Compte-rendu de «Nous sortirons de nos cuisines»

Compte-rendu de «Nous sortirons de nos cuisines»

Dans le balado Nous sortirons de nos cuisines, la réalisatrice Jenny Cartwright nous plonge dans les coulisses de la première troupe de théâtre féministe au Québec, le Théâtre des Cuisines, théâtre toujours vivant sous la direction de sa cofondatrice Véronique O’Leary. Les quatre heures (quatre épisodes présentés comme des actes) sont passionnantes, émouvantes, portées par la narration d’Elkahna Talbi.
 
Précédemment, la documentariste nous avait proposé une autre incursion dans le féminisme radical des années 1970 avec Debouttes !, sur la prise d’assaut du banc des jurés par sept militantes du Front de libération des femmes (FLF), le 1er mars 1971. La loi stipulait alors que seuls les hommes aisés pouvaient faire partir d’un jury.
 
Le Théâtre des Cuisines

Le Théâtre des Cuisines fut initié en décembre 1973 par la comédienne Véronique O’Leary, membre du FLF (1969-1971) et du Centre des femmes (1972-1975), en pleine lutte du droit à l’avortement pour créer leur première pièce : Nous aurons les enfants que nous voulons.

Ce théâtre de propagande (« au sens étymologique de propager, de répandre une idée », lit-on dans l’une des notes de leur Manifeste), où le message prime sur « l’esthétisme », revendique une langue populaire qui traduit leur préoccupations.
 
O’Leary a étudié à l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg et chez Jacques Lecoq à Paris. Dès son retour au Québec à l’automne 1969, elle participe au Théâtre radical québécois (TRQ) qui a compté parmi ses réalisations, un spectacle contre la spéculation foncière dans le quartier Milton-Park, un Hamlet de William Shakespeare sur les jeux de pouvoir « des partis bourgeois », une participation à un spectacle de solidarité pour le militant felquiste emprisonné Pierre-Paul Geoffroy et une autre en appui aux grévistes de la compagnie Squibb.
 
Au Théâtre de Quat’sous en 1969, est présentée l’une des premières œuvres scéniques explicitement féministe, Bien à Moi (Marquise) de Marie Savard avec la regretté Dyne Mousso. En 1974, le Grand Cirque Ordinaire présenté une création entièrement féminine, Un prince, mon jour viendra, « loin du regard des gars », orchestrée par Suzanne Garceau, Paule Baillargeon et Luce Guilbeault.
 
Les militantes du Théâtre des Cuisines veulent parler aux femmes de leurs problèmes spécifiques pour faire cesser l’oppression. Leur nom vient d’une autre troupe du courant du jeune théâtre et de la création collective, apparue la même année, Le Théâtre d’la Shop (Firestone ou la lutte continue). Car la « shop des femmes », ce sont leurs cuisines.  
 
« Ni pape, ni juge, ni médecin, ni conjoint, c’est aux femmes de décider ! »
 
Le premier épisode de Nous sortirons de nos cuisines revient sur le contexte bouillonnant de l’époque entourant la première création collective du Théâtre des Cuisines, Nous aurons les enfants que nous voulons, pièce sur le droit à l’avortement et la contraception, créée pour le « le premier gros » 8 mars (Journée internationale des femmes) 1974 dans le sous-sol de l’église Saint-Édouard à Montréal devant près de 3000 personnes. Le thème de la soirée: « Ménagères et travailleuses, un même combat ». Des huit militantes du Théâtre des Cuisine, six n’avait jamais fait de théâtre avec cet événement.
 
La fin de la décennie précédente en est une « d’années volcans » selon la réalisatrice Jenny Cartwright. Le Théâtre des Cuisines démontre que « le privé est politique »; les révolutions sociales s’enchaînent à travers le globe. Seulement en 1969, comme l’évoque le balado, 141 grèves éclatent au Québec.
 
En 1973, année de création du Théâtre des Cuisines, le médecin Henry Morgentaler aurait pratiqué environ 5 000 avortements illégaux. Véronique O’Leary s’implique activement au Centre des Femmes (qui sera victime de deux perquisitions) qui référait des femmes du Québec et d’ailleurs pour des avortements médicaux.
 
Ce premier acte est accompagné des chansons Le Début d’un temps nouveau de Renée Claude. Non tu n’as pas de nom d’Anne Sylvestre par la voix de Pauline Julien. Nous entendons trois collaboratrices de Nous aurons les enfants, Véronique O’Leary, Carole Fréchette et Solange Collin, ainsi des extraits du texte lus par Marjolaine Beauchamp, Vanessa Landry, Jelena Djukic, Magali Saint-Vincent et Lesly Vélasquez.

Un moment fort émouvant de l’heure demeure celui où O’Leary chante quelques mots de la chanson C’est à nous de décider qui terminait Nous aurons les enfants que nous voulons alors que les actrices lèvent haut une longue banderole.   
 
Distribué dans une brochure du Centre des femmes, le texte de cette création « au didactisme émouvant » est maintenant publié aux Éditions de la Pleine Lune, accompagné d’images du spectacle, d’une préface de Louise Desmarais (autrice de La Bataille de l’avortement, chronique québécoise), du Manifeste du Théâtre des Cuisines, celui du Comité de lutte pour l’avortement et la contraception libres et gratuits, dont un texte de Véronique O’Leary sur la création du premier théâtre féministe québécois.
 
Lors de l’événement Poèmes et chants de la résistance 3, Judith Germain (de Nous aurons les enfants) et Solange Tremblay livrent une prestation sentie de Chus Ménagère et Debout les femmes, hymne entendu dans leur deuxième création.

Môman et salaire ménager

« Le travail invisible » au service de la société capitaliste, est le thème de Môman travaille pas, a trop d’ouvrage (1975), pièce la plus connue (et la plus forte des trois premières pour Carole Fréchette et Véronique O’Leary) et sujet du deuxième épisode de Nous sortions de nos cuisines, avec les mêmes intervenantes.
 
Conjuguant l’analyse marxiste et les réalités féministes, l’œuvre s’attaque à un « point de friction » pour les féminismes, soit la pertinence ou non de rémunérer le travail domestique. Sur scène, les ménagères font la grève, ce qui entraîne un procès et une désorganisation socio-économique majeure. « Tout cela avec humour et tendresse… car joyeusement revendicatrices, elles prouvent l’importance majeure de leur travail », révèle Véronique O’Leary.
 
Les divisions mortifères racontées ici, où rarement la gauche a exposé avec autant de franchise ses divergences, témoignent d’une franchise salutaire.

La troupe propose deux conclusions à la pièce pour illustrer l’absence de consensus sur l’enjeu du salaire au travail ménager.
 
L’épisode ose aborder « l’embrigadement moral et idéologique » du marxisme-léninisme, sujet quasi-tabou dans l’historiographie québécoise. Le Théâtre EUH!, troupe radicale de cette mouvance, accuse même les féministes d’être des  « ennemies du peuple ».

Véronique O’Leary quitte pour la Gaspésie. Le groupe cesse peu à peu ses activités.
 
Soulignons la judicieuse recherche musicale de Cartwright et de Sébastien Desrosiers (et Félix B. Desfossé pour le dernier épisode) avec l’inclusion de L’Appel du Kominterm, chant révolutionnaire communiste, ici par la Ligue marxiste-léniniste du Canada.  
 
Dans Hobo-Québec, revue de la contreculture des années 1970, Yolande Villemaire écrivait à l’automne 1975 : « Le Théâtre des Cuisines (le pluriel importe) fait passer la femme-victime au statut de femme-exploitée. Nuance d’un cran qui change tout. »
 
Communauté vs individualisme

La décennie 1980 s’amorce avec la déconvenue d’idéaux des années antérieures. « Un vent de conservatisme souffle sur l’occident ». Au Québec, à l’aube du premier référendum, le clan du NON mobilise avec les Yvette les femmes comme aucun mouvement « n’avait réussi à le faire auparavant », selon un extrait de Radio-Canada.
 
Créée le 10 mai 1980 dix jours avant le référendum, la troisième production du Théâtre des Cuisines, As-tu vu ? Les Maisons s’emportent !, aborde l’intimité du couple, la charge mentale. Carole Fréchette s’absente quelques mois. S’ajoute l’une des participantes au projet pour ce troisième épisode de Nous sortirons de nos cuisines, Johanne Doré.
 
L’œuvre théâtrale à la structure plus éclatée que les deux précédentes explore notamment les réalités lesbiennes (toujours peu visibles sur nos scènes en 2024).
 
Un sentiment de désillusion est perceptible surtout dans les propos de Solange Collin qui « n’avait gardé aucun souvenir de la pièce »  (« un blanc symptomatique », en écho aux désenchantements de cette période) avant sa récente relecture.

Publié aux éditions du remue-ménage (comme Môman en 1976), le texte de la pièce est accompagné d’autres écrits où les membres du Théâtre des Cuisines expriment ouvertement leurs désaccords, les difficultés d’assumer « un leadership non-autoritaire », les tensions entourant la présence du vécu lesbien dans les luttes féministes (et même dans As-tu vu?).
 
Soulignons une conception sonore des plus attrayantes, d’inspiration new wave avec trois groupes électro-pop Kaméléon (Microcosme), Champagne (Ne mourrez pas) et Wondeur Brass (Comptines pour Mademoiselle).
 
Des passages de la troisième création de la troupe sont incarnés par Marjolaine Beauchamp, Louise Bombardier, Vanessa Landry, Naïla Louidort et Mireille Métellus.
 
Continuité

Le dernier épisode (qui évoque des accomplissements plus personnels et méconnus du Théâtre des Cuisine), s’intitulé Épilogue : on a réussi, mais on n’a pas fini (citation de Solange Collin). Il s’amorce avec Carole Fréchette qui raconte sa transition du militantisme vers son parcours d’autrice dramatiques qui comporte des œuvres fortes et personnelles comme Les Quatre morts de Marie et Ismène.
 
Véronique O’Leary revient dans la métropole en 1983.
 
Encore ébranlée, Solange Collin qualifie « d’uppercut » le refus d’un court spectacle lors de la soirée Rose tango organisée par le magazine La Vie en rose pour le 8 mars 1984. Pour Véronique O’Leary, « il osait parler des divisions chez les féministes, avec douceur, humour et musique. La Vie en rose ne l’a pas supporté. »
 
Dans l’ouvrage collectif Femmes-scandales 1965-1985, Véronique O’Leary avait déjà parlé de ce rejet. « Notre version et celle d’autres féministes de divers milieux présentes à l’audition : censure politique. »
 
La lecture de la pièce Les Fées ont soif de Denise Boucher (en plein séjour du pape Jean-Paul II en 1984) par le Théâtre des Cuisines avec Luce Guilbeault, Pauline Julien et Katherine Mousseau reste toujours aussi percutant, tout comme l’interprétation du classique Une sorcière comme les autres d’Anne Sylvestre par Pauline Julien.
 
À la demande d’un groupe d’Amnistie Internationale de l’Université de Montréal (1985), Véronique O’Leary écrit en solo Femmes de parole bâillonnées sur les femmes prisonnières à travers le monde. Elle le dédie à sa défunte amie Suzanne Bernard, prisonnière politique en 1970 en Équateur et autrice de Quand les Vautours. À partir de rencontre avec des réfugiées d’Haïti et du Salvador, O’Leary joue cette pièce en compagnie de Carmelle Lecompte et Magalie Marcelin (elle-même réfugiée haïtienne).
 
Solange Collin quitte la troupe après les représentations de sa pièce Si je n’étais pas partie… Alexandra David-Néel (1990).
 
Véronique O’Leary part vivre  dans le Bas-du-Fleuve après la tragédie de Polytechnique, y reprend en charge le Théâtre des Cuisines et perfectionne sa passion pour l’art du clown. « Ce fut un choc de voir la puissance de l’aliénation qui passe par le corps », m’avaitt-elle confié dans le recueil La Scène québécoise au féminin.
 
La captation radiophonique d’une scène du solo tragi-clownesque Trompe-la-peur blues (sur la violence faite aux femmes et aux enfants) écrit et joué O’Leary (dans mise en scène de Suzanne Boisvert) nous laisse espérer d’autres traces de cette création. Le défunt journaliste Jacques Larue-Langlois a louangé « son talent inouï qui confère au spectacle un rythme naturel qui en fait un show unique, original et très émouvant. »
 
Malgré les « cassures et les dissensions par moments insolubles » de l’histoire du féminisme, l’héritage du Théâtre des Cuisines demeure inestimable pour Jenny Cartwight. Malgré des avancées notables, le droit à l’avortement demeure menacé, l’iniquité salariale perdure dans certains milieux, tout comme les violences faites aux femmes qui ne diminue pas même nous en parlons davantage publiquement.

Cependant, le balado peut laisser croire que le Théâtre des Cuisines n’existe plus, alors qu’il demeure toujours actif sous la gouverne de Véronique O’Leary.

À part son travail de créatrice, depuis 1991, elle a été et est encore personne-ressource dans la région comme formatrice : elle prépare de nombreux jeunes de la région à entrer dans les écoles de théâtre. Dans sa communauté, elle offre des ateliers de théâtre, de clown et de qi gong, « un outil de base qui s’adresse à tout le monde pour vivre plus heureux-euses ».    

Ses autres réalisations comprennent notamment les créations collectives Les Décrocheurs de rêves avec des jeunes en voie de «raccrochage scolaire et social » à Rimouski (2000) et Debout sur la terre pour la Marche mondiale des femmes (2010) avec des participantes des ateliers du Théâtre des Cuisines, Ni clownes ni femmes (2015), sans oublier d’autres participations à des événements communautaires.

Depuis 2017, Véronique O’Leary explore l’univers de Raymond Devos, « grand humaniste, de la trempe de Charlie Chaplin, Boris Vian, Jacques Prévert ». Elle présente Devos à vous, création théâtrale de textes de l’humoriste français, à Rimouski, Montréal et même en France en soutien au mouvement populaire des Gilets jaunes en 2019. Une reprise est en préparation pour ce spectacle, qui aux dires de son instigatrice, « nourrit la conscience de la folie du monde par la réflexion et le rire … dans ces temps si difficile ».

Toujours pertinent

Récemment, j’ai assisté à la salle Fred-Barry à la production Explosion de la compagnie PLEURER DANS’DOUCHE, animée par Josiane Dulong-Savignac, Geneviève Labelle et  Mélodie Noël Rousseau. La proposition queer et féministe brassait la cage avec ses caricatures d’hommes machos, sa dénonciation du patriarcat, sa conception sonore qui déménage, en plus d’émouvoir, notamment lors de scènes plus intimistes.
 
J’ai ressenti une parenté avec le Théâtre des Cuisines pour qui « la transformation du monde ne saurait se faire sans la parole, le regard et les actions des femmes ».
 
Document audio essentiel Nous sortirons de nos cuisines de Jenny Cartwright rejoint la philosophie d’un des titres de l’édition complète de Québécoises deboutte !, colligée par Louise Toupin et Véronique O’Leary : « Pour ne pas toujours recommencer à zéro ».
 
Pour écouter ces quatre heures :
https://www.jennycartwright.net/nous-sortirons-de-nos-cuisines

Pour plus d’information :
https://theatredescuisines.org/
(Une mise à jour est en préparation)

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de L'aut'journal

À propos de l'auteur L'aut'journal

« Informer c’est mordre à l’os tant qu’il y reste de quoi ronger, renoncer à la béatitude et lutter. C’est croire que le monde peut changer. » (Jacques Guay)L’aut’journal est un journal indépendant, indépendantiste et progressiste, fondé en 1984. La version sur support papier est publiée à chaque mois à 20 000 exemplaires et distribuée sur l’ensemble du territoire québécois. L'aut'journal au-jour-le-jour est en ligne depuis le 11 juin 2007.Le directeur-fondateur et rédacteur-en-chef de l’aut’journal est Pierre Dubuc.L’indépendance de l’aut’journal est assurée par un financement qui repose essentiellement sur les contributions de ses lectrices et ses lecteurs. Il ne bénéficie d’aucune subvention gouvernementale et ne recourt pas à la publicité commerciale.Les collaboratrices et les collaborateurs réguliers des versions Internet et papier de l’aut’journal ne touchent aucune rémunération pour leurs écrits.L’aut’journal est publié par les Éditions du Renouveau québécois, un organisme sans but lucratif (OSBL), incorporé selon la troisième partie de la Loi des compagnies.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You