Bon Pote, Camille Étienne, le CNRS et la récupération de l’écologie (par Nicolas Casaux)

Bon Pote, Camille Étienne, le CNRS et la récupération de l’écologie (par Nicolas Casaux)

Dans une vidéo récem­ment publiée sur son compte Ins­ta­gram, Camille Étienne fait la pro­mo­tion d’un pro­gramme de recherche scien­ti­fique appe­lé Dee­pLife, diri­gé par Under The Pole, en par­te­na­riat avec le CNRS, et sou­te­nu par Rolex, le fond Thales Soli­da­ri­ty, l’ONU, l’UICN, Cap­ge­mi­ni, Peu­geot, etc.

L’imbécillité renou­ve­lable des nou­velles influen­ceuses et des nou­veaux influen­ceurs « éco­los » les amène à sans cesse pro­mou­voir de nou­velles inep­ties, qui par­ti­cipent in fine au busi­ness-as-usual de la civi­li­sa­tion industrielle.

Camille Étienne ne semble pas le moins du monde déran­gée par le rôle que des pro­grammes comme Under The Pole et des orga­ni­sa­tions comme le CNRS jouent dans le déve­lop­pe­ment tech­nos­cien­ti­fique du capitalisme.

Le pro­gramme Dee­pLife s’inscrit appa­rem­ment dans le cadre des Objec­tifs de déve­lop­pe­ment durable (ODD) de l’ONU. Plus pré­ci­sé­ment, il cor­res­pon­drait à l’objectif 14, qui concerne la pré­ser­va­tion des océans, certes, mais aus­si « l’utilisation [lire exploi­ta­tion] durable des océans, des mers et des res­sources marines ».

Ce ne serait pas la pre­mière fois que l’acquisition de connais­sances en vue, sup­po­sé­ment, de favo­ri­ser la conser­va­tion d’écosystèmes serait en fait uti­li­sée pour faci­li­ter leur exploi­ta­tion. L’acquisition de connais­sances sur le cycle du car­bone a per­mis le déve­lop­pe­ment des escro­que­ries cri­mi­nelles que l’on appelle « com­pen­sa­tions car­bones ». On peut donc dou­ter de la valeur de ce pro­gramme sup­po­sé­ment vertueux.

D’ailleurs, dans les autres ODD de l’ONU figurent plu­sieurs plai­doyers en faveur de la « crois­sance éco­no­mique » et du déve­lop­pe­ment indus­triel. L’ONU, c’est essen­tiel­le­ment une ins­tance du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé. Et ses ODD, c’est un plan (illu­soire) pour une expan­sion « durable » du capi­ta­lisme industriel.

Der­rière les meilleures inten­tions du CNRS, on retrouve, au mieux, une aspi­ra­tion à conce­voir un — impos­sible — capi­ta­lisme indus­triel durable.

Le CNRS a été et est tou­jours un acteur cen­tral du déve­lop­pe­ment tech­nos­cien­ti­fique du capi­ta­lisme. Indus­trie chi­mique, élec­tro­nique, mili­taire, aéro­nau­tique, etc., dif­fi­cile de trou­ver un sec­teur indus­triel dont le déve­lop­pe­ment n’a pas été aidé par les tra­vaux du CNRS, qui a été fon­dé, his­to­ri­que­ment, dans cet objectif.

Les rela­tions du CNRS avec l’industrie sont, en effet, très anciennes, et même fon­da­trices. Ain­si que l’explique l’historien des sciences Denis Guth­le­ben, auteur de L’Histoire du CNRS de 1939 à nos jours, une ambi­tion natio­nale pour la science (Armand Colin, 2013), ces rela­tions « remontent en fait à la créa­tion de l’organisme, qui a d’emblée été sol­li­ci­té par les entre­prises pri­vées[1] ». Par­mi ses « par­te­naires his­to­riques », le CNRS compte entre autres Miche­lin, Thales et Naval Group. En 2021, le CNRS a créé un think tank appe­lé « Club Europe » afin de « réunir les par­te­naires indus­triels de l’organisme, mais aus­si d’autres entre­prises que nous connais­sions moins », en vue de « déve­lop­per “une approche mul­ti­la­té­rale” de l’Europe de la recherche et mieux se posi­tion­ner vis-à-vis des appels d’offres col­la­bo­ra­tifs de son nou­veau pro­gramme cadre Hori­zon Europe, doté d’un bud­get glo­bal de près de 100 mil­liards d’euros ». En juillet 2023, le CNRS a inau­gu­ré un nou­veau labo­ra­toire, construit en par­te­na­riat avec… TotalEnergies.

Les équipes du labo­ra­toire LAAS-CNRS (LAAS pour « labo­ra­toire d’analyse et d’architecture des sys­tèmes ») de Tou­louse ont récem­ment mis au point Talos, un robot huma­noïde qui, comme l’explique un article publié sur le site de France 3, « pos­sède aus­si une force hors du com­mun. Il sera bien­tôt capable de sur­mon­ter un grand nombre d’obstacles, comme des marches d’escalier ou un ter­rain acci­den­té, le tout en por­tant de lourdes charges. Une pre­mière dans le monde de la robo­tique huma­noïde. […] Talos inté­resse Air­bus qui pour­rait lui confier des tâches dans l’avenir.

Au-delà du monde de la recherche, les impres­sion­nantes capa­ci­tés des robots huma­noïdes pré­disent leur arri­vée dans plu­sieurs domaines : l’intervention en zone à risque, la robo­tique de ser­vice ou d’assistance médi­cale, ou encore l’usine du futur.

Le LAAS est à la pointe dans ce domaine des robots huma­noïdes. Le labo­ra­toire tou­lou­sain a tra­vaillé sur le robot HRP‑2 du japo­nais Kawa­da, arri­vé dans ses locaux en 2006. Un robot qua­dru­pède est lui aus­si déve­lop­pé pour la sur­veillance de site[2]. »

L’institut Néel, un labo­ra­toire de recherche du CNRS, à Gre­noble, affiche fiè­re­ment ses par­te­na­riats avec Toyo­ta, Petro­bras, Alstom, Schnei­der Elec­tric, etc.

Comme le rap­por­tait récem­ment le jour­nal Les Échos, « Les entre­prises sont de plus en plus friandes de col­la­bo­ra­tions longues avec les labo­ra­toires aca­dé­miques, CNRS en tête[3] ».

Bien enten­du, la recherche et le déve­lop­pe­ment au ser­vice du sec­teur « public », des États, de leurs agences, minis­tères, armées, des « éta­blis­se­ments publics », ne vaut pas mieux — deux faces, une même pièce, un même monde. D’ailleurs, le CNRS col­la­bore éga­le­ment avec le minis­tère des Armées et contri­bue donc acti­ve­ment au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique mili­taire[4].

Dans son rap­port d’activité 2022, le CNRS exprime son hypo­cri­sie habi­tuelle. D’un côté, pré­tendre se sou­cier du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, du ravage du monde. De l’autre, se féli­ci­ter de par­ti­ci­per au déve­lop­pe­ment de l’intelligence arti­fi­cielle, des « smart cities », se fixer « pour objec­tif de créer 50 start-up deep­tech sup­plé­men­taires par an, au-delà du flux annuel moyen de 100 start-up », etc. On y découvre aus­si que les deux « prin­ci­paux par­te­naires indus­triels impli­qués dans des labo­ra­toires com­muns avec le CNRS » sont Safran (mul­ti­na­tio­nale de l’aéronautique et du spa­tial, 28ème ven­deur d’arme mon­dial) et TotalEnergies.

Le CNRS col­la­bore éga­le­ment de longue date — depuis plus de 45 ans — avec le groupe de chi­mie belge Sol­vay, acteur majeur de la pro­duc­tion mon­diale de poi­sons en tous genres, qui a récem­ment fait par­ler de lui lorsqu’il a été révé­lé qu’il était res­pon­sable de diverses pol­lu­tions éten­dues aux PFAS (« pol­luants éter­nels ») dans plu­sieurs pays.

À Rennes, l’IRISA (Ins­ti­tut de Recherche en Infor­ma­tique et Sys­tèmes Aléa­toires), affi­lié au CNRS, qui se pré­sente comme le « labo­ra­toire fran­çais de recherche et d’innovation en sciences et tech­no­lo­gies du numé­rique », tra­vaille entre autres au déve­lop­pe­ment de l’IA et de ses « appli­ca­tions dans le domaine de la Défense » (on peut pen­ser aux robots auto­nomes tueurs, à la tech­no­po­lice), de la « réa­li­té vir­tuelle », de l’exploitation du Big Data et de la robotique.

Somme toute, au vu de ses impli­ca­tions, le CNRS a par­ti­cu­liè­re­ment contri­bué au ravage tech­no-indus­triel du monde et donc au dépas­se­ment de presque toutes les « limites pla­né­taires ». Aucun·e éco­lo­giste digne de ce nom ne ferait la pro­mo­tion des tar­tuf­fe­ries du CNRS.

Et pour­tant, aujourd’hui, nombre de figures média­tiques de l’écologie sont asso­ciées, d’une manière ou d’une autre, au CNRS. En plus de Camille Etienne, on pour­rait men­tion­ner Bon Pote, qui se réjouis­sait il y a quelques mois d’avoir reçu une médaille du CNRS, en tant que co-auteur d’un livre col­lec­tif et illus­tré, coor­don­né par Anne Brès, res­pon­sable de com’ au CNRS, et publié aux édi­tions du CNRS. L’ouvrage, inti­tu­lé Tout savoir (ou presque) sur le cli­mat, explique la réa­li­té du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, son ori­gine anthro­pique, et notam­ment indus­trielle, les effets catas­tro­phiques qu’il pro­voque et va pro­vo­quer. Jusque-là, tout va bien. Mal­heu­reu­se­ment, il insiste ensuite sur l’importance de pré­voir l’« adap­ta­tion » du capi­ta­lisme indus­triel au désastre cli­ma­tique qu’il cause, et puis, tout de même, d’essayer d’atténuer ledit désastre, si pos­sible, et de comp­ter pour tout ça sur « l’implication des gou­ver­ne­ments, des firmes et des citoyens ». Il ne s’agit donc pas d’arrêter le capi­ta­lisme indus­triel, seule­ment d’assurer son ave­nir. Le livre est appa­rem­ment « un des best-sel­ler » des édi­tions du CNRS. Gloire.

Cet article reprend de nom­breux élé­ments tirés de mon der­nier livre, Men­songes renou­ve­lables et capi­ta­lisme décar­bo­né : notes sur la récu­pé­ra­tion du mou­ve­ment éco­lo­giste, paru en juin der­nier aux édi­tions Libre.

Et outre Bon Pote et Camille Etienne, dans la liste des soi-disant éco­lo­gistes asso­ciés au CNRS, on retrouve Pierre Char­bon­nier, chou­chou des médias et char­gé de recherches au CNRS, mais aus­si Auré­lien Bar­rau, Phi­lippe Des­co­la, (feu) Bru­no Latour, Jean-Bap­tiste Fres­soz… et j’en oublie certainement.

Le fait que Bon Pote et Camille Étienne s’associent au CNRS témoigne de leur incom­pré­hen­sion des pro­blèmes contem­po­rains, de leur inca­pa­ci­té à sai­sir la nature et l’étendue des forces que nous avons à affron­ter si nous vou­lons mettre un terme à la des­truc­tion du monde.

Le CNRS n’est pas un allié dans la lutte contre le capi­ta­lisme indus­triel. Il ne l’a jamais été. Au contraire. Les labo­ra­toires du CNRS par­ti­cipent à conce­voir le capi­ta­lisme indus­triel de demain. Et non, ça n’est pas une bonne chose.

Si vous com­pre­nez que le déve­lop­pe­ment tech­no-indus­triel est un des prin­ci­paux fac­teurs de la des­truc­tion de la pla­nète, et qu’il pro­duit en outre un ren­for­ce­ment des formes de domi­na­tion imper­son­nelles que consti­tuent l’État et le capi­ta­lisme, en amé­lio­rant sans cesse les moyens de contrôle, de (cyber-)surveillance, de répres­sion et d’exploitation, com­ment pou­vez-vous sans honte aucune vous asso­cier au CNRS ?

Au début des années 70, Alexandre Gro­then­dieck, le « plus grand mathé­ma­ti­cien du XXe siècle », déve­lop­pait une cri­tique radi­cale (lucide) du rôle de la science et des ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques dans le déve­lop­pe­ment du désastre[5]. 50 ans plus tard, les éco­lo­gistes qui ont voix au cha­pitre ne semblent pas pos­sé­der une once de la luci­di­té de Gro­then­dieck, sont toutes et tous ami·es avec les ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques, et comptent même sur elles pour conce­voir un capi­ta­lisme indus­triel « durable ».

Mais réjouis­sons-nous, ça sera sans doute pire encore demain.

Nico­las Casaux


  1. Voir, entre autres, dans le cha­pitre 4, la sec­tion « Un orga­nisme ouvert ? Les rela­tions avec l’industrie ».
  2. Sar­dain Claire, « Recherche : on vous dit tout sur Talos, le robot huma­noïde déve­lop­pé au LAAS à Tou­louse et des­ti­né à l’in­dus­trie », France 3 Occi­ta­nie, 17 octobre 2023.
  3. Béné­dicte Weiss, « Les entre­prises sont de plus en plus friandes de col­la­bo­ra­tions longues avec les labo­ra­toires aca­dé­miques, CNRS en tête » Les Échos, 16 février 2023.
  4. « Le minis­tère des Armées conclut un par­te­na­riat avec CNRS inno­va­tion », article publié le 22 décembre 2023 sur le site du minis­tère en ques­tion.
  5. Voir, notam­ment, sa confé­rence inti­tu­lée « Allons-nous conti­nuer la recherche scien­ti­fique ? » : https://shs.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2016–1‑page-159?lang=fr

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