Dans une vidéo récemment publiée sur son compte Instagram, Camille Étienne fait la promotion d’un programme de recherche scientifique appelé DeepLife, dirigé par Under The Pole, en partenariat avec le CNRS, et soutenu par Rolex, le fond Thales Solidarity, l’ONU, l’UICN, Capgemini, Peugeot, etc.
L’imbécillité renouvelable des nouvelles influenceuses et des nouveaux influenceurs « écolos » les amène à sans cesse promouvoir de nouvelles inepties, qui participent in fine au business-as-usual de la civilisation industrielle.
Camille Étienne ne semble pas le moins du monde dérangée par le rôle que des programmes comme Under The Pole et des organisations comme le CNRS jouent dans le développement technoscientifique du capitalisme.
Le programme DeepLife s’inscrit apparemment dans le cadre des Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU. Plus précisément, il correspondrait à l’objectif 14, qui concerne la préservation des océans, certes, mais aussi « l’utilisation [lire exploitation] durable des océans, des mers et des ressources marines ».
Ce ne serait pas la première fois que l’acquisition de connaissances en vue, supposément, de favoriser la conservation d’écosystèmes serait en fait utilisée pour faciliter leur exploitation. L’acquisition de connaissances sur le cycle du carbone a permis le développement des escroqueries criminelles que l’on appelle « compensations carbones ». On peut donc douter de la valeur de ce programme supposément vertueux.
D’ailleurs, dans les autres ODD de l’ONU figurent plusieurs plaidoyers en faveur de la « croissance économique » et du développement industriel. L’ONU, c’est essentiellement une instance du capitalisme mondialisé. Et ses ODD, c’est un plan (illusoire) pour une expansion « durable » du capitalisme industriel.
Derrière les meilleures intentions du CNRS, on retrouve, au mieux, une aspiration à concevoir un — impossible — capitalisme industriel durable.
Le CNRS a été et est toujours un acteur central du développement technoscientifique du capitalisme. Industrie chimique, électronique, militaire, aéronautique, etc., difficile de trouver un secteur industriel dont le développement n’a pas été aidé par les travaux du CNRS, qui a été fondé, historiquement, dans cet objectif.
Les relations du CNRS avec l’industrie sont, en effet, très anciennes, et même fondatrices. Ainsi que l’explique l’historien des sciences Denis Guthleben, auteur de L’Histoire du CNRS de 1939 à nos jours, une ambition nationale pour la science (Armand Colin, 2013), ces relations « remontent en fait à la création de l’organisme, qui a d’emblée été sollicité par les entreprises privées[1] ». Parmi ses « partenaires historiques », le CNRS compte entre autres Michelin, Thales et Naval Group. En 2021, le CNRS a créé un think tank appelé « Club Europe » afin de « réunir les partenaires industriels de l’organisme, mais aussi d’autres entreprises que nous connaissions moins », en vue de « développer “une approche multilatérale” de l’Europe de la recherche et mieux se positionner vis-à-vis des appels d’offres collaboratifs de son nouveau programme cadre Horizon Europe, doté d’un budget global de près de 100 milliards d’euros ». En juillet 2023, le CNRS a inauguré un nouveau laboratoire, construit en partenariat avec… TotalEnergies.
Les équipes du laboratoire LAAS-CNRS (LAAS pour « laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes ») de Toulouse ont récemment mis au point Talos, un robot humanoïde qui, comme l’explique un article publié sur le site de France 3, « possède aussi une force hors du commun. Il sera bientôt capable de surmonter un grand nombre d’obstacles, comme des marches d’escalier ou un terrain accidenté, le tout en portant de lourdes charges. Une première dans le monde de la robotique humanoïde. […] Talos intéresse Airbus qui pourrait lui confier des tâches dans l’avenir.
Au-delà du monde de la recherche, les impressionnantes capacités des robots humanoïdes prédisent leur arrivée dans plusieurs domaines : l’intervention en zone à risque, la robotique de service ou d’assistance médicale, ou encore l’usine du futur.
Le LAAS est à la pointe dans ce domaine des robots humanoïdes. Le laboratoire toulousain a travaillé sur le robot HRP‑2 du japonais Kawada, arrivé dans ses locaux en 2006. Un robot quadrupède est lui aussi développé pour la surveillance de site[2]. »
L’institut Néel, un laboratoire de recherche du CNRS, à Grenoble, affiche fièrement ses partenariats avec Toyota, Petrobras, Alstom, Schneider Electric, etc.
Comme le rapportait récemment le journal Les Échos, « Les entreprises sont de plus en plus friandes de collaborations longues avec les laboratoires académiques, CNRS en tête[3] ».
Bien entendu, la recherche et le développement au service du secteur « public », des États, de leurs agences, ministères, armées, des « établissements publics », ne vaut pas mieux — deux faces, une même pièce, un même monde. D’ailleurs, le CNRS collabore également avec le ministère des Armées et contribue donc activement au développement technologique militaire[4].
Dans son rapport d’activité 2022, le CNRS exprime son hypocrisie habituelle. D’un côté, prétendre se soucier du réchauffement climatique, du ravage du monde. De l’autre, se féliciter de participer au développement de l’intelligence artificielle, des « smart cities », se fixer « pour objectif de créer 50 start-up deeptech supplémentaires par an, au-delà du flux annuel moyen de 100 start-up », etc. On y découvre aussi que les deux « principaux partenaires industriels impliqués dans des laboratoires communs avec le CNRS » sont Safran (multinationale de l’aéronautique et du spatial, 28ème vendeur d’arme mondial) et TotalEnergies.
Le CNRS collabore également de longue date — depuis plus de 45 ans — avec le groupe de chimie belge Solvay, acteur majeur de la production mondiale de poisons en tous genres, qui a récemment fait parler de lui lorsqu’il a été révélé qu’il était responsable de diverses pollutions étendues aux PFAS (« polluants éternels ») dans plusieurs pays.
À Rennes, l’IRISA (Institut de Recherche en Informatique et Systèmes Aléatoires), affilié au CNRS, qui se présente comme le « laboratoire français de recherche et d’innovation en sciences et technologies du numérique », travaille entre autres au développement de l’IA et de ses « applications dans le domaine de la Défense » (on peut penser aux robots autonomes tueurs, à la technopolice), de la « réalité virtuelle », de l’exploitation du Big Data et de la robotique.
Somme toute, au vu de ses implications, le CNRS a particulièrement contribué au ravage techno-industriel du monde et donc au dépassement de presque toutes les « limites planétaires ». Aucun·e écologiste digne de ce nom ne ferait la promotion des tartufferies du CNRS.
Et pourtant, aujourd’hui, nombre de figures médiatiques de l’écologie sont associées, d’une manière ou d’une autre, au CNRS. En plus de Camille Etienne, on pourrait mentionner Bon Pote, qui se réjouissait il y a quelques mois d’avoir reçu une médaille du CNRS, en tant que co-auteur d’un livre collectif et illustré, coordonné par Anne Brès, responsable de com’ au CNRS, et publié aux éditions du CNRS. L’ouvrage, intitulé Tout savoir (ou presque) sur le climat, explique la réalité du réchauffement climatique, son origine anthropique, et notamment industrielle, les effets catastrophiques qu’il provoque et va provoquer. Jusque-là, tout va bien. Malheureusement, il insiste ensuite sur l’importance de prévoir l’« adaptation » du capitalisme industriel au désastre climatique qu’il cause, et puis, tout de même, d’essayer d’atténuer ledit désastre, si possible, et de compter pour tout ça sur « l’implication des gouvernements, des firmes et des citoyens ». Il ne s’agit donc pas d’arrêter le capitalisme industriel, seulement d’assurer son avenir. Le livre est apparemment « un des best-seller » des éditions du CNRS. Gloire.
Et outre Bon Pote et Camille Etienne, dans la liste des soi-disant écologistes associés au CNRS, on retrouve Pierre Charbonnier, chouchou des médias et chargé de recherches au CNRS, mais aussi Aurélien Barrau, Philippe Descola, (feu) Bruno Latour, Jean-Baptiste Fressoz… et j’en oublie certainement.
Le fait que Bon Pote et Camille Étienne s’associent au CNRS témoigne de leur incompréhension des problèmes contemporains, de leur incapacité à saisir la nature et l’étendue des forces que nous avons à affronter si nous voulons mettre un terme à la destruction du monde.
Le CNRS n’est pas un allié dans la lutte contre le capitalisme industriel. Il ne l’a jamais été. Au contraire. Les laboratoires du CNRS participent à concevoir le capitalisme industriel de demain. Et non, ça n’est pas une bonne chose.
Si vous comprenez que le développement techno-industriel est un des principaux facteurs de la destruction de la planète, et qu’il produit en outre un renforcement des formes de domination impersonnelles que constituent l’État et le capitalisme, en améliorant sans cesse les moyens de contrôle, de (cyber-)surveillance, de répression et d’exploitation, comment pouvez-vous sans honte aucune vous associer au CNRS ?
Au début des années 70, Alexandre Grothendieck, le « plus grand mathématicien du XXe siècle », développait une critique radicale (lucide) du rôle de la science et des institutions scientifiques dans le développement du désastre[5]. 50 ans plus tard, les écologistes qui ont voix au chapitre ne semblent pas posséder une once de la lucidité de Grothendieck, sont toutes et tous ami·es avec les institutions scientifiques, et comptent même sur elles pour concevoir un capitalisme industriel « durable ».
Mais réjouissons-nous, ça sera sans doute pire encore demain.
Nicolas Casaux
- Voir, entre autres, dans le chapitre 4, la section « Un organisme ouvert ? Les relations avec l’industrie ». ↑
- Sardain Claire, « Recherche : on vous dit tout sur Talos, le robot humanoïde développé au LAAS à Toulouse et destiné à l’industrie », France 3 Occitanie, 17 octobre 2023. ↑
- Bénédicte Weiss, « Les entreprises sont de plus en plus friandes de collaborations longues avec les laboratoires académiques, CNRS en tête » Les Échos, 16 février 2023. ↑
- « Le ministère des Armées conclut un partenariat avec CNRS innovation », article publié le 22 décembre 2023 sur le site du ministère en question. ↑
- Voir, notamment, sa conférence intitulée « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » : https://shs.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2016–1‑page-159?lang=fr ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage