Cher Cyril, dans une interview parue hier sur le site de Libération, au sujet de l’écologie, tu déplores le fait que le système « intègre les critiques sans réellement poser le problème en disant qu’on va faire de la croissance verte, du développement durable, de l’écologie “pragmatique”. Qu’on va trouver des solutions technologiques et faire de l’hydrogène vert. Et que cela va nous permettre de continuer comme si de rien n’était. Sans se poser la bonne question. Celle du modèle économique. De la remise en cause de la croissance. Produire moins. »
D’un côté, cher Cyril, tu as bien raison. La « croissance verte », le « développement durable », les solutions technologiques, tout ça relève de la mystification. Il n’existe pas de version « verte » ou « durable » du capitalisme industriel. Toutes les industries, y compris les industries de production de technologies ou d’énergies dites « vertes », « propres », impliquent des dégradations du monde naturel. L’alternative qui se présente à nous consiste à sortir du mode de vie industriel ou à continuer de ravager la planète jusqu’à une catastrophe ultime, pour nous comme pour toute la vie sur Terre.
Mais d’un autre côté, cher Cyril, cela me pose question. Je m’explique :
1. Ton amie Isabelle Delannoy, qui a publié, dans la collection que tu gères chez Actes Sud, un livre que tu as élogieusement préfacé et que tu cites souvent (L’Économie symbiotique), y compris dans tes propres livres, est une professionnelle de la promotion du « développement durable », d’une « nouvelle croissance économique » et de « solutions technologiques ». Une interview qu’elle a accordée à Salesforce France est même intitulée « Comment concilier DÉVELOPPEMENT durable et RENTABILITÉ économique ? » Delannoy fait aussi, dans tout ça, la promotion de « l’hydrogène vert » et de « flottes de véhicules à hydrogène ».
Dans la même collection, chez Actes Sud, tu as fait publier une traduction du livre Drawdown : Comment inverser le cours du réchauffement planétaire de l’états-unien Paul Hawken. Ce livre, tu l’as aussi préfacé, là encore élogieusement. Je me permets de te citer : « J’espère donc que cet ouvrage constituera une véritable feuille de route dont se saisiront les élus, les chefs d’entreprise et chacun d’entre nous. »
Hawken est pourtant célèbre pour sa promotion de ce qu’il appelle un « capitalisme naturel » et de la « croissance verte ». Il est mondialement connu comme un des principaux théoriciens du capitalisme vert. Son livre est un concentré de « solutions technologiques », qu’il présente comme susceptibles de « contribuer à la croissance économique ». Évidemment, parmi celles-ci, on retrouve l’hydrogène vert, mais aussi la géo-ingénierie (« épandre de la poussière de silicate sur la terre (et les mers) pour capter le dioxyde de carbone », « reproduire la photosynthèse naturelle dans une feuille artificielle » ou mettre en place « une nouvelle industrie durable de captage et de stockage de milliards de tonnes de dioxyde de carbone prélevés directement dans l’atmosphère », etc.) ; les « autoroutes intelligentes » ; les avions alimentés par des biocarburants ; les camions « qui roulent au biocarburant ou sont équipés de moteurs électriques » ; « des camions plus gros, qui peuvent déplacer davantage de marchandises » ; les véhicules autonomes ; l’« immotique », c’est-à-dire « l’automatisation des bâtiments » : « Les constructions qui en sont équipées disposent de capteurs capables d’analyser et de rééquilibrer en continu pour une meilleure efficacité. Ainsi, les lumières s’éteignent lorsqu’il n’y a personne et les fenêtres s’entrebâillent pour améliorer la qualité de l’air et réguler les températures. Un système classique conseille aux gestionnaires les mesures à prendre ; les systèmes immotiques mettent eux-mêmes en œuvre ces mesures, comme une voiture avec pilote automatique. » Et puis la « téléprésence » : « la téléprésence est aujourd’hui bel et bien disponible sous diverses formes et dans différents contextes. Des entreprises aux écoles, en passant par les hôpitaux et les musées, les interactions visuelles ouvrent tout un horizon de possibilités. Aujourd’hui, un chirurgien peut conseiller en temps réel un confrère en pleine opération grâce à un robot mobile, sans devoir se déplacer d’Austin à Amman. En se réunissant en téléprésence à Sydney et Singapour, des cadres peuvent débattre d’une acquisition possible sans monter dans un avion. Les entreprises qui ont adopté de bon gré cette pratique se rendent bien compte que la plupart des déplacements (certes pas tous) peuvent être évités. La téléprésence ne permet pas simplement de limiter les émissions : les entreprises font bien sûr des économies en éliminant la nécessité de voyager, les employés ont des emplois du temps moins éreintants, les réunions à distance sont plus productives, les décisions prises plus rapidement, et les liens interpersonnels d’un bout à l’autre de la planète renforcés. » Etc.
Hawken figure en outre dans la dernière série de documentaires que tu as réalisée, intitulée Un monde nouveau, coproduite par Arte, le fonds d’investissement Mirova, l’entreprise Akuo Energy (qui développe des projets industriels de production d’énergies dites « renouvelables » dans de nombreux pays), Ushuaïa TV, France info, etc.
Autrement dit, tes ami·es et toi faites inlassablement, et depuis des années, la promotion de tout ce que tu prétends déplorer dans l’interview que tu as donnée à Libé.
J’aimerais donc comprendre : réalises-tu à quel point tu es hypocrite ? Fais-tu exprès de promouvoir tout et son contraire ? Te moques-tu de nous délibérément ?
***
2. Dans l’interview susmentionnée, comme à ton habitude, ces temps-ci, tu te plains. Tu laisses entendre que tu en as marre, que tu es fatigué, que la vie est dure. Que ta vie est dure. Tu te plains aussi du fait — ô monde cruel — que malgré tous les documentaires que tu réalises, malgré tous tes discours, le monde ne va toujours pas bien. Mais, bon sang, comment que ça se fait ?! Tu prétends que cela fait « cinquante ans » que des gens comme toi disent ce qui ne va pas et ce qu’il faudrait faire dans les médias.
Seulement, vois-tu, ainsi que cette lettre en témoigne, cela fait au moins aussi longtemps que des gens comme moi s’efforcent de souligner les erreurs (pour rester poli) et les contradictions qui minent les perspectives comme la tienne. Mais pour diverses raisons relativement faciles à deviner, et contrairement à toi, les nôtres n’ont pas voix au chapitre, ne sont pas invité·es sur les plateaux télé ou à la radio, leurs travaux ne sont pas financés par France Télévisions, sponsorisés par l’AFD, Orange, Konbini, L’OBS, la Banque postale, UGC ou Mirova.
J’en viens à ma deuxième question : t’arrive-t-il de te demander si, si rien ne change malgré la diffusion mass-médiatique, depuis plusieurs décennies déjà, de discours comme le tien, c’est peut-être parce que vos idées sont largement à côté de la plaque ? (Face à l’immuabilité de la trajectoire du capitalisme industriel et à son incapacité à se verdir, à devenir écologique, propre, les gens comme toi, l’air exaspéré, paraissent décontenancés, surpris. Comme si, au vu de la situation, nous aurions pu ou dû nous attendre à autre chose. Alors qu’en fait, non.)
Nicolas Casaux
2 septembre 2024
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