Dans la foisonnante industrie de la récupération du mouvement écologiste, voici Socialter, un bimestriel français créé en septembre 2013 par Olivier Cohen de Timary, un ancien de Sciences-Po Paris, qui a travaillé plusieurs années dans la finance. Comme le rapporte La Croix, après ses études, Cohen de Timary s’envole « pour un tour du monde avec deux amis. De l’Amérique latine au Vietnam, en passant par l’Inde, le trio rencontre des “acteurs du changement”, qui, à leur échelle, contribuent à créer une économie plus juste et durable ». Un meilleur capitalisme. C’est lors de ce voyage qu’aurait germé l’idée de Socialter. Typique. D’autres, selon un schéma proche, ont eu l’idée de créer l’entreprise de vêtements Veja, qui produit des baskets apparemment appréciées par diverses célébrités, dont Macron et son épouse. Des étudiants largement conditionnés par la culture industrielle et capitaliste, mais animés par un pseudo-désir de faire le bien, et qui, confondant développement durable et anticapitalisme, et créent des entreprises pour promouvoir un meilleur capitalisme, il y en a pléthore, y compris, malheureusement, dans le mouvement écologiste.
C’est pourquoi le sous-titre de Socialter, « critique radicale et alternatives », est une immense fraude. Prenons le dernier numéro — intitulé « Fric fossile : qui finance la fin du monde ? » — pour illustration. Dans l’édito, signé par la nouvelle rédactrice en cheffe, Elsa Gautier, on nous suggère que si la finance d’aujourd’hui est aussi nuisible, c’est parce qu’elle est hors de contrôle, et que tout allait bien tant que le système bancaire était « sous contrôle public ». Le problème n’est pas, selon Socialter, le système de production de valeur et de marchandises, fondé sur un système de propriété privée et héréditaire, et une exploitation sociale généralisée appelée « travail », elle-même imposée par une autorité illégitime. Autrement dit, le problème n’est ni le capitalisme, ni l’État. Non, le problème, c’est plutôt le secteur privé, ou les excès du secteur privé, ou un manque de contrôle étatique (chez Socialter, on en appelle, pour sauver la situation, à « des interventions publiques fortes », c’est-à-dire à l’État).
Il est donc tout à fait logique que Gautier cite positivement, dans le même éditorial, des gens comme Gaël Giraud (ancien économiste en chef de l’AFD, promoteur d’un capitalisme vert) ou Alain Grandjean (économiste et associé-fondateur avec Jean-Marc Jancovici du cabinet Carbone 4), qui propose, comme on peut le lire ailleurs, « de mettre le capitalisme […] au service de la planète et de la réduction des inégalités sociales ». Il est tout aussi attendu que le numéro contienne une interview croisée de Julien Lefournier, ex-trader, et Lucie Pinson, dirigeante et fondatrice de l’ONG Reclaim Finance (« Se réapproprier la finance »), qui promeut un capitalisme vert, 100% renouvelable, décarboné. Dans l’interview, Lefournier suggère que la solution se trouve notamment dans le « financement […] des énergies renouvelables ». Et la journaliste ayant réalisé l’interview insinue, dans une de ses questions, que « les régulateurs financiers tels que la Banque centrale ou l’Autorité des marchés financiers (AMF) » pourraient jouer un rôle (dans la décarbonation/le verdissement de la civilisation industrielle, ou quelque chose comme ça).
Donc, déjà, pour commencer, chez Socialter, on ne voit rien de foncièrement problématique dans l’État ou le capitalisme. Pour de la critique radicale, on repassera. Pour de l’aveuglement radical, par contre, on est au bon endroit. Et aussi pour le foutage de gueule radical. Car dans les pages du magazine, on trouve parfois des phrases dans lesquelles « le capitalisme » semble superficiellement considéré comme une nuisance, un ennemi à combattre, mais bien plus souvent, des formulations plus honnêtes dénoncent plutôt quelque « capitalisme fossile ». La grande majorité du contenu va clairement dans ce sens (car bien entendu, il arrive que le magazine publie des textes ou des articles réellement bons, je ne prétends pas que tout est à jeter, je souligne les grandes tendances).
Car dans Socialter, on fait en général la promotion du mythe d’un capitalisme industriel décarboné, vert, durable ; on ne trouve rien à redire à l’industrialisme, on ne s’oppose pas à l’industrie, à la civilisation industrielle, on s’oppose seulement aux choses « fossiles » : au « capitalisme fossile », aux « énergies fossiles », aux « carburants fossiles », au « fric fossile », à « la filière fossile », aux « industriels fossiles », à « l’industrie fossile », aux « projets fossiles », aux « activités fossiles », à « l’extraction fossile », etc.
Pour Socialter, comme pour la plupart des ONG et des personnalités écologistes ayant voix au chapitre aujourd’hui, l’objectif, c’est la « sortie des énergies fossiles ».
Or cette réduction de la question écologique à la seule problématique de la production énergétique dissimule l’ampleur de ce qui pose réellement problème, à savoir que toutes les productions industrielles sont polluantes, que toutes les industries nuisent d’une manière ou d’une autre à la nature, que toutes sont insoutenables (de l’industrie chimique à l’industrie textile, en passant par les industries agricole, automobile, électronique, informatique, numérique, cosmétique, du jouet, de l’armement, et aussi par les industries du photovoltaïque, de l’éolien, de l’hydroélectrique, etc.).
Non seulement les technologies et les industries de production d’énergies dites « vertes », « propres » ou « renouvelables » ne sont jamais réellement « vertes », puisqu’elles impliquent toutes diverses dégradations du monde naturel (extractions minières, perturbations d’écosystèmes, etc.), mais en outre l’énergie qu’elles produisent sert à alimenter des machines ou des objets eux-mêmes issus d’industries délétères.
Même si les énergies dites « vertes », « propres » ou « renouvelables » remplaçaient les énergies fossiles (au lieu de s’y ajouter), ça ne ferait que remplacer une nuisance par une nuisance légèrement moindre. Et quelque chose qui nuit un peu moins à la nature, ce n’est pas quelque chose de bon pour la nature. (Je discute de toutes ces choses dans mon livre Mensonges renouvelables et capitalisme décarboné : notes sur la récupération du mouvement écologiste paru aux éditions Libre il y a quelques semaines et que vous pouvez vous procurer ici).
Bref, l’idée que nous pourrions rendre écologique, verte ou durable la civilisation industrielle est un mirage, une mystification qu’entretiennent toutes sortes de charlatans pour diverses raisons.
On récapitule. Chez Socialter, on s’illusionne sur la possibilité de verdir le capitalisme industriel, on ne trouve rien à redire aux fondements du capitalisme tout court et à l’essentiel du mode de vie industriel, on s’imagine que l’État pourrait être un allié, une force positive dans l’objectif de verdir le capitalisme industriel, et on ne comprend pas en quoi la technologie (la haute technologie, les technologies industrielles) est intrinsèquement autoritaire.
Mais eh, « critique radicale et alternatives ».
En vrai : « Critique ridicule et inoffensive ».
Nicolas Casaux
P.-S. : Dans les « principaux associés » de Socialter, on retrouve Fairway International, une compagnie créée par Benjamin Cohen, un dirigeant historique du groupe Accor (ancien vice-président du Directoire chez Accor), et ancien PDG de Sofitel. Entre farouches anticapitalistes, on se serre les coudes.
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