Je voterai pour le Front populaire aux prochaines élections. Mais pas parce que leur programme est formidable. Plutôt parce que le Front populaire représente une nuisance en théorie largement inférieure à celle que représente le RN ou Renaissance.
Car en lui-même, le programme du Front populaire est une catastrophe, un concentré de schizophrénie. D’un côté, on y trouve un moratoire « sur les grands projets d’infrastructures autoroutières » et « sur les méga-bassines » et des mesures en faveur d’« une agriculture écologique et paysanne ». Mais de l’autre, un de ses principaux objectifs consiste à « Réindustrialiser la France », et donc à « engager un plan de reconstruction industrielle […] dans les domaines stratégiques (semi-conducteurs, médicaments, technologies de pointe, voitures électriques, panneaux solaires, etc.) », ainsi qu’à « faire de la France le leader européen des énergies marines avec l’éolien en mer et le développement des énergies hydroliennes ».
Le programme du Front populaire suggère évidemment que cette (ré)industrialisation se fera dans le respect de la nature. Bullshit. Tout le monde devrait avoir compris, aujourd’hui, qu’industrie et respect de la nature, ça fait deux. Aucune industrie n’est écologique. Toutes les industries impliquent diverses formes de dégradations ou de pollutions du monde naturel.
L’industrie de la production d’éoliennes, pour prendre en exemple une industrie qu’on imagine souvent particulièrement vertueuse, n’a strictement rien d’écologique. Pour le saisir pleinement, il faudrait faire le bilan de ses tenants et aboutissants. Ce qui serait extrêmement fastidieux, puisqu’il faudrait étudier les impacts des nombreuses autres industries auxquelles elle est liée, d’où viennent les différents matériaux nécessaires à la production d’une éolienne, du chrome au nickel en passant par le cobalt, le molybdène, le plomb, le fer, l’aluminium, etc., et examiner aussi l’impact de la production de toutes les machines nécessaires à l’obtention de ces matériaux et ainsi de suite. On en viendrait à examiner l’impact de toute la civilisation industrielle. Et on se rendrait compte du désastre. En outre, l’énergie produite par les prétendues « renouvelables » ne sert qu’à alimenter d’autres machines issues d’autres industries, toutes plus nuisibles les unes que les autres.
Au centre de tout ça, on retrouve un fait que la gauche refuse de voir ou d’admettre, à savoir que le mode de vie industriel n’est pas – et ne peut pas être rendu – soutenable (écologique) et démocratique. Malheureusement, l’industrialisme est trop ancré à gauche et depuis bien trop longtemps.
On pourrait donner mille exemples. Mais prenons celui de Léon Blum, chef du gouvernement sous le premier Front populaire, vu que le thème est d’actualité. Blum affirmait que la tâche du socialiste consistait à « exploiter au mieux » la terre, à « tirer le plus riche rendement des ressources de la nature et de l’industrie, les produire avec la moindre dépense de travail humain, les répartir selon le juste équilibre des besoins » (« Pour être socialiste », 1919). La société socialiste idéale à laquelle il aspirait était une sorte de méritocratie industrielle dont il prétendait qu’elle pourrait être radicalement égalitaire, sans chefs, sans classes sociales, sans hiérarchie :
« Nous comprenons clairement, nous socialistes, que nous n’accomplirons l’œuvre immense qui nous est remise par le destin qu’en plaçant chaque travailleur à son poste exact de travail, à celui que lui assignent ses facultés propres, judicieusement reconnues et cultivées par l’éducation commune. Mais ces affectations nécessaires, nous les réglerons par la seule considération des aptitudes personnelles, au lieu de les abandonner follement, comme le régime bourgeois, aux accidents de la naissance. D’ailleurs, dans cette répartition des tâches, nous n’entendons introduire aucune idée de hiérarchie et de subordination. Nous ne séparerons pas à nouveau l’unité sociale en castes mouvantes mais tranchées. Meilleurs ou pires, plus forts ou plus faibles, tous les travailleurs nous apparaissent égaux et solidaires devant le même devoir. La bonne distribution du travail commun exige qu’entre eux le commandement revienne aux plus dignes, mais il leur sera remis pour le profit commun, non pour leur honneur et leur profit personnel. Notre but n’est pas du tout de rémunérer leur mérite qui est l’ouvrage de la nature et de l’effort accumulé de la civilisation, mais de l’utiliser dans l’intérêt de la collectivité tout entière. Ils ne seront pas, à proprement parler, des chefs, mais des travailleurs comme les autres, associés, assemblés dans la même œuvre avec leurs frères de travail, chacun peinant à son poste, tous s’efforçant vers le même objet, qui est l’égal bien-être et le bonheur commun des hommes. »
Un collectivisme industriel avec des chefs, mais qui ne seront pas vraiment des chefs puisqu’ils seront des travailleurs comme les autres ! Une organisation sociale où le « commandement » sera confié aux « plus dignes », mais où il n’y aura aucune classe, aucune hiérarchie ! Mais bien sûr !
Comme nombre de figures de la gauche, Blum estimait que le progrès technologique et industriel découlait d’une sorte de nécessité naturelle, qu’il était une sorte de destinée que l’on n’arrête pas (on n’arrête pas le progrès). Blum célébrait le fait que « l’univers a pris de plus en plus la figure d’une usine immense et unique dont tous les rouages solidaires concourent à une même fin ».
Il ajoutait :
« Chaque jour nous voyons se resserrer ces liens de dépendance mutuelle entre les espèces multiples de moyens de travail et de travailleurs. L’économie d’autrefois les abandonnait chacune à son libre jeu, à son initiative autonome. L’économie d’aujourd’hui les assemble, bon gré mal gré, dans des combinaisons et des disciplines collectives. Bientôt, les nécessités mêmes de la vie du monde obligeront de soumettre à des directions d’ensemble – non seulement nationales mais universelles – les fabrications et les cultures, la distribution des matières premières et la répartition des produits. Il le faudra pour parer à la disette des produits, à l’insuffisance de la main‑d’œuvre ; il le faudra pour assurer l’équilibre entre la production globale du monde, et la croissance continue de la population et des besoins. »
Blum aspirait à une « République du Travail » où « tout le travail humain soit ordonné comme une usine unique ». Avec des chefs mais qui ne seraient pas vraiment chefs, avec les plus dignes qui commandent mais sans aucune division en castes, classes, sans hiérarchie. Et avec des fleuves de miel, des pluies de kombucha, des forêts en chocolat et des licornes dans les prairies de fleurs en or massif.
En vérité, le mode de vie industriel requiert une importante division hiérarchique du travail, et implique donc « un véritable despotisme, absolument indépendant de tout état social. Vouloir abolir l’autorité dans la grande industrie, c’est vouloir supprimer l’industrie elle-même. C’est détruire la filature à vapeur pour en revenir à la quenouille. » (Engels) Et évidemment, ni la gauche ni la droite ne veulent renoncer à la technologie et retourner à la bougie. Alors on continue dans la voie de l’industrialisme, et ça donne le projet de « réindustrialisation » de la France que défend le Front populaire. Et ça donne de nouvelles mines, de nouvelles usines, et toujours plus de pollutions, de dégradations des milieux naturels, de substances toxiques disséminées partout, d’air chargé en produits cancérogènes, d’océans saturés en plastiques, etc. L’industrie, c’est la destruction du monde.
Nicolas Casaux
P.-S. : Une autre citation de Léon Blum illustre ce qui constitue, à mes yeux, la plus grave erreur de la gauche (erreur qui relève selon toute vraisemblance d’une certaine forme de déni, d’aveuglement volontaire, d’un important conformisme, et qui découle d’un ensemble de croyances correspondant à ce que certains appellent le « mythe du progrès »). La citation provient de la préface que Blum a rédigée pour l’édition française, parue en 1947, du livre L’Ère des organisateurs de James Burnham. La voici :
« Le socialisme admet sans la moindre difficulté et sans la moindre réticence que la conduite d’une production planifiée selon la technique moderne exige une élite de “managers”. Pour que nous nous installions en terrain socialiste, il faut et il suffit que le recrutement de l’élite managériale soit soustrait à toute espèce de favoritisme, de népotisme ou exclusivisme, que les règles de transmission ne soient faussées ni par l’hérédité, ni par la cooptation, en un mot que la sélection se fasse, pour chaque poste et dans chaque génération, sur la seule équité du mérite personnel et de l’utilité sociale. Le socialisme, d’autre part, quoi que M. James Burnham semble parfois en penser, n’a jamais réclamé une rémunération uniforme pour toutes les variétés et toutes les qualités de travail. Il condamnerait les prélèvements privilégiés des managers tout comme la plus-value capitaliste en tant qu’ils viendraient s’ajouter, comme un attribut de puissance, à la rémunération normale ; mais il entend par rémunération normale celle qui correspond à la qualité du travail, à son rendement, à sa valeur collective. Pour que nous nous installions en terrain socialiste, il faut et il suffit que des différenciations normales de rémunération ne soient pas assez tranchées pour léser la masse des travailleurs et aussi pour porter sensiblement atteinte à une règle générale d’égalité dans les conditions, dans le mode de vie, dans les mœurs. Le socialisme convient sans difficulté que la production comporte nécessairement une discipline, et la production moderne plus que toute autre, mais, pour que nous nous installions en terrain socialiste, il faut et il suffit que cette discipline ne repose pas sur l’obéissance hiérarchique, mais sur le consentement volontaire, qui a lui-même pour condition l’intérêt et l’affection apportés par chaque travailleur à l’œuvre commune, et son initiation à tous les problèmes de la gestion, ce qui répond sous une autre forme au sens profond de l’égalité. Si nous supposons ces changements accomplis, les managers ne sont plus que les individus chargés, parce qu’ils en étaient dignes et aussi longtemps qu’on les en juge dignes, d’un office indispensable et primordial ; ils ne constituent plus à aucun degré une classe, une caste sociale. Leur corps ne possède ni les caractères, ni la cohérence, ni la permanence, ni les privilèges de classe. Le résidu capitaliste a été éliminé. Nous sommes en régime socialiste. J’aurais pu résumer en une phrase ce long développement. Pour transformer le régime managérial de M. James Burnham en régime socialiste, ce qui est nécessaire et suffisant est d’y introduire la démocratie. Une fois détruite la propriété privée capitaliste, le jeu libre de la démocratie est nécessaire et suffisant pour extirper les résidus du capitalisme, pour empêcher la constitution d’une propriété capitaliste collective, pour interdire la constitution en classe privilégiée des chefs techniques, pour réserver à la masse des travailleurs sa part légitime dans le contrôle et la gestion des moyens de production, pour assurer à l’ensemble du travail collectif son caractère essentiel d’égalité. »
La pire erreur de l’histoire de la gauche, donc, c’est d’avoir cru et de continuer de croire que les instruments de notre oppression (et de la destruction du monde) — à savoir la « production planifiée selon la technique moderne » pour reprendre la formule de Blum, c’est-à-dire le système industriel et tout ce qu’il implique — pourraient être changés en instruments d’émancipation et de création d’un mode de vie soutenable, réellement démocratique et égalitaire.
Il faut faire montre d’un certain aveuglement, d’un certain déni, pour remarquer que la « production planifiée selon la technique moderne », c’est-à-dire la production industrielle, l’industrialisme, exige « une élite de managers », une importante discipline, tout en affirmant que cette organisation sociotechnique disciplinaire et dirigée par une élite pourrait très bien se passer de toute hiérarchie, être égalitaire, fondée sur « le jeu libre de la démocratie ».
En raison de la complexité et de l’étendue de la division et de la spécialisation du travail qu’il requiert, qui requièrent elles-mêmes un système scolaire complexe et étendu, et donc tout un système social en mesure de concevoir et de mettre en place un tel système éducatif, et tout ce que ça implique, le système de la production moderne (l’industrialisme) implique effectivement l’existence d’une élite dirigeante, une importante discipline, « une société planifiée et centralisée, avec tout l’appareil répressif qui l’accompagne » (Orwell). Soit le contraire du « jeu libre de la démocratie ».
Simone Weil l’avait très justement remarqué : « Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l’asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent ; et sur une telle base, on ne peut qu’organiser et perfectionner l’oppression, mais non pas l’alléger. » C’est pourquoi les apôtres de quelque « planification » (même prétendument « écologique ») sont des défenseurs de l’oppression sociale. Pour paraphraser Panaït Istrati, on pourrait dire que toute « planification » ne profite et ne profitera jamais qu’aux planificateurs.
Simone Weil notait donc que l’humanité ne peut « alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d’autant celui de l’oppression sociale ». Effectivement, si le système industriel, le système de la production selon « la technique moderne », permet d’exonérer les êtres humains – en tout cas un certain nombre d’entre eux – de s’adonner à des tâches quotidiennes immédiatement liées à leur subsistance (cultiver, pêcher, chasser, récolter des plantes, des matériaux, pour confectionner des vêtements ou bâtir nous-mêmes nos habitations, etc.), il implique leur asservissement à (et leur exploitation par) une machinerie sociotechnique inhumaine, impitoyable, écrasante, foncièrement incompatible avec la liberté humaine, la démocratie réelle, l’égalité.
La conclusion de tout ça, c’est que nous ne devrions pas chercher à nous affranchir des tâches liées aux nécessités naturelles, à la subsistance, mais au contraire les accepter, cesser de les percevoir comme d’infâmes contraintes, et nous organiser de manière à les répartir de la manière la plus démocratique, la plus égalitaire possible
Or il ne s’agit pas du tout de ce que souhaite l’essentiel de la gauche contemporaine, qui est complètement acquise à l’industrialisme, qui n’envisage pas un instant de renoncer au système industriel, qui propose même de « réindustrialiser » la France.
Certes, le programme du Front populaire est un pis-aller. Mais celles et ceux qui désirent sérieusement mettre un terme à la destruction du monde et parvenir à former des sociétés réellement démocratiques doivent avoir pour objectif d’affranchir l’humanité du joug du système techno-industriel.
Pour davantage de réflexions sur le sujet, il faut lire l’excellent livre d’Aurélien Berlan, Terre et Liberté — La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, paru en 2021.
Source: Lire l'article complet de Le Partage