet) :
« Les réseaux électriques et autres coopératives en mode de gestion citoyenne ne sont que quelques exemples. L’éducation, la santé, Internet, l’économie collaborative, autant de domaines dans lesquels il est possible de restaurer une abondance radicale. Uber, par exemple, pourrait devenir propriété publique pour transformer la plateforme en commun. On peut dire la même chose des vaccins et traitements du Covid-19, qui devraient également être transformés en communs dans le monde entier. Les communs nous permettent de cesser de dépendre du marché et de l’État pour développer dans nos sociétés des cogestions horizontales de la production. Les biens et services rares, dont l’utilisation était auparavant limitée par l’argent, pourraient être transformés en biens et services abondants. En d’autres termes, l’objectif des communs est de réduire les domaines de pénuries artificielles et d’accroître l’abondance radicale, en rompant avec le consumérisme et le matérialisme. N’oublions pas que la gestion des communs ne dépend pas nécessairement de l’État. L’eau peut être gérée par les collectivités locales, l’électricité et les terres agricoles par les citoyens. L’économie collaborative peut être cogérée par les utilisateurs des services qui créent des plateformes “coopératives” sur la base des technologies de l’information. »
Saito s’oppose à celles et ceux qui désirent « rejeter le pouvoir de l’État ». Il estime qu’il serait « même insensé de rejeter l’État comme solution, étant donné la nécessité de développer les infrastructures et de transformer l’industrie ».
Bref, Saito, à l’instar de tous ses clones (Dion, Parrique, etc.), ne réalise pas :
- Que l’État et la démocratie, ça fait deux. Simone Weil le formulait déjà très bien en 1934 : « Si l’État est oppressif, si la démocratie est un leurre, c’est parce que l’État est composé de trois corps permanents, se recrutant par cooptation, distincts du peuple, à savoir l’armée, la police et la bureaucratie. Les intérêts de ces trois corps sont distincts des intérêts de la population, et par suite leur sont opposés. Ainsi la “machine de l’État” est oppressive par sa nature même, ses rouages ne peuvent fonctionner sans broyer les citoyens ; aucune bonne volonté ne peut en faire un instrument du bien public ; on ne peut l’empêcher d’opprimer qu’en la brisant. Au reste […], l’oppression exercée par la machine de l’État se confond avec l’oppression exercée par la grande industrie ; cette machine se trouve automatiquement au service de la principale force sociale, à savoir le capital, autrement dit l’outillage des entreprises industrielles. Ceux qui sont sacrifiés au développement de l’outillage industriel, c’est-à-dire les prolétaires, sont aussi ceux qui sont exposés à toute la brutalité de l’État, et l’État les maintient par force esclaves des entreprises. »
- Que toutes les technologies modernes, les hautes technologies, panneaux photovoltaïques, voitures électriques, éoliennes industrielles, etc., inclus, — et pas seulement le nucléaire, comme il semble le croire — exigent « des politiques centralisées et directives », une société hiérarchique et autoritaire (un État), sont impossibles à gérer « de manière démocratique ».
- Que toutes les technologies dites vertes ou de production d’énergies dites « vertes », « propres » ou « renouvelables » impliquent des ravages écologiques (des extractions minières qu’elles requièrent directement à leur dépendance, sur le plan de la production, à d’innombrables machines et infrastructures qui requièrent elles aussi, pour être produites, de dégrader la nature).
- Que toutes les industries qui composent la civilisation industrielle impliquent des pollutions et/ou destructions du monde naturel.
- Que même la civilisation industrielle la plus basse consommation que l’on puisse imaginer, dotée des plus ingénieux systèmes de rationnement, de limitation de la consommation, de recyclage, continuerait d’être lourdement destructrice de l’environnement (et autoritaire, hiérarchique, anti-démocratique, aliénante).
- Qu’en outre cette civilisation industrielle basse consommation super optimisée n’a aucune chance d’advenir, étant donné, comme l’avait très justement noté Simone Weil (en 1934), que l’on observe actuellement, « sur la surface du globe, une lutte pour la puissance », et que « le facteur décisif de la victoire » est « la production industrielle ». Un État qui s’engagerait sur la voie de la décroissance se ferait immédiatement écraser et capturer par d’autres. La course à la puissance le garantit. Tout changement devrait se produire de manière simultanée dans tous les pays du monde (autant écrire une lettre au père Noel). C’est pourquoi on en vient à penser que la meilleure chance que nous avons de mettre un terme à la course à la puissance et à la destruction du monde qui l’accompagne repose sur l’écosabotage : des groupes ou des saboteurs individuels qui cibleraient des points névralgiques du système techno-industriel (qui en présente un certain nombre) et précipiteraient ainsi son effondrement.
Mais bon, l’idée de sortir entièrement du monde techno-industriel, de renoncer à la technologie et de renouer avec des modes de vie artisanaux, simples, à taille humaine, ne plaît pas à la bourgeoisie culturelle que le capitalisme place inévitablement à la tête de ses médias de masse. Celle-ci continuera donc de promouvoir les Saito, Dion, Parrique, etc., qui nous promettent qu’il est possible de tout changer, de tout rendre durable, écologique, démocratique, tout en ne changeant rien, tout en conservant internet, les ordinateurs, les transports modernes, les infrastructures modernes, etc.
Nicolas Casaux
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