Palestine- Les réquisitions de Karim Ahmed Khan, procureur de la CPI : un jugement de Salomon — Djamel LABIDI

Palestine- Les réquisitions de Karim Ahmed Khan, procureur de la CPI : un jugement de Salomon — Djamel LABIDI

Le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Ahmed Khan, a procédé, le 20 mai 2024, à une déclaration de » dépôt de requêtes aux fins de délivrance de mandats d’arrêt concernant la situation dans l’État de Palestine»(1). Il y demande un mandat d’arrêt international, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, à la fois contre Benjamin Netanyahu et son ministre de la défense, et trois dirigeants de Hamas.

Il aura donc «coupé la poire en deux», renvoyant le Hamas et Israël, dos à dos. Ce n’est d’ailleurs même pas tout à fait le cas puisque tous les responsables militaires de l’armée israélienne, dont le chef d’Etat major, directement responsables de crimes de masse, n’ont pas été cités. Karim Khan n’a-t-il pas eu le courage, ou l’audace, de dire, comme l’a fait la Cour internationale de justice, qu’il y a un risque de génocide à Gaza et d’en rendre responsable totalement les autorités israéliennes ?

Et pourtant, malgré tout cela, quelle victoire pour la cause palestinienne ! Même si le Hamas proteste, et il a bien fait de le faire, contre le fait de mettre ainsi sur le même pied agresseur et agressé. C’est un tournant car c’est la première fois qu’Israël est dénoncé par la justice internationale. Jusqu’à présent, il était assuré de l’impunité totale quoi qu’il fasse.

On connait l’histoire du jugement de Salomon. Deux mères se disputaient pour la maternité d’un enfant ; Elles demandèrent à Salomon de juger cette question. Salomon trancha en décidant de partager l’enfant vivant en deux moitiés, une pour chacune des deux mères. La vraie mère alors supplia que l’enfant soit épargné et déclara, pour cela, qu’elle renonçait à lui, l’essentiel étant qu’il vive. Elle prouvait du même coup qu’elle était la vraie mère de l’enfant. Il en est de même pour la décision du procureur de la CPI. Comme dans le jugement de Salomon, cette décision est apparemment injuste : elle renvoie les protagonistes dos à dos, la vraie mère de la Palestine et sa fausse mère. Mais le simple fait de considérer au même niveau Israël et une organisation palestinienne est en soi un grand changement. C’est pourquoi, au final, ce sont les Palestiniens, et avec eux l’immense majorité du monde, qui sont contents de la décision, parce qu’ils veulent avant tout que la Palestine vive, et que la décision du procureur dénonce les crimes d’Israel contre l’humanité, qui menacent l’existence de Gaza. On aura d’ailleurs noté que le procureur de la CPI parle «de situation dans l’Etat de Palestine». On n’a pas, me semble-t-il, assez remarqué l’importance majeure de cette expression. Or, il dit ainsi, de manière juridique que tout ce qui s’est passé, le 7 Octobre comme les massacres de Gaza, l’a été sur le territoire de la Palestine. Étonnant qu’on n’ait pas remarqué cette précision majeure.

D’un mandat d’arrêt à l’autre. La boite de Pandore

Israël et les États-Unis sentent bien, vers quoi va en fait la décision du procureur de la CPI et c’est pourquoi ils la dénoncent avec véhémence.
En même temps, les dirigeants des États-Unis ont bien compris que cette demande de mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens les concernait eux-aussi. En effet, après la réquisition pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité adressée aux dirigeants israéliens, il pourrait s’en suivre, en parfaite logique, leur mise en accusation pour complicité de ces crimes. De plus, cela pourrait faire boule de neige : ils voient, dès lors, avec inquiétude s’ouvrir la boite de Pandore de tous les crimes étasuniens, avec désormais la possibilité d’accusations en cascade pour crimes contre l’humanité, concernant les crimes récents, ceux de ces dernières décennies, en Yougoslavie, en Irak, en Lybie, en Afghanistan etc..

Les dirigeants, en Occident, n’étaient pas inquiets de la justice internationale tant qu’ils étaient à la fois juge et partie. Et voilà qu’elle leur échappe. Comme quoi, tout pas vers la constitution d’un droit international, même s’il a été entaché au départ de calculs, est à terme, par sa dynamique même, dangereux, et intolérable pour les pays qui ont cru pouvoir l’instrumentaliser.

Karim Khan , le procureur de la CPI avait émis, à partir d’ accusations bien brumeuses et inédites d’enlèvements d’enfants, un mandat d’arrêt international contre Vladimir Poutine. Qui aurait dit que la désignation de Khan, comme Procureur de la CPI, allait se retourner contre ceux qui avaient applaudi alors à tout rompre à cette décision et qui fulminent contre lui, maintenant que sa décision concerne Israël. Il paraitrait que c’est même Israël qui avait soutenu la nomination de Karim Khan à son poste actuel. On cherche, en Occident, désormais à le déconsidérer. Les médias de propagande fouillent fiévreusement dans son passé pour y découvrir des failles, des taches à sa réputation. Il aurait, parait-il, s’exclament-ils horrifiés, été l’avocat de Kadhafi, en son temps. Karim Khan subi des pressions intenses, des menaces de l’Establishment étasunien. Des sénateurs républicains étasuniens (2) sont allés jusqu’à le menacer par écrit, au grand jour, de sanctions contre sa famille. Des méthodes de gangster. Ils n’ont pas craint de donner ce spectacle du Congrès. Cela en dit long sur l’état de la démocratie aux États-Unis. C’est terriblement inquiétant de voir ainsi qui dirige le monde occidental.

On entend, aujourd’hui, des responsables étasuniens, déclarer que la CPI, par la décision de son procureur, a porté atteinte à sa propre crédibilité. Cette accusation est portée, au moment même, précisément, où la CPI a voulu, au contraire, la retrouver en abandonnant la culture occidentale du «deux poids deux mesures». On peut même estimer que Karim Khan, sort grandi, et avec lui la justice internationale, de cet épisode si, bien sûr, sa détermination reste intacte. Mais cela semble être déjà le cas. Le 21 mai, Karim Ahmed Khan, révélait, dans une interview à la chaine étasunienne CNN, qu’un haut dirigeant étasunien, lui a téléphoné et lui a dit » que la CPI est faite pour l’Afrique et pour des voyous comme Poutine» (3) et non pour l’Occident. Les menaces ne font dès lors que renforcer sa détermination A ce courage moral, le procureur de la CPI, ajoute un courage physique évident, vu la dangerosité de ces ennemis, désormais déclarés.

Un intellectuel juif disait, avec cynisme, au début des bombardements de Gaza, qu’Israël a l’habitude de l’isolement, «qu’il ne l’impressionne guère et que l’essentiel est qu’il ait à ses côtés la puissance des États-Unis» (4). Il semble que cela ne suffise plus. Le Secrétaire d’Etat Blinken, à court d’arguments, a cru pouvoir affirmer que «la décision extrêmement malavisée prise hier par le procureur de la CPI – l’équivalence honteuse entre le Hamas et les dirigeants d’Israël –, ne fait que compliquer les perspectives de conclure» un accord de cessez-le-feu en Palestine (5). Il faut oser… D’ailleurs son audition devant la commission des affaires étrangères du Sénat a été perturbée à plusieurs reprises par des manifestants contre la guerre à Gaza, qui ont crié : « Boucher » ou « Blinken est un criminel de guerre ». (5)

Ils peuvent tuer parce que…ils sont des démocrates

En Occident, les gardiens des «valeurs occidentales», hommes politiques, partis et médias, déclarent à présent, à tue-tête, à propos des réquisitions de la CPI contre Israël, qu’on ne peut «mettre sur le même plan une organisation terroriste et un Etat démocratique». Ne nous disent-ils pas, de cette façon, qu’il n’y a que les États dits démocratiques qui ont le droit de se livrer à des massacres de population, de s’adonner à des crimes de guerre, à des crimes contre l’humanité, au génocide. Et comme raisons à ce droit qu’ils se donnent, ils nous disent «que les dirigeants des États démocratiques ont été élus». S’aperçoivent-ils de l’énormité de ce qu’ils disent ? Et quel aveu ! Quelle condamnation, par eux-mêmes, d’une telle démocratie. L’Occidentalisme à force de se tromper, de se chercher une logique, de courir après ses marques perdues, s’enferre de plus en plus dans une incohérence stupéfiante.

On le voit, cette décision du procureur du CPI est un coup de tonnerre dans les relations internationales. Autant la décision qu’il avait prise contre le président de la Fédération de Russie était tombée à plat puisqu’elle paraissait confirmer la subordination de la CPI aux intérêts occidentaux, autant celle-ci apparait comme un tournant et soulève intérêt et passions. C’est sans précédent. Cela révèle, par une porte inattendue, un changement significatif dans les relations internationales. Ce changement n’est pas arrivé par un acte militaire, une défaite ou une victoire militaires, mais par un acte de Droit. Le martyr de Gaza s’est retrouvé, dans le confluent historique actuel, au cœur de la problématique d’un monde multipolaire. Par leurs sacrifices opiniâtres, les Palestiniens sont allés au cœur de la question palestinienne, en tant que revendication de l’égalité entre les nations, de l’équivalence des droits et des vies humaines. Ils ont obligé le monde entier à regarder sans détourner la tête, en même temps que leur martyr, ces questions et à les résoudre. C’est cette pression énorme, portée et amplifiée par l’opinion publique mondiale, qui s’est exercée sur la Cour pénale internationale, qu’il lui fut impossible d’esquiver. Un petit pas pour la CPI mais un grand pas pour l’humanité.


(1)https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-kc-depot-de-requetes-aux-fins-de-delivrance
(2) https://investigaction.net/les-republicains-menacent-le-procureur-de-la-cpi-en-raison-de-possibles-mandats-darret-contre-israel/
(3) https://www.youtube.com/watch?v=6BquEw4kNNE
(4) 24 Octobre 2023, Arno Klrasfeld sur la chaine d’information LCI
(5) AFP et Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/210524/gaza-une-treve-toujours-possible-mais-rendue-compliquee-par-le-procureur-de-la-cpi-juge-blinken

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À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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