Traduction d’un article de Kathleen Stock, initialement publié en anglais le 12 mars 2014 sur UnHerd.
Dans son nouveau livre, la célèbre universitaire voit des ennemis partout.
Vous est-il arrivé de vous inquiéter de voir des médecins prescrire des médicaments stérilisants à des adolescent·es en bonne santé ? Êtes-vous dérangée par le fait que des hommes violeurs soient incarcérés avec des femmes détenues, ou que n’importe quel homme soit autorisé à pénétrer dans les vestiaires des femmes dès lors qu’il prétend en être une ? Ressentez-vous de l’agacement devant le spectacle de ces hommes musculeux qui battent des records dans les catégories sportives réservées aux femmes ? Allons ! Peut-être feriez-vous mieux d’admettre ce qui vous effraie vraiment. Judith Butler, la gourou des études de genre la plus célèbre au monde veut entrer dans votre tête, et elle est prête à laisser tomber sa prose amphigourique pour ce faire. La somme de ses efforts, Who’s Afraid of Gender (Qui a peur du genre ?), paraît cette semaine en librairie.
Cela faisait longtemps que Butler n’avait pas consacré un livre entier à ses réflexions sur le genre. Certaines choses ont changé entre-temps, notamment ses pronoms (elle va maintenant par « iel », mais dans sa grande générosité, elle tolère l’ancienne désignation) et la longueur de ses phrases, qui ne s’étendent plus sur des longueurs épiques de plusieurs pages — pour l’instant du moins. Mais en dépit des ambitions marketing apparemment grand public de son nouveau livre, de vieilles habitudes persistent.
Très peu pour elle le vulgaire labeur consistant à passer en revue les arguments adverses, à présenter des preuves non partisanes et à exposer patiemment les lacunes et les contradictions internes des discours que l’on critique avec une élégance polie, mais destructrice. Dans la longue introduction du livre, elle nous dit qu’elle pourrait « évidemment présenter de bons arguments afin d’expliquer pourquoi il est faux de considérer le genre de telle manière, ce qui d’ailleurs pourrait s’avérer utile aux éducateur·ices et aux décideurs·es politiques » ; car « en tant qu’éducatrice » elle-même, elle [oups, ielle] serait tentée « d’essayer d’exposer et de percer à jour cette caricature incendiaire du genre par le biais d’un exercice intellectuel ». Malheureusement, elle ne s’embarrassera pas le moins du monde de ce genre de choses. Au lieu de cela, elle préfère donner aux gens ce que nul ne lui demandait vraiment : une déconstruction des « éléments syntaxiques » du « mouvement anti-genre », compris comme une « scène fantasmatique » selon la « formulation théorique de Jean Laplanche ».
Traduit en langage ordinaire, cela signifie que Butler propose d’allonger les anti-genres sur le divan du psy. Son incapacité à définir clairement ce qu’elle entend par « genre » dans la préparation de son accusation ne semble pas la déranger le moins du monde. Sa définition la plus aboutie consiste à dire qu’il s’agit d’un « sentiment ressenti du corps, dans ses surfaces et ses profondeurs, un sentiment vécu d’être un corps dans le monde à sa manière propre » [in this way, littéralement « de cette manière », ce qui ne veut encore moins rien dire]. Mais à quoi bon perdre du temps sur de menus détails : si vous êtes contre le genre (quoi que cela signifie exactement), vous êtes très probablement un·e raciste patriarcal·e, un·e nationaliste chrétien·ne cinglé·e, et probablement aussi un·e homosexuel·le refoulé·e. N’oubliez pas qu’elle sonde votre inconscient et qu’elle vous comprend mieux que vous-même.
Ou peut-être (et c’est là son diagnostic le plus clément) êtes-vous simplement un·e imbécile, crédule et naïf·ve ayant trouvé un palliatif psychique aux craintes rationnelles du changement climatique et du néolibéralisme dans la panique morale du mariage gay et des drag queen qui lisent des contes dans les bibliothèques. Vous vous laissez ainsi manipuler par la rhétorique réactionnaire de divers nuisibles comme Orbán, Trump, Bolsonaro, plusieurs papes, mais aussi, hum, J.K. Rowling, Holly Lawford-Smith et Kathleen Stock. […]
Si l’autrice feint parfois une bienveillante curiosité à l’égard de certaines de ses cibles, cela ne dure jamais bien longtemps. Par exemple, on trouve cette affirmation au sujet des féministes critiques du genre qui commence par « En toute sincérité » et qui finit, à peine une ou deux virgules plus loin, par invoquer leurs prétendues affinités pour des « politiques fascistes ». Toutes les objections qu’elle formule à l’encontre de ses opposant·es impliquent un soupçon de corruption morale et/ou de stupidité. Bien sûr, le fait de caricaturer ses ennemi·es intellectuel·les en les faisant passer pour des personnages de dessins animés est une tactique notoire du militantisme trans contemporain ; néanmoins, il est choquant de voir une académicienne aussi réputée employer un procédé aussi grossier.
Il est également stupéfiant de constater combien certaines des idées présentées sont éculées. Les écrits de Butler, à son apogée, faisaient au moins preuve d’un peu de panache et d’originalité, à condition que l’on parvienne à les analyser. [Ndt : Hein ? Non. L’originalité de ses écrits consistait en leur nébulosité, le fait de dire tout et son contraire, et donc n’importe quoi. Le panache de Butler est proportionnel à l’immaturité intellectuelle de ceux et celles qui la lisent. Plus vous êtes ignorants et novices, plus vous êtes impressionnables. Cela fonctionne aussi si vous êtes narcissiques et creux.] Dans ce livre, Butler semble sous l’emprise des tropes classiques du militantisme trans, ce qui l’amène à tenir des propos aussi profonds qu’une vidéo TikTok. Elle va même jusqu’à citer Pink News comme source. Si vous avez déjà passé un peu de temps à fréquenter [en ligne] la soi-disant « communauté queer » ces dix dernières années, vous aurez déjà lu de nombreux points de discussion du livre.
Alors qu’elle soulignait jadis la fluidité et l’impermanence de l’expression de l’identité de genre – avec une insistance admirable – elle exhorte aujourd’hui à « l’affirmation » et à la reconnaissance de « la réalité des vies trans ». Le chapitre sur les prétendues TERF britanniques est un recueil de calomnies glanées en ligne auprès d’adolescent·es sur leurs mères critiques du genre : ce ne sont pas de vraies féministes ; ce sont en réalité des racistes obsédées par l’ idéal blanc de la féminité ; elles sont du côté du « colonialisme et de l’empire » ; elles répandent des « peurs infondées » à propos des femmes trans vulnérables, et ainsi de suite.
Elle sélectionne soigneusement ses preuves, souvent issues de sources biaisées. Elle ne cherche pas sérieusement à examiner les preuves d’erreurs médicales commises sur des enfants et des adolescent·es au nom de « l’affirmation », de plus en plus nombreuses, en provenance des hôpitaux et des lanceurs et lanceuses d’alertes ; ni le nombre croissant d’agressions commises par des hommes sur des femmes et des filles en conséquence de l’auto-identification, ni la démoralisation des athlètes féminines déclassées, pas plus que la douleur physique et psychologique des personnes ayant détransitionné. (Sur ce dernier point, elle affirme que « les taux de regret pour les personnes de tous âges sont très faibles » en se basant sur une seule étude de 2021, qui a été fortement critiquée depuis). À l’instar des profils Twitter ayant pour photo un personnage d’anime japonais, Butler emploie la moisissure argumentative consistant à changer de sujet : vous dites que vous voulez mettre fin aux violences contre les femmes détenues ?! Mais pourquoi ne vous préoccupez-vous pas des gardiens de prison qui les violent ? (Ahem… nous nous en soucions.) Butler suggère que toutes ces choses ne se produisent pas vraiment ; et que le cas échéant, il ne s’agirait somme toute de rien de très important. [Ndt : La Grande Cause de l’affirmation des hommes transidentifiés vaut bien quelques viols de femmes, de toute façon, elles seront violées quand même, alors un peu plus ou un peu moins… Cet argument prolifère encore sur Twitter.]
De même, Butler prétend que j’apporte personnellement de la « toxicité » et de la « cruauté » dans le débat quand je persiste à dire qu’un homme qui déclare être une femme n’est pas une femme. « Imaginez que vous soyez juive et que quelqu’un vous dise que vous ne l’êtes pas. Imaginez que vous soyez lesbienne et que quelqu’un vous rigole au nez en vous disant que vous êtes confuse, que vous êtes en réalité hétérosexuelle. » Comme l’a souligné une de mes amies juives en riant, après que je lui ai parlé de ce passage, il y a des juifs qui passent toute leur vie à décréter que certains prétendants ne sont pas vraiment juifs. Et il en va tristement de même pour les lesbiennes, je suis bien placée pour le savoir. Mais dans les élucubrations histrioniques de Butler, ne pas affirmer les revendications [trans]identitaires de quelqu’un d’autre est apparemment plus traumatisant que tout ce qu’un chirurgien pourrait faire à une adolescente transidentifiée confuse et malheureuse, ou plus traumatisant que tout ce qu’un violeur transidentifié pourrait faire à une détenue déjà traumatisée.
Butler prétend également que les critiques de ses travaux précédents ont mal interprété la nature de la construction sociale, et qu’elle pense que le sexe biologique est « réel » (du moins, en quelque sorte), même s’il est également « muable ». J’ai déjà passé suffisamment de temps à travailler dans les champs arides du milieu universitaire pour tenter de donner un sens aux écrits contradictoires de Butler, je laisse donc à d’autres le soin de décider qui a raison. Je préfère m’orienter vers une question plus intéressante et rendue tout à fait légitime par le précédent qu’elle instaure elle-même. Qu’est-il arrivé à Butler, psychanalytiquement parlant, pour qu’elle ait produit un livre aussi mauvais ? De quoi donc a‑t-elle si peur ?
Étant donné leur instabilité notoire, une réponse plausible serait : les militants trans ; ce que viendrait étayer la remarque pénitente que Butler formule au sujet de ses opinions antérieures sur le genre, qui se seraient avérées « discutables à plusieurs égards, en particulier à la lumière des critiques trans et matérialistes ». Après tout, si dans votre propre discipline académique, publier des calomnies en riposte à des dommages non quantifiables causés à une communauté largement imaginaire est considéré comme méthodologiquement recevable, tôt ou tard, une grande dame comme Butler sera condamnée à être elle-même victime d’une telle pratique. Plus vous êtes vénérable, plus il y a de chances que de jeunes prétendant·es cherchent à s’emparer de votre trône. Et ils disposent d’outils effrayants pour ce faire. À sa place, moi aussi j’aurais peur.
Mais je soupçonne qu’il y a ici une peur plus profonde à l’œuvre, et un désir inconscient de sublimer sa culpabilité. (N’est-ce pas agaçant, professeur·e Butler ?) Le niveau de projection dans ce livre — c’est-à-dire d’attribution à autrui de caractéristiques non reconnues de son propre comportement, au sens freudien et jungien du terme – est stratosphérique. Butler voit des censeurs autoritaires et des ennemis de la pensée critique partout, mais échoue manifestement à repérer ceux qui se tiennent à ses côtés.
Elle soutient que dans le mouvement anti-genre, il y a une haine de la discussion rationnelle. Dire que le genre est une idéologie serait en soi « une démarche idéologique par excellence ». Tandis que les études de genre — les études de genre, nom de nom ! — sont apparemment un « domaine diversifié, marqué par un débat interne », ses ennemis refusent de « lire les textes auxquels ils s’opposent — ou d’apprendre comment les lire au mieux », et ils « ne s’astreignent pas à des normes de cohérence ou de consistance ». [Ndt : imaginez un ayatollah, un curé ou un rabbin vous parler d’« études bibliques » et vous accuser de mauvaise foi pour ne pas vouloir étudier leurs textes sacrés respectifs en employant une démarche rigoureusement scientifique ; nous lisons les textes des idéologues queer et trans et les commentons scrupuleusement et longuement ; et que c’est l’hôpital qui se fout de la charité ; on n’a jamais vu des gens aussi peu s’astreindre à des normes de cohérence ou de consistance que les théoriciens queer et trans.] Il est apparemment impossible de convaincre les tenants du mouvement anti-genre « avec de bons arguments, parce qu’ils ont peur que leur lecture n’induise en eux un état de confusion ou ne les mette en contact direct avec le diable ». Pour quiconque a déjà été désinvitée et censurée à la suite de plaintes de militants trans, ou soumise à des mesures disciplinaires, voire pire, en raison d’opinions critiques du genre, ou simplement pour quiconque a éprouvé des difficultés ne serait-ce qu’à lire une des phrases de Butler, le livre devrait être assorti d’un avertissement sanitaire.
Néanmoins, reconnaissons la véracité de l’une des observations de Butler, lorsqu’elle dit que les critiques du militantisme trans sont de plus en plus intolérants et « illibéraux ». L’émotion dominante qu’elle leur attribue est la peur, mais une description plus précise serait plutôt la fureur. Il est évident que de plus en plus de gens à travers le monde éprouvent de la colère face à la mégalomanie et au narcissisme hors-sol des universitaires de son acabit : des penseurs théoriques indifférents aux ravages causés dans le monde réel par leurs idées insanes et leur langage indéchiffrable, et qui accusent tous leurs objecteurs d’être des personnes mal intentionnées ou profondément confuses, sans aucun égard pour leurs arguments. Butler a raison de craindre les menaces croissantes qui pèsent sur les personnes LGBT et les femmes dans le monde entier, mais elle échoue à remarquer son rôle considérable dans l’étiologie du problème. Personnellement, je ne suis pas du tout effrayée par le genre — basiquement compris comme une expression sexuelle et corporelle — mais je suis très effrayée par ce que Judith Butler en a fait.
Kathleen Stock
Traduction : Audrey A.
Pour aller plus loin :
L’extraordinaire pensée de sa majesté Judith Butler (par Nicolas Casaux)
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