Socialter, une imposture radicale (par Nicolas Casaux)

Socialter, une imposture radicale (par Nicolas Casaux)

Dans la foi­son­nante indus­trie de la récu­pé­ra­tion du mou­ve­ment éco­lo­giste, voi­ci Social­ter, un bimes­triel fran­çais créé en sep­tembre 2013 par Oli­vier Cohen de Tima­ry, un ancien de Sciences-Po Paris, qui a tra­vaillé plu­sieurs années dans la finance. Comme le rap­porte La Croix, après ses études, Cohen de Tima­ry s’envole « pour un tour du monde avec deux amis. De l’Amérique latine au Viet­nam, en pas­sant par l’Inde, le trio ren­contre des “acteurs du chan­ge­ment”, qui, à leur échelle, contri­buent à créer une éco­no­mie plus juste et durable ». Un meilleur capi­ta­lisme. C’est lors de ce voyage qu’aurait ger­mé l’idée de Social­ter. Typique. D’autres, selon un sché­ma proche, ont eu l’idée de créer l’entreprise de vête­ments Veja, qui pro­duit des bas­kets appa­rem­ment appré­ciées par diverses célé­bri­tés, dont Macron et son épouse. Des étu­diants lar­ge­ment condi­tion­nés par la culture indus­trielle et capi­ta­liste, mais ani­més par un pseu­do-désir de faire le bien, et qui, confon­dant déve­lop­pe­ment durable et anti­ca­pi­ta­lisme, et créent des entre­prises pour pro­mou­voir un meilleur capi­ta­lisme, il y en a plé­thore, y com­pris, mal­heu­reu­se­ment, dans le mou­ve­ment écologiste.

C’est pour­quoi le sous-titre de Social­ter, « cri­tique radi­cale et alter­na­tives », est une immense fraude. Pre­nons le der­nier numé­ro — inti­tu­lé « Fric fos­sile : qui finance la fin du monde ? » — pour illus­tra­tion. Dans l’édito, signé par la nou­velle rédac­trice en cheffe, Elsa Gau­tier, on nous sug­gère que si la finance d’aujourd’hui est aus­si nui­sible, c’est parce qu’elle est hors de contrôle, et que tout allait bien tant que le sys­tème ban­caire était « sous contrôle public ». Le pro­blème n’est pas, selon Social­ter, le sys­tème de pro­duc­tion de valeur et de mar­chan­dises, fon­dé sur un sys­tème de pro­prié­té pri­vée et héré­di­taire, et une exploi­ta­tion sociale géné­ra­li­sée appe­lée « tra­vail », elle-même impo­sée par une auto­ri­té illé­gi­time. Autre­ment dit, le pro­blème n’est ni le capi­ta­lisme, ni l’État. Non, le pro­blème, c’est plu­tôt le sec­teur pri­vé, ou les excès du sec­teur pri­vé, ou un manque de contrôle éta­tique (chez Social­ter, on en appelle, pour sau­ver la situa­tion, à « des inter­ven­tions publiques fortes », c’est-à-dire à l’État).

Il est donc tout à fait logique que Gau­tier cite posi­ti­ve­ment, dans le même édi­to­rial, des gens comme Gaël Giraud (ancien éco­no­miste en chef de l’AFD, pro­mo­teur d’un capi­ta­lisme vert) ou Alain Grand­jean (éco­no­miste et asso­cié-fon­da­teur avec Jean-Marc Jan­co­vi­ci du cabi­net Car­bone 4), qui pro­pose, comme on peut le lire ailleurs, « de mettre le capi­ta­lisme […] au ser­vice de la pla­nète et de la réduc­tion des inéga­li­tés sociales ». Il est tout aus­si atten­du que le numé­ro contienne une inter­view croi­sée de Julien Lefour­nier, ex-tra­der, et Lucie Pin­son, diri­geante et fon­da­trice de l’ONG Reclaim Finance (« Se réap­pro­prier la finance »), qui pro­meut un capi­ta­lisme vert, 100% renou­ve­lable, décar­bo­né. Dans l’interview, Lefour­nier sug­gère que la solu­tion se trouve notam­ment dans le « finan­ce­ment […] des éner­gies renou­ve­lables ». Et la jour­na­liste ayant réa­li­sé l’interview insi­nue, dans une de ses ques­tions, que « les régu­la­teurs finan­ciers tels que la Banque cen­trale ou l’Au­to­ri­té des mar­chés finan­ciers (AMF) » pour­raient jouer un rôle (dans la décarbonation/le ver­dis­se­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle, ou quelque chose comme ça).

Donc, déjà, pour com­men­cer, chez Social­ter, on ne voit rien de fon­ciè­re­ment pro­blé­ma­tique dans l’État ou le capi­ta­lisme. Pour de la cri­tique radi­cale, on repas­se­ra. Pour de l’aveuglement radi­cal, par contre, on est au bon endroit. Et aus­si pour le fou­tage de gueule radi­cal. Car dans les pages du maga­zine, on trouve par­fois des phrases dans les­quelles « le capi­ta­lisme » semble super­fi­ciel­le­ment consi­dé­ré comme une nui­sance, un enne­mi à com­battre, mais bien plus sou­vent, des for­mu­la­tions plus hon­nêtes dénoncent plu­tôt quelque « capi­ta­lisme fos­sile ». La grande majo­ri­té du conte­nu va clai­re­ment dans ce sens (car bien enten­du, il arrive que le maga­zine publie des textes ou des articles réel­le­ment bons, je ne pré­tends pas que tout est à jeter, je sou­ligne les grandes tendances).

Car dans Social­ter, on fait en géné­ral la pro­mo­tion du mythe d’un capi­ta­lisme indus­triel décar­bo­né, vert, durable ; on ne trouve rien à redire à l’industrialisme, on ne s’oppose pas à l’industrie, à la civi­li­sa­tion indus­trielle, on s’oppose seule­ment aux choses « fos­siles » : au « capi­ta­lisme fos­sile », aux « éner­gies fos­siles », aux « car­bu­rants fos­siles », au « fric fos­sile », à « la filière fos­sile », aux « indus­triels fos­siles », à « l’industrie fos­sile », aux « pro­jets fos­siles », aux « acti­vi­tés fos­siles », à « l’extraction fos­sile », etc.

Pour Social­ter, comme pour la plu­part des ONG et des per­son­na­li­tés éco­lo­gistes ayant voix au cha­pitre aujourd’hui, l’objectif, c’est la « sor­tie des éner­gies fossiles ».

Or cette réduc­tion de la ques­tion éco­lo­gique à la seule pro­blé­ma­tique de la pro­duc­tion éner­gé­tique dis­si­mule l’ampleur de ce qui pose réel­le­ment pro­blème, à savoir que toutes les pro­duc­tions indus­trielles sont pol­luantes, que toutes les indus­tries nuisent d’une manière ou d’une autre à la nature, que toutes sont insou­te­nables (de l’industrie chi­mique à l’industrie tex­tile, en pas­sant par les indus­tries agri­cole, auto­mo­bile, élec­tro­nique, infor­ma­tique, numé­rique, cos­mé­tique, du jouet, de l’armement, et aus­si par les indus­tries du pho­to­vol­taïque, de l’éolien, de l’hydroélectrique, etc.).

Non seule­ment les tech­no­lo­gies et les indus­tries de pro­duc­tion d’éner­gies dites « vertes », « propres » ou « renou­ve­lables » ne sont jamais réel­le­ment « vertes », puis­qu’elles impliquent toutes diverses dégra­da­tions du monde natu­rel (extrac­tions minières, per­tur­ba­tions d’é­co­sys­tèmes, etc.), mais en outre l’éner­gie qu’elles pro­duisent sert à ali­men­ter des machines ou des objets eux-mêmes issus d’in­dus­tries délétères.

Même si les éner­gies dites « vertes », « propres » ou « renou­ve­lables » rem­pla­çaient les éner­gies fos­siles (au lieu de s’y ajou­ter), ça ne ferait que rem­pla­cer une nui­sance par une nui­sance légè­re­ment moindre. Et quelque chose qui nuit un peu moins à la nature, ce n’est pas quelque chose de bon pour la nature. (Je dis­cute de toutes ces choses dans mon livre Men­songes renou­ve­lables et capi­ta­lisme décar­bo­né : notes sur la récu­pé­ra­tion du mou­ve­ment éco­lo­giste paru aux édi­tions Libre il y a quelques semaines et que vous pou­vez vous pro­cu­rer ici).

Bref, l’idée que nous pour­rions rendre éco­lo­gique, verte ou durable la civi­li­sa­tion indus­trielle est un mirage, une mys­ti­fi­ca­tion qu’entretiennent toutes sortes de char­la­tans pour diverses raisons.

On réca­pi­tule. Chez Social­ter, on s’illusionne sur la pos­si­bi­li­té de ver­dir le capi­ta­lisme indus­triel, on ne trouve rien à redire aux fon­de­ments du capi­ta­lisme tout court et à l’essentiel du mode de vie indus­triel, on s’imagine que l’État pour­rait être un allié, une force posi­tive dans l’objectif de ver­dir le capi­ta­lisme indus­triel, et on ne com­prend pas en quoi la tech­no­lo­gie (la haute tech­no­lo­gie, les tech­no­lo­gies indus­trielles) est intrin­sè­que­ment autoritaire.

Mais eh, « cri­tique radi­cale et alternatives ».

En vrai : « Cri­tique ridi­cule et inoffensive ».

Nico­las Casaux

P.-S. : Dans les « prin­ci­paux asso­ciés » de Social­ter, on retrouve Fair­way Inter­na­tio­nal, une com­pa­gnie créée par Ben­ja­min Cohen, un diri­geant his­to­rique du groupe Accor (ancien vice-pré­sident du Direc­toire chez Accor), et ancien PDG de Sofi­tel. Entre farouches anti­ca­pi­ta­listes, on se serre les coudes.

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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