Les tortionnaires étasuniens d’Irak, élèves des militaires colonialistes français de la guerre d’Algérie — Henri ALLEG

Les tortionnaires étasuniens d’Irak, élèves des militaires colonialistes français de la guerre d’Algérie — Henri ALLEG

Interview d’Henri ALLEG par Néstor KOHAN et Rémy HERRERA
réalisée à Serpa (Portugal) le 26 septembre 2004

– inédit en français –

Henri Alleg (Harry Salem, né à Londres en 1921, mort à Paris en 2013), journaliste et auteur de nombreux ouvrages – dont La Question, livre paru en 1958 et immédiatement censuré, car dénonçant la torture durant la guerre d’Algérie –, a été directeur du journal Alger Républicain, l’une des voix qui appuyèrent les luttes du peuple algérien pour son indépendance nationale et sa transition socialiste.

Question de Néstor Kohan et Rémy Herrera : Les photographies de tortures infligées par les militaires étasuniens à des prisonniers irakiens à Abou Ghraib ont récemment [à l’époque : 2004] parcouru le monde. Un scandale similaire a eu lieu sur la base militaire de Guantánamo que les États-Unis occupent à Cuba. Les militaires français de la guerre d’Algérie ont-ils été les maîtres de ces tortionnaires étasuniens d’Irak ?

Réponse d’Henri Alleg : Oui. Les colonialistes français ont véritablement été des professeurs de torture tant en Amérique latine [au temps des dictatures néofascistes, N.K. & R.H.] qu’en Afrique du Sud [pendant la période de l’apartheid, N.K. & R.H.]. Là, ils ont été recrutés, avec l’accord des autorités françaises, pour jouer le rôle d’« enseignants » en répression, tout particulièrement lors d’interrogatoires avec torture. Et effectivement, ce qui se passe en Irak est une version de ce qui s’était déjà passé en Algérie et dans d’autres pays, non seulement dans ceux où la guerre se déroulait, mais aussi dans tous ceux qui étaient sous domination coloniale.

Évidemment, pendant les guerres coloniales, tant au Vietnam qu’en Algérie, les tortionnaires français ont été les professeurs des officiers étasuniens en matière d’interrogatoires et de tortures. Cet enseignement était dispensé aux États-Unis mêmes, notamment à Fort Bragg [base militaire de l’U.S.Army, la plus grande base d’entraînement de commandos au monde, située en Caroline du Nord et renommée Fort Liverty en 2023, N.K. & R.H.], ainsi qu’en Amérique latine.

Récemment, dans le quotidien Le Monde, il a été question de la participation d’officiers français au Plan Condor qui fut implanté par les dictatures militaires du Cône Sud de l’Amérique latine. Ces anciens officiers français avaient fait la guerre d’Algérie. Et ils ont participé au Plan Condor avec la bénédiction et l’autorisation, bien entendu, du gouvernement français.

N.K. & R.H. : Dans les tortures exercées par des officiers français, comme par des soldats des États-Unis, se repèrent des cas de viols et d’humiliations sexuelles…

H.A. : C’est exact. Un cas très particulier de torture concerne les humiliations à caractère sexuel. Pendant la guerre d’Algérie, personne n’a jamais parlé de cela. Au point que ni moi ni mes camarades n’avions parlé de viols et de violences sexuelles. Les officiers français, les militaires colonialistes, n’en avaient eux-mêmes jamais parlé. Du côté algérien, il y avait aussi un silence total à ce sujet en raison de la culture de tradition islamique, musulmane. C’est pourquoi les Algériens avaient eux aussi gardé le silence. Dans la tradition algérienne, et arabe plus généralement, on considère qu’une femme violée a été humiliée et salie. Non seulement elle, en tant que personne individuelle, mais on pense également que toute la famille est humiliée.

Une amie fut l’une de ces femmes algériennes, qui avaient été violées ainsi. Elle a aujourd’hui 72 ans. Elle m’a dit que lorsqu’elle fut jetée en prison – alors qu’elle n’avait que 17 ans à l’époque – et qu’elle raconta à sa mère qu’il y avait eu des viols en prison, sa propre mère lui a répondu de ne dire à personne d’autre qu’elle avait été violée. Pas même à son père, ni à ses frères, ni à quiconque. Absolument à personne, de la famille ou de l’extérieur de la famille. Sinon, qu’aurait-il pu arriver ? Eh bien, que la jeune fille soit répudiée de sa famille et qu’elle perde donc tout ce qu’elle avait. Ce fut le cas de toutes ou presque toutes les femmes algériennes prisonnières qui furent détenues par les militaires colonialistes français.

Très récemment, des femmes, âgées de 70 ans ou plus, avec un courage magnifique, ont révélé avoir été violées pendant la guerre d’Algérie. Un officier colonialiste de l’armée française a déclaré, dans le journal Le Monde, que toutes les femmes capturées et faites prisonnières par les militaires français, à 90 % (quatre-vingt-dix pour cent !), avaient été systématiquement violées.

N.K. & R.H. : Dans la rhétorique impérialiste de George W. Bush et des monopoles de l’information qui le défendent, le mot « terroriste » est répété à l’envi pour désigner tout dissident radical. Durant la dernière campagne pour sa réélection comme président des États-Unis, ce terme n’a cessé d’être prononcé. Mais qui sont les terroristes aujourd’hui ?

H.A. : Sur ce thème, je pense qu’il faut faire une différenciation claire au sein du groupe de personnes qui utilisent l’action violente. Ceux qui se lèvent dans le but de se battre pour la libération d’un pays avec les moyens très pauvres et les rares armes dont ils disposent ne sont pas les mêmes que ceux qui ont toute la puissance militaire du monde. On se souvient que déjà, à l’époque de l’occupation allemande, pendant la Seconde Guerre mondiale, les nazis qualifiaient invariablement leurs opposants de « terroristes ». Mais toutes celles et tous ceux qui ont combattu les nazis ne sont pas des « terroristes » ; ce sont même des combattants de la liberté.

Je vais donner un exemple intéressant à propos de ce problème. En Algérie, il y avait un dirigeant nationaliste algérien qui fut un héros de la guerre anticolonialiste. Il a été assassiné par les militaires français dans sa cellule de prison. Comme tant d’autres fois, on fit passer son assassinat pour un « suicide ». Je suis en train de parler de Larbi Ben M’hidi. L’officier français qui a dirigé son exécution avait déclaré à ce héros de la résistance algérienne : « Vous êtes un terroriste. Vous mettez des bombes dans les paniers que portent des femmes algériennes ». Mais lui répondit à l’officier français : « Si vous me donnez vos bombardiers et votre Napalm, alors je vous donnerais mes paniers »… Ainsi, ce qu’ils – les puissants – appellent « terrorisme », est souvent le dernier recours qu’un peuple utilise pour résister. Les vrais terroristes, ce sont eux, les militaires colonialistes !

Cependant, certaines actions qui ne sont parfois pas contrôlées peuvent ne pas être positives ; comme, par exemple, faire sauter des bombes n’importe où. Lorsque des civils meurent dans de telles actions, qui n’ont pas été bien pensées, l’action est clairement négative. Les dirigeants politiques d’une action de résistance ne peuvent ni promouvoir ni admettre ce genre d’actions. Ce fut, précisément, la position adoptée par les communistes algériens qui ont rejeté ces actions.

N.K. & R.H. : Le général Acdel Vilas, l’un des militaires argentins génocidaires chargé en 1975, dans la province de Tucumán (Argentine), de « l’Indépendance opérationnelle », visant à anéantir le front rural du Parti révolutionnaire des Travailleurs, déclare, dans son journal de campagne, que ses maîtres en contre-insurrection ont été des militaires français. Il cite expressément le livre du colonel Roger Trinquier, Guerre, subversion et révolution (publié en 1968). Ces révélations de Vilas sont confirmées par un autre général argentin génocidaire, Osiris Villegas, dans un ouvrage de 1993 (intitulé Thèmes à lire et méditer). Récemment, ces informations ont resurgi par la voix du général Alcides López Aufranc dans le film documentaire de la journaliste Marie-Monique Robin, Les Escadrons de la mort, l’école française (sorti en 2003). Si la décision d’exporter cette doctrine, avec ses méthodes de torture et ses spécialistes en interrogatoires, était bel et bien une décision d’État, qui alors, concrètement, étaient les responsables en France ?

H.A. : Je voudrais apporter ici une clarification préalable. Je crois que la torture ne commence pas avec la guerre. Avant la guerre, de très nombreuses personnes de notre journal, Alger républicain, furent arrêtées par la police, qu’elles aient été nationalistes ou communistes, et ont été torturées – toutes. La même chose s’était passée au Vietnam. Quand nous avons parlé de cela en Algérie, de la torture, nos publications ont été interrompues, et notre journal a été fermé. Le camarade qui avait écrit à propos de la torture dans le journal a été arrêté et jeté en prison. Il s’appelle Boualem Khalfa. Il fut condamné à deux années d’emprisonnement pour avoir dénoncé la torture et rédigé des articles sur ce sujet dans Alger républicain.

La torture était donc une arme du colonialisme avant même le commencement de l’insurrection en Algérie. Dans les temps passés, et jusqu’au début de la guerre, la torture était une activité artisanale. Mais ensuite, avec les guerres coloniale et contre-révolutionnaire, elle a acquis une dimension industrielle.

Cette situation de non-respect des droits de l’Homme, avant et pendant la guerre, mais qui a pris de l’ampleur et a été promue à l’échelle industrielle pendant la guerre, fut un trait commun de tous les gouvernements français. Aussi bien du gouvernement socialiste de Guy Mollet qu’aux pouvoirs de droite qui ont succédé aux socialistes, ainsi qu’au gouvernement du général de Gaulle lui-même. Y compris un gouvernement qui s’est revendiqué comme étant « de gauche » a couvert la torture, a gardé le silence à son sujet, et a donné son approbation à tous ces actes de torture et à son exportation vers l’Amérique latine. On ne peut faire de différence très nette entre tous ceux qui ont mené la guerre d’Algérie, qu’ils soient « de gauche » ou de droite. Sans le moindre doute ni aucune hésitation, tous ces gouvernements sont responsables !

N.K. & R.H. : Dans La Question, la méthode utilisée consistant à faire disparaître des prisonniers algériens aux mains de militaires français est décrite. Plus tard, cette même méthode a été exportée et appliquée massivement dans plusieurs pays d’Amérique latine, au Chili, en Argentine, au Guatemala, au Salvador, au Pérou… Quand a-t-on utilisé pour la première fois cette technique répressive de la disparition ? Est-ce en Algérie ? Ou plus tôt, en Indochine ?

H.A. : Je ne crois pas qu’en Indochine, la disparition ait été très mentionnée, ni qu’il y ait eu beaucoup de cas de disparitions. Mais en Algérie, si, car ce furent des dizaines de milliers de personnes qui ont disparu. Je vais donner ici l’exemple d’une chose très intéressante. À Alger, le Secrétaire général de la Police se trouvait être Paul Teitgen. Je l’ai connu personnellement. Avant d’occuper ce poste en Algérie, ce haut fonctionnaire avait été, pendant la Seconde Guerre mondiale, résistant contre l’Allemagne nazie. Il avait été arrêté, torturé par la Gestapo et même déporté dans le camp de concentration de Buchenwald. Quelques années plus tard, il fut ainsi envoyé en Algérie. À son arrivée, il ne savait rien de ce pays. C’était un homme qui, comme on dit, « ne faisait pas de politique ». D’ailleurs, sa tâche n’était pas de faire de la politique. C’était un patriote français, et un antifasciste.

En Algérie, son rôle consistait à appliquer les règlements en ce qui concerne les arrestations. En d’autres termes, quand une personne était arrêtée par la police ou par les parachutistes, il y avait obligation de renseigner les noms, d’indiquer les conditions de l’arrestation en question, etc. Avant qu’un mois ne se soit écoulé, l’obligation s’imposait de signaler ce qui était arrivé au prisonnier. Ou bien la personne avait été relâchée – ce qui était quelque chose de très rare, naturellement –, ou elle avait été déportée dans un camp, ou encore elle était restée en prison. Après trois mois, ou deux mois et demi, et uniquement pour ce qui est de la capitale du pays, Teitgen eut confirmation que, parmi le groupe de personnes qui avaient été incarcérées, 3 026 étaient portées disparues… En conséquence, il demanda : « Mais que s’est-il donc passé ? ». Et il exigea qu’on lui donne une explication. Aucune explication ne lui fut donnée.

Teitgen comprit alors que tous ces disparus avaient été exécutés. Beaucoup d’entre eux avaient été abattus, ou fusillés, sous le prétexte de « tentatives d’évasion ». Dans ce nombre, il y avait en effet eu de telles tentatives d’évasion, mais ces cas sont à comptabiliser comme des morts. Le nombre de 3 026 disparus correspond, non pas à la période de la totalité de la guerre d’Algérie, ni à l’ensemble du territoire du pays, mais à la seule ville d’Alger et uniquement à une période de deux mois et demi suivant l’arrivée du nouveau Secrétaire général de la Police. Teitgen démissionna et, très courageusement, déclara ceci : « Je ne peux pas accepter le recours à la torture. Je ne peux pas admettre la même chose que ce que nous ont fait subir, à moi et à mon peuple, les tortionnaires de la Gestapo nazie ». Et, en remettant sa démission, il mit ainsi fin à ses fonctions en Algérie.

N.K. & R.H. : Pendant la guerre d’Algérie, près d’un million d’Algériens et Algériennes ont été assassinés. Existait-il en Algérie des camps de concentration, ou disons des camps où étaient directement et massivement tués les prisonniers ?

H.A. : Il a existé de tels camps de concentration. Dans ces camps ont été faits prisonniers, au total, près de 30 000 personnes. Mais il y avait plusieurs types de camps de concentration. Par exemple, il y avait des camps qui étaient très durs, destinés à enfermer ceux qui avaient été faits prisonniers les armes à la main. Ces camps étaient appelés les « PAM » (pour prisonniers pris les armes à la main). Là, il y avait des torturés, des disparus, des morts. Il y avait aussi d’autres types de camps – c’est la deuxième catégorie –, où la torture était également pratiquée. Mais il y avait encore un autre type de camps, un troisième. Ceux-là fonctionnaient comme des « vitrines ». Ils étaient préparés à recevoir les visites des commissions et à montrer que « les prisonniers mange[aie]nt et dorm[ai]ent bien », « ne cri[ai]ent pas », etc. Moi, j’étais à El Biar [détenu à la prison Barberousse, devenue aujourd’hui Serkadji, située sur les hauteurs d’Alger]. C’était l’un des endroits « durs » de la répression et de la torture. Puis, j’ai été transféré un mois dans le camp de Lodi, un camp « vitrine », parce que, dans mon cas, la pression internationale était énorme. Mais même dans les camps « vitrines », les parachutistes étaient autorisés à entrer et à prendre n’importe quel prisonnier et à le torturer, si son identité était apparue quelque part. En réalité, il n’y avait pas beaucoup de camps « vitrines ».

N.K. & R.H. : Y a-t-il eu des villages ou des endroits qui ont fonctionné comme des camps ?

H.A. : Il y eut des villages entiers qui furent fermés, tout comme ce fut le cas au Vietnam, car on considérait que c’était le peuple tout entier qui participait à la lutte. Il ne s’agissait pas exactement de camps, parce qu’il y avait des déplacements de population. En fait, les habitants de ces villages étaient faits prisonniers en totalité, puis ils étaient déplacés vers d’autres villages dans lesquels interdiction était imposée à quiconque de quitter ce lieu d’emprisonnement. Et certaines fois, ce sont des régions entières qui furent considérées comme « zones interdites ». Dans le nord de l’Algérie, un tiers du territoire était ainsi considéré comme « zone interdite ». Les militaires français avaient le droit d’entrer dans le village et, sans nécessité de donner la moindre explication, de tirer sur n’importe quelle personne qui s’y trouvait ou qui s’y déplaçait. Un général a un jour déclaré que ces « zones interdites » étaient très bonnes, excellentes, car « tout ce qui y bouge[ait était] mauvais ».

N.K. & R.H. : Venons-en maintenant à la torture. Quel était l’objectif de la torture ? Que poursuivaient les militaires colonialistes, les parachutistes français, avec ces méthodes de torture ?

H.A. : Au cours de ces années, en Algérie, une guerre populaire s’est développée. Ce qui signifie qu’il n’y avait pas beaucoup d’unités qui combattaient en uniformes. L’ennemi, pour les parachutistes français, c’étaient les patriotes. Et par conséquent, pour eux, l’ennemi, c’était tout le monde. C’est pourquoi les militaires français n’ont eu que très peu d’informations – au sens policier du terme – ; ils n’ont eu que très peu de renseignements sur l’ennemi, c’est-à-dire à propos des patriotes.

Que faisaient alors ces militaires ? Eh bien, ils allaient, de nuit, dans un quartier où il y avait des patriotes – dans le cas de l’Algérie, ce quartier était un quartier arabe – et ils embarquaient des prisonniers, pris au hasard. Ils capturaient 100 ou 150 personnes de cette façon, des hommes et des femmes. Ils le faisaient pendant la nuit, si bien que les gens étaient à moitié dévêtus. Et ils emmenaient tous ces prisonniers dans un centre de torture, un immeuble à plusieurs étages. Là, les militaires commençaient à frapper ces personnes capturées, chacune, l’une après l’autre. Ils leur donnaient des coups, des coups et encore plus de coups. Immédiatement après la torture d’un prisonnier, ou d’une prisonnière, ils en amenaient un ou une autre, et ça recommençait. Les uns après les autres. Donc, dans de telles conditions, les militaires torturaient sans rien savoir, sans avoir d’information. Ce n’est pas comme dans le cas de la torture d’un militant. Les militaires en étaient arrivés à une conclusion, d’ailleurs exacte : cette conclusion était que l’immense majorité de la population avait été conquise par les idées de l’insurrection, et donc par le projet révolutionnaire des patriotes.

Mais comment faire dans une situation pareille, c’est-à-dire si les militaires, sans information, ne savaient rien, et que tout le monde soutenait en fait l’insurrection ? Et bien, ils commençaient par dire au prisonnier ou à la prisonnière : « Toi, on le sait, tu ne fais rien. Mais tu apportes sûrement de l’argent, n’est-ce pas ? ». Et à nouveau des coups, des coups et encore des coups. Et ils continuaient : « À qui donnes-tu l’argent ? Dis-nous qui est au-dessus de toi, et ça ira ». L’objectif de la torture était donc de reconstruire l’organigramme, de reconstituer l’organisation complète des révolutionnaires, de cette façon-là.

Car ensuite, après la séance de torture, les militaires emmenaient le prisonnier ou la prisonnière, avec une cagoule sur la tête, dans le quartier où ils l’avaient arrêté, dans son propre quartier. Là, ils lui disaient : « Maintenant, montre-nous la personne à qui tu donnes l’argent ». Une fois qu’ils arrivaient ainsi à capturer le responsable de la collecte de l’argent, ils l’emmenaient, et ils le torturaient. Ils se mettaient à le cogner, ou à la cogner, et ils le faisaient en lui disant : « Toi, on sait que tu ne fais pas grand-chose, tu n’es pas quelqu’un d’important pour nous ». Les coups pleuvaient, pleuvaient, pleuvaient encore. Alors ils demandaient : « À qui tu donnes l’argent que tu ramasses ? » C’est comme ça qu’ils parvenaient à reconstruire tout le réseau, jusqu’à retrouver le collecteur le plus important du quartier. Ils le capturaient alors à son tour, le torturaient, jusqu’à atteindre finalement, directement, le Front de Libération nationale (FLN), c’est-à-dire l’organisation de la lutte armée elle-même. C’était le processus.

L’objectif premier de la torture était, comme on le voit, d’obtenir des informations afin de reconstruire l’organigramme, en remontant la chaîne jusqu’à atteindre les hauts responsables du commandement de la guérilla. Le deuxième objectif était d’implanter la terreur. Je le répète : les vrais terroristes, c’étaient eux, les militaires ! En ce temps de guerre populaire, tout le monde savait que si tu étais fait prisonnier, ils te tortureraient, c’était sûr. Et que s’ils te torturaient, alors tu pouvais mourir. Ça, tout le monde le savait à l’époque. La terreur a été réellement mise en application pour dissuader.

N.K. & R.H. : Mais cette torture généralisée n’a-t-elle pas provoqué, dans le cas de l’Algérie, l’effet inverse à celui escompté ?

H.A. : Si, exactement. C’est le contraire qui a été atteint. Celui qui restait indécis, qui n’était pas convaincu qu’il fallait entrer dans la lutte armée, et bien lorsque les militaires colonialistes assassinaient son frère ou son père, alors là, oui, il prenait la décision et y allait : il entrait dans l’organisation et assumait le choix de la lutte armée. C’est ainsi que ces mêmes méthodes de répression et de torture ont fini par alimenter et renforcer les forces de libération elles-mêmes.

N.K. & R.H. : Quel rôle les communistes ont-ils joué dans la lutte anticolonialiste de l’Algérie ? Ce rôle se situait-il dans la continuité de la résistance antinazie ?

H.A. : Il faut tout d’abord préciser qu’en Algérie, la résistance antinazie n’a pas eu l’ampleur qu’elle est parvenue à atteindre en France. L’explication vient du fait qu’il n’y avait pas là-bas, sur le territoire algérien même, de forces d’occupation allemandes ou italiennes. Il n’y avait que des « commissions » allemandes ou italiennes, au service du gouvernement fantoche de Vichy. Des communistes d’origine européenne se trouvaient en Algérie, et ils y étaient pourchassés. Jeune, déjà, je militais dans les jeunesses communistes. Pendant ces années-là, j’avais essayé de faire de la propagande. Mais il n’y a jamais eu le degré de résistance qu’il y eut en France. Par exemple, il n’y a jamais eu d’attaques menées contre des trains ou des soldats allemands.

Dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, le mouvement national se montrait très hésitant. Il y eut beaucoup de bonnes personnes, bien intentionnées et honnêtes qui se sont engagées contre le colonialisme français. Mais certains individus n’ont pas vraiment compris que la lutte contre le nazisme et celle en faveur de la résistance française était également leur lutte à eux. En d’autres termes, nombre d’entre eux pensaient que les Français étaient les ennemis et aussi que les Allemands étaient les ennemis des Français. Ils arrivaient par conséquent à l’idée que les Allemands n’étaient certes pas leurs amis, mais qu’ils n’étaient pas leurs ennemis non plus. D’autres nationalistes, comme Messali Hadj, ont refusé de marcher avec les Allemands et avec le gouvernement de Vichy. Ces nationalistes-là disaient : « Nous ne voulons pas que l’on dise de nous que nous sommes des fascistes ».

Deuxièmement, pour ce qui concerne le rôle spécifique des communistes en Algérie, il convient de rappeler que la population algérienne était en fait très variée, hétérogène et plurielle. Il y avait des Musulmans, des Européens, des Juifs, etc. L’orientation du Parti communiste était la suivante : peu importe l’appartenance ethnique ou la religion, l’essentiel est que tout le monde, hommes ou femmes, puisse contribuer à la formation d’une Algérie pluraliste, où chacun et chacune puisse vivre bien, sans problèmes, quelle que soit l’origine, indépendamment de sa provenance. Nous, communistes, affirmions que c’était uniquement dans une Algérie libre, indépendante et débarrassée du colonialisme, qu’il serait possible de réaliser un tel rêve. Toutes les contraintes coloniales, qui étaient terribles, réellement horribles en Algérie, non pas seulement la torture, mais aussi l’analphabétisme, le chômage, etc., furent liquidées dans le même mouvement que le colonialisme. L’idée que nous avions était que ce changement devait conduire à une Algérie libre, et non pas transformer ce pays en une province française.

N.K. & R.H. : Les communistes ont-ils participé à la lutte armée en Algérie ?

H.A. : Les communistes, les marxistes, sont entrés dans la lutte armée et en ont fait partie dès qu’ils en ont eu l’occasion et la possibilité, parce que la situation était très différente d’un endroit à l’autre. Par exemple, dans l’est de l’Algérie, où le Parti communiste avait des forces, la lutte de libération armée a commencé très tôt. Les communistes ont participé à cette lutte depuis le tout premier jour. Mais il y avait aussi beaucoup d’autres endroits où il y eut du retard au démarrage. Et en conséquence, la lutte dans ces régions a adopté une forme plus pacifique. Les colonialistes français ont pourtant assez rapidement liquidé ces différences régionales. Et après deux ans et demi, l’Algérie dans son ensemble était uniformisée et devenue également disponible pour entrer dans la lutte armée.

N.K. & R.H. : Comment caractériser les relations entre les dirigeants nationalistes algériens et les communistes ?

H.A. : L’une des choses dont on n’a pas parlé pendant très longtemps, et qui ne vient de commencer à être discutée que tout récemment est l’attitude de certains dirigeants nationalistes du FLN – mais pas tous – qui étaient anticommunistes et qui se sont révélés être très sectaires à l’égard des camarades communistes, y compris de camarades membres du Comité central du Parti communiste.

L’un d’entre eux, par exemple, célèbre, était un formidable combattant, vraiment magnifique, qui avait été formé au sein des Brigades internationales en Espagne et qui avait de multiples faits de guerre. Lorsqu’il arriva au maquis, avec un autre camarade, dans les montagnes d’Algérie où s’organisait la lutte armée, ils furent exécutés. Tous les deux ont été exécutés par des dirigeants nationalistes du FLN parce qu’ils n’avaient pas voulu signer un papier qui disait que « les communistes sont des traîtres et ne sont pas de vrais Algériens ». Les nationalistes ont voulu les forcer en disant : « Soit vous signez ce papier, soit on vous tue ». Les deux hommes ont répondu qu’ils ne signeraient pas un papier contre le Parti communiste. Et ils furent tués par les nationalistes, qui leur coupèrent la gorge. Ces dirigeants nationalistes du FLN, extrêmement sectaires, avaient politiquement peur du développement de l’influence du Parti communiste dans le cours de la lutte de libération nationale.

N.K. & R.H. : Parlons un instant des visites d’Ernesto Che Guevara à Alger, après la guerre, d’accord ? Comment les réunions avec lui se sont-elles déroulées ? Et dans quelles circonstances se sont-elles produites ?

H.A. : Che Guevara s’est rendu à Alger, et je l’ai rencontré là-bas. Si je me souviens bien, c’était en 1963. Il est resté pas mal de temps, plusieurs semaines. Alger, à cette époque, s’était convertie en une espèce de point de rencontre, de carrefour pour tous les pays et représentants des mouvements africains qui combattaient pour l’indépendance. C’est la raison pour laquelle c’était devenu un lieu de passage où l’on recherchait des informations. Il était donc logique pour Ernesto Guevara d’y séjourner quelque temps. Le Che s’intéressait à tout cela parce qu’il était alors en train de réfléchir et de chercher où pouvait être créé un maquis antiimpérialiste sur le continent africain, fort, c’est-à-dire un bon endroit pour engager la lutte armée.

À cette époque, beaucoup de gens venaient en visite en Algérie. Par exemple, Carlos Belli-Bello, le célèbre économiste et analyste politique angolais. Il y a quelques jours, nous nous sommes retrouvés et, en nous donnant l’accolade, il m’a dit, après toutes ces années écoulées : « Henri, nous nous étions vus en Algérie »… Il était en effet passé à notre journal, Alger républicain. Et il en fut de même pour Agostinho Neto, et également avec les camarades d’Afrique du Sud. Tous ceux et toutes celles qui résistaient passaient tôt ou tard par Alger.

C’est donc dans ce contexte que j’ai rencontré Che Guevara. Nous nous sommes vus plusieurs fois. La première fois que je l’ai vu, c’était avec un journaliste algérien, dans un hôtel. Je l’ai retrouvé une autre fois à l’ambassade de Cuba à Alger. Je l’ai revu une troisième fois, mais je ne me souviens plus exactement où. Et la quatrième fois, il est venu à la salle de rédaction d’Alger républicain. J’ai plusieurs photos avec lui dans les locaux du journal. Je me souviens que lorsque nous nous rencontrions ainsi, avec le Che, et que nous discutions avec lui, nous lui parlions, toute l’équipe, avec beaucoup de sympathie. La même chose se produisait bien sûr pour beaucoup de jeunes qui travaillaient avec moi au comité de rédaction du journal. Eux et moi avions une grande sympathie personnelle pour Che Guevara.

N.K. & R.H. : Comment Che Guevara a-t-il perçu ce qui se passait alors en Algérie ?

H.A. : Cette période d’après-guerre était très compliquée pour les camarades étrangers qui se trouvaient en Algérie parce qu’ils étaient souvent très surpris de l’attitude des dirigeants du FLN, qui leur déclaraient : « Cuba, c’est magnifique ! ». Évidemment, le Che prenait cela avec beaucoup de satisfaction. Ce n’est pas par hasard qu’il a prononcé à cet endroit-là son célèbre discours d’Alger. Mais Che Guevara n’en abandonnait pas pour autant ses propres opinions. Car certains points de vue ou certaines affirmations idéologiques des dirigeants du FLN étaient en contradiction avec la pensée du Che – qui était marxiste. Plusieurs d’entre ces dirigeants, par exemple, Ahmed Ben Bella – qui était un nationaliste –, soutenaient à propos des paysans qu’« en Algérie, la seule classe révolutionnaire [était] constituée par la paysannerie ». Ce n’est pas ce qu’il pensait en revanche des travailleurs. Ben Bella déclarait qu’il fallait faire attention à ne pas tomber dans le « danger de l’ouvriérisme ». Il s’agissait là en fait des idées de Frantz Fanon qui avait suggéré que la classe ouvrière du Nord était « l’enfant chérie du colonialisme », en d’autres termes qu’elle était fonctionnelle au colonialisme. Mais cela ne correspondait évidemment pas avec ce que pensait Che Guevara, qui partageait et qui avait lui-même formulé une vieille conception léniniste selon laquelle le paysan ne voit généralement pas plus loin que l’acte de possession d’un morceau de terre.

N.K. & R.H. : Revenons à la lutte anticolonialiste en Algérie. Quel a été le rôle spécifique des femmes dans cette lutte anticolonialiste ?

H.A. : La situation des femmes en Algérie faisait que l’idée qu’une femme pouvait prendre les armes et entrer dans la lutte armée paraissait tout à fait impossible. Personne ne pouvait penser à une chose pareille. Pourtant, dans la tradition de la lutte anticoloniale de l’Algérie, au XIXe siècle, il y avait eu des femmes qui avaient pris les armes contre les colonialistes français. Et plus tard, au XXe siècle, pendant la guerre de libération anticoloniale, ces tabous ancestraux qui pesaient sur les femmes sont tombés.

On avait besoin, par exemple, d’infirmières. En plus – même s’il y en eut peu –, des femmes, qui avaient de l’instruction, qui étaient allées à l’école, s’engagèrent dans l’action. Certaines participèrent même aux combats, et ont tenu un rôle actif dans la bataille contre les colonialistes. Dans des opérations armées qui ont été menées en ville, des femmes ont ainsi accompli des missions importantes. J’en ai rencontrées plusieurs. Il devenait nécessaire de mener des actions dans les villes, pour le renseignement. Il fallait aussi transporter des bombes dans des paniers.

Pour éclairer les actions de ces femmes, cet aspect est le plus spectaculaire, peut-être, mais pas le plus fondamental. D’autres actions étaient encore plus importantes. Car beaucoup d’hommes étaient arrêtés et se trouvaient incarcérés dans des prisons ou dans des camps de concentration. Les hommes subissaient un contrôle beaucoup plus dur que les femmes. Alors, dans certaines situations, les femmes ont dû prendre la place des hommes : au travail, pour sortir de la maison, etc. De nombreux hommes ne voulaient pas que les femmes sortent et préféraient qu’elles restent à la maison… Mais si l’homme n’y était pas, c’était la femme qui devait sortir !

Je me souviens d’une anecdote. Une fois, je me trouvais dans la même cellule de prison qu’un camarade communiste, un dirigeant syndical bien connu, très apprécié, mais qui avait des coutumes musulmanes. Un jour, il y eut une visite pour lui à la prison. On le conduisit au parloir, mais quand je le vis revenir dans la cellule, il était tout blanc, livide. Alors je lui demandai : « Tu as vu un fantôme ou quoi ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? ». Et il me répondit : « C’était ma femme ! ». Pour lui, c’était absolument incroyable que sa femme ait pu se rendre ainsi seule au commissariat de police pour demander – aux Français même ! – des nouvelles de son mari et la permission de le retrouver. C’était pour ce camarade une vraie stupéfaction. Non seulement sa femme avait pris en charge la maison, les enfants, etc., mais elle avait en plus fait tout le nécessaire auprès de l’administration coloniale française pour retrouver son mari et venir le visiter en prison. Ce fut le cas d’un grand nombre d’autres femmes. Et cela s’est sans doute également passé pendant toute la période de la lutte anticolonialiste.

N.K. & R.H. : Et que s’est-il passé après l’indépendance de l’Algérie quant à la situation des femmes ?

H.A. : Une fois l’Algérie indépendante, enfin débarrassée de la domination coloniale, nous avons pensé que tout ce qui avait été conquis pendant la guerre de libération en matière d’émancipation des femmes allait pouvoir être préservé. Mais, presqu’immédiatement après, les forces réactionnaires ont repris le contrôle.

Une anecdote est très significative à cet égard. L’immeuble de notre journal, Alger républicain, avait un balcon. Et juste en face du nôtre, de l’autre côté de la rue, il y avait un autre petit balcon qui faisait partie d’un bâtiment appartenant au ministère de l’Agriculture. Un jour, le 8 mars 1963, il y eut à Alger une immense manifestation de femmes organisée pour revendiquer leurs droits, les droits des femmes, mais également pour appuyer l’indépendance, la lutte de libération de tout le peuple algérien. Dans cette manifestation, il y avait des femmes qui étaient voilées et d’autres femmes qui étaient sans voile. Elles étaient toutes mélangées. On entendait des cris traditionnels de femmes arabes aussi. Moi, je me trouvais accoudé au balcon du journal, en compagnie de camarades communistes, de jeunes hommes, et nous regardions tous ensemble cette manifestation de femmes. Tous ces jeunes camarades voyaient se mobiliser dans les rues leurs épouses, leurs mères, leurs sœurs… Communistes, ils étaient tous vraiment enthousiastes. Ils éprouvaient une joie immense à la vue de cette manifestation.

Mais les gens qui se trouvaient de l’autre côté de la rue, sur l’autre petit balcon, en face de nous, des fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, faisaient des têtes très différentes. Ils étaient visiblement très mécontents. Ils observaient toute la scène comme quelque chose d’horrible, quelque chose de mal. C’est que toutes ces femmes avaient pris des kilomètres d’avance sur leurs maris ! Trois jours plus tard, je rencontrais une amie, qui n’était pas communiste, mais qui avait elle aussi participé à cette manifestation. Elle me raconta qu’elle avait été convoquée le lendemain au commissariat de police du quartier où on lui avait lancé : « On vous a vue à la manifestation crier : “les maris à la cuisine !” ». Ce que firent ces policiers était évidemment stupide, mais cela révélait beaucoup des choses…

N.K. & R.H. : Quelles choses ? Qu’est-ce que cela voulait dire ?

H.A. : Je pense que les courants réactionnaires, après l’indépendance, ont freiné, ont arrêté le mouvement. Il existe surtout un code de la famille qui a maintenu les choses comme avant, même les choses les plus stupides. Par exemple, cette particularité qui veut que les femmes qui souhaitent disposer d’un passeport ne peuvent l’obtenir sans l’accord de leur mari, de leur père ou d’un de leurs frères. Si une femme veut se séparer de son mari et divorcer, c’est pareil. Idem pour hériter, économiquement : un enfant de sexe masculin a droit à l’héritage, mais si c’est un enfant de sexe féminin, alors elle n’y aura pas droit. Tout cela a été très critiqué… En Algérie, il y a beaucoup de femmes progressistes, très très nombreuses, et très combatives, assurément. Il y a des femmes qui sont députées, ou ministres, mais le fond réactionnaire n’a pas changé ; il n’a pas été liquidé par l’indépendance. L’autorité masculine continue de s’exercer, et parfois même de façon pire que dans les sociétés tunisienne… ou marocaine. Les femmes algériennes se virent très frustrées parce qu’il s’était produit un mouvement en avant, et qu’il a été suivi d’un retour en arrière, d’une réaction.

N.K. & R.H. : Qu’est-il advenu alors des relations entre les Algériens religieux et les Algériens non religieux ? Et notamment, parmi les non-religieux, avec les marxistes ?

H.A. : Je pense qu’il ne s’agissait pas d’une contradiction. D’un côté, il y avait la volonté des dirigeants du FLN, ou tout au moins des plus sectaires, ceux qui ont conduit le mouvement vers la réaction, et, d’un autre côté, mais en même temps, il y avait celle des masses populaires. Et ces masses populaires avaient certes nombre d’idées préconçues – et, entre autres, des idées machistes –, mais, de façon globale, si l’on considère comme référence l’orientation générale du mouvement constituant le cœur du FLN, là, il n’y a jamais eu d’idées islamiques fermées et intolérantes ; par exemple, appelant à tuer des non-musulmans. Cela n’est jamais arrivé.

Au contraire. Les plus humbles et les plus simples dans la population ont eu une très grande tolérance religieuse. Et, plus généralement, cela a prédominé dans les traditions de l’Algérie. Ceci dit sans idéalisation. Par exemple, il n’y a jamais eu de pogroms contre les Juifs en Algérie. Abdelkader – le grand commandant de la lutte contre la colonisation française – a lui-même eu un ministre des Affaires étrangères qui était juif. Et ça, c’était en 1830 ! À la même époque, une chose similaire ne s’est pas produite en Europe…

N.K. & R.H. : En tant que marxiste et communiste, que dire du thème spécifique de la religion ?

H.A. : En dépit de tout ce qui est arrivé par la suite en Algérie, notamment avec les massacres islamistes, intolérants, complètement réactionnaires, certaines anecdotes sont très révélatrices. Je me souviens, par exemple, de ce qui s’est passé dans une autre prison – différente de celle que j’ai mentionnée précédemment. Dans cette prison, il y avait 100 ou 120 paysans algériens qui étaient enfermés dans le même bâtiment. Parmi eux se trouvaient une dizaine d’Européens ; les dix, communistes. Les prisonniers arabes algériens furent très surpris de voir des Européens dans ce groupe de prisonniers. Ils étaient surpris parce qu’ils étaient paysans. Dans les villes, c’était un peu différent, il y avait davantage de mélanges entre Arabes et Européens, mais pas à la campagne… En ville, bien que des Algériens aient pu avoir des idées légèrement racistes, on savait parfaitement qu’il arrivait que des Européens se battent à leurs côtés. Mais les paysans eux ne le savaient pas. Et donc, dans cette prison, les paysans algériens ont demandé : « Mais qui sont ces gens ? Qui sont ces Européens emprisonnés ici avec nous ? ». Ils étaient totalement stupéfaits de voir des Européens qui étaient, comme eux, jetés en prison. Ils ne pouvaient pas y croire !

Et un jour, l’un des vieux paysans algériens, qui se trouvait enfermé là, a demandé à quelqu’un de venir l’aider à traduire entre prisonniers ce qu’il voulait exprimer, dans un arabe parfait et en un français parfait. Et qu’est-ce que ce vieux paysan algérien dit aux communistes ? Eh bien, il leur dit que, malgré le fait qu’ils étaient européens, ils étaient des prisonniers, tout comme lui l’était. Et il ajouta : « Vous autres, que vous croyiez en Dieu ou que vous n’y croyiez pas, que vous le vouliez ou non, vous irez au paradis et vous y entrerez même devant nous ! Oui, vous entrerez au paradis avant nous ! » [Éclats de rires – très communicatifs ! – d’Henri Alleg]. C’était une démonstration tout à fait claire de tolérance et de sympathie à l’égard de ses camarades, pour la lutte des communistes.

N.K. & R.H. : Comment peut-on expliquer qu’une telle tolérance et une telle sympathie ont pu faire place au fanatisme religieux ?

H.A. : Oui, il y a réellement une différence dramatique entre cette époque et ce qui s’est passé des années plus tard, lorsque l’intolérance et la haine se sont exacerbées en Algérie, quand il y eut des massacres. Il y eut des massacres de moines religieux ; des moines que personne n’avait touchés auparavant. Mais, avec la guerre récente, ils ont fini par être égorgés. Ils ont eu la gorge tranchée. De tels événements ont été vécus comme un coup terrible par les Algériens. Les Algériens eux-mêmes ont déclaré : « Les assassins [de ces moines] sont en train de souiller notre culture, de salir nos traditions ».

N.K. & R.H. : Tant dans la guerre actuelle en Irak que dans le passé en Algérie, les puissances colonialistes prennent prétexte du fantasme de l’Islam pour l’utiliser comme synonyme de fondamentalisme. Quand le fondamentalisme religieux a-t-il surgi en Algérie ?

H.A. : Le fondamentalisme musulman est apparu au grand jour en Algérie il y a un peu plus d’une décennie, en 1992. Ce fondamentalisme n’a donc rien à voir avec le développement du processus durant les 30 années qui ont suivi l’indépendance du pays, comme certains ont voulu le faire croire. Mais comment expliquer cette vague actuelle de fondamentalisme ? Et, surtout, cette incorporation de tant de jeunes gens, qui ont donné leur vie pour l’intégrisme islamique ?

La première explication – la raison la plus importante de ce phénomène –, c’est la situation économique et politique du pays, qui y a créé les conditions pour l’essor du fondamentalisme religieux. La lutte pour l’indépendance avait soulevé en Algérie un enthousiasme général, un gigantesque espoir. La question des classes sociales y était alors relativement simple : il y avait, d’un côté, les très très riches, qui étaient tous européens, avec quelques alliés féodaux des Européens et, d’un autre côté, l’immense majorité des Algériens, avec entre eux des différences de classes qui étaient assez minimes. L’aspiration à la libération nationale signifiait également le désir d’émancipation sociale. Dans le peuple, on voulait changer les choses, on voulait créer une Algérie nouvelle : une Algérie socialiste !

Le mot « socialisme » a surgi de façon spontanée dans la bouche de tout le monde au cours de ces années. Le projet était à l’époque celui d’une Algérie socialiste. Tout le monde parlait en ce temps-là d’une Algérie socialiste. Mais le mouvement était dirigé par une petite bourgeoisie qui, peu à peu, s’est enrichie, jusqu’à produire des millionnaires. Cela a provoqué une immense déception chez les plus pauvres, tout spécialement les plus jeunes.

Ceux qui ont le plus souffert furent les jeunes. Actuellement, et depuis les années 1990, le chômage des jeunes atteint un taux qui oscille entre 30 et 40 % [de la population active, N.K. & R.H.]. À l’intérieur du pays, dans les campagnes, le taux de chômage monte même à 60 %. Il y a donc une volonté de s’échapper et de sortir de cette situation difficile.

Ajouté à cela, un fait social existe en Algérie. S’il advient qu’une jeune femme plaît à un jeune homme, les deux jeunes gens ne peuvent pas vivre ensemble. Cela n’est pas possible dans cette société. Parce que le garçon devra donner une dot – de l’argent – au père de cette fille, trouver un logement, et toutes ces choses. Comme ces conditions ne sont pas satisfaites, les jeunes sont plongés dans un stress, intense. Les jeunes hommes ne peuvent pas même avoir de femmes, et cela génère chez eux un grand malaise, un profond mal-être.

Au mois d’octobre 1988, en un moment de changement, une manifestation fut organisée à Alger. C’était l’époque du dirigeant Chadli Bendjedid. Il donna l’ordre d’ouvrir le feu sur les manifestants. Il y eut – cela a été confirmé par la suite – au moins 500 morts dans les rues de la capitale. La majorité étaient des jeunes gens. La manifestation n’avait pas d’objectifs politiques très marqués, ni même de revendications bien délimitées. Les manifestants voulaient du pain, ils voulaient du travail. Simplement. Et ils se sont fait massacrer.

Cet événement a eu un impact énorme à Alger et dans tout le pays. C’est précisément à partir de là que les islamistes ont commencé à prospérer et à se développer. Ils ont déployé une logique de raisonnement très simple, qui était celle-ci : « Le socialisme a échoué. Ça, c’est de la merde. Donc, si l’option n’est pas celle du socialisme, ça devrait être le libéralisme. Mais qu’est-ce que ça nous a apporté, le libéralisme ? Rien, en fait. Regarde, maintenant tu l’as en face de toi. Ils ont tué les jeunes, ils leur ont tiré dessus. Alors, le problème vient des gens qui dirigent l’Algérie, qui imitent l’Occident et qui l’adoptent comme modèle. Ils nous font oublier que nous sommes musulmans. L’unique solution est d’abandonner toutes ces idées-là et de se concentrer sur le retour à l’Islam ». Voilà la logique qui permet de comprendre ce qui se passe en Algérie.

N.K. & R.H. : Les fondamentalistes islamiques se sont-ils développés de manière isolée ou ont-ils bénéficié d’un soutien externe ?

H.A. : Il y avait ce motif de frustration, de désapprobation, de dégoût vis-à-vis du pouvoir politique, et toute cette situation a facilité le travail des islamistes et l’essor de l’islamisme. Mais en même temps, les islamistes ont pu compter sur des soutiens, en dehors de l’Algérie surtout. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’en Algérie, il y eut beaucoup d’étrangers, représentants d’entreprises ou coopérants, des Français, des Italiens, des Yougoslaves, qui ont été assassinés. Des gens de nombreuses nationalités. Mais la chose surprenante, c’est que jamais aucun citoyen étasunien n’y a été tué. Pas le moindre !

En Angleterre, les Anglais ont peu à peu autorisé les islamistes. Par exemple, ils les ont autorisés à ouvrir des bureaux de représentation, ce qui était interdit dans ce pays antérieurement, tout comme cela avait été prohibé en Algérie même. L’un de ces groupes islamistes était le Front islamique du Salut (FIS). Et il existait aussi un bureau de représentation légalisé des islamistes jusque sur le territoire des États-Unis. Car le Département d’État étasunien a eu une position assez favorable à leur égard. Il ne s’agissait pas d’un appui systématique et en tous les endroits, mais les États-Unis les ont soutenus en fonction de leurs propres intérêts. À titre d’exemples : le roi du Maroc a combattu les islamistes, alors que, dans le même temps, les États-Unis les appuyaient ; en Turquie, au début, le gouvernement turc a décidé de lutter contre les islamistes, tandis que les États-Unis, eux, les soutenaient.

Dans le cas de l’Algérie, il y eut un soutien des groupes islamiques par Washington parce que le gouvernement étasunien n’avait pas confiance dans la stabilité et dans la fiabilité du pouvoir politique algérien. Il y a beaucoup d’indices que le département d’État étasunien a appuyé les islamistes. Parmi les premiers qui ont commis des attentats du FIS, par exemple, d’horribles massacres de femmes enceintes et d’enfants, ou d’autres monstruosités du même style, figurent des individus qui venaient d’Afghanistan, où ils avaient travaillé auparavant au service de ceux qui les avait recrutés, à savoir : les États-Unis. La CIA les avait embauchés là-bas dans la lutte contre les Soviétiques. Puis, après avoir combattu les Soviétiques, ces mêmes islamistes ont été exportés par la CIA d’Afghanistan vers l’Algérie. En Algérie, les gens les appelaient d’ailleurs les « Afghans ».

N.K. & R.H. : Sur la base de l’expérience politique acquise au cours de toutes ces années de lutte pour la révolution, quel message adresser aux jeunes qui commencent à participer aujourd’hui à la résistance contre le capitalisme et contre l’impérialisme ?

H.A. : Je pense que de toute cette expérience, pourraient être tirées au moins deux « leçons », pour les appeler ainsi, parmi d’autres termes possibles. « Leçons » pour les jeunes, mais aussi pour les pas si jeunes que ça…

D’abord, ne pas croire que tout ce qui a été gagné l’est définitivement, pour toujours. C’est là une première grande leçon, qui a une portée très générale. Dès le début de mon action militante, depuis le moment où j’ai commencé à lutter contre le fascisme, il était évident pour moi que le fascisme serait vaincu, que les pays occupés à cette époque par les Allemands, nazis, allaient être libérés. C’était quelque chose d’évident à mes yeux que l’Union soviétique sortirait victorieuse de la guerre, que de nouvelles forces se rassembleraient à ses côtés, que le communisme gagnerait du terrain. Et c’est effectivement ce qui est arrivé, un peu plus tard.

En France, au moment de la Libération, les communistes sont parvenus à conquérir un tiers du Parlement, des ministres communistes sont entrés au gouvernement. L’« esprit de l’époque » incitait à croire qu’il ne faudrait que peu d’années pour que la France se transforme en un pays socialiste. À ce propos, je me souviens d’une anecdote : une discussion avec un secrétaire du PCF, membre de la direction du journal L’Humanité. Je ne cite pas son nom, mais seulement ses initiales : E.F. Il avait environ 10 ans de plus que moi. C’était un camarade très sympathique. À la fin d’une session du Parti, je lui ai demandé : « Combien de temps devrons-nous attendre avant que la France soit socialiste ? ». Il me répondit : « Écoute, tu es jeune, impatient, mais cela ne se produira pas très rapidement. La France ne sera pas socialiste avant… 10 ans » [Nouveaux rires, toujours aussi communicatifs !]. Et ça, c’était il y a 40 ans !

La deuxième « leçon » est qu’il ne faut jamais se décourager, ni jamais perdre sa motivation. La vie est courte, mais tout pousse les êtres humains à combattre pour leur libération, à lutter pour un avenir meilleur. Je crois en notre victoire. La plupart des peuples dans le monde finiront par se convaincre du fait qu’il n’y a pas d’autre chemin d’atteindre cette libération et de réaliser cet avenir meilleur que celui du socialisme. C’est ce que je voudrais dire aux plus jeunes. Et aussi aux moins jeunes…

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À propos de l'auteur Le Grand Soir

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