Avec Bill Gates, Elon Musk et Thomas Lepeltier, je crois au progrès ! (par Nicolas Casaux)

Avec Bill Gates, Elon Musk et Thomas Lepeltier, je crois au progrès ! (par Nicolas Casaux)

Régu­liè­re­ment, toutes les quelques années, un membre des classes supé­rieures, CSP+ ou ++, se pro­pose de pondre un ouvrage pour nous ras­su­rer : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, et même de mieux en mieux ! L’ouvrage en ques­tion est évi­dem­ment pla­cé en tête de gon­doles, et sur sa cou­ver­ture, ou sur un ban­deau pro­mo­tion­nel atta­ché au livre, on trouve sou­vent une recom­man­da­tion signée Bill Gates.

Pre­mier exemple. Le livre La Part d’ange en nous : His­toire de la vio­lence et de son déclin de Ste­ven Pin­ker, « psy­cho­lin­guiste et psy­cho­logue cog­ni­ti­viste cana­do-amé­ri­cain », pas­sé par Har­vard et le MIT, etc. Paru en fran­çais en 2017, l’ouvrage pré­sente la pré­his­toire humaine comme une période affreuse, presque infer­nale, et fait l’éloge du « pro­ces­sus de civi­li­sa­tion » et de tout ce qu’il implique, donc du capi­ta­lisme, de l’État, etc., pour nous assu­rer que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des mondes.

Sur la cou­ver­ture, on lit ce mot de Bill Gates : « Le meilleur livre que j’aie lu de toute ma vie. »

Deuxième exemple. Le livre Fact­ful­ness de Hans Ros­ling, Ola Ros­ling et Anna Ros­ling Rönn­lund. L’édition fran­çaise de 2019 nous apprend qu’Hans Ros­ling est un « sta­tis­ti­cien de génie et star des confé­rences TED ». L’ouvrage, qui pré­tend pro­po­ser une « vision du monde basée sur les faits », nous assure « que la plu­part des choses ne cessent de pro­gres­ser ». Certes « il y a des choses qui vont mal dans le monde », mais dans l’ensemble « il y a beau­coup de choses qui vont mieux ». L’ouvrage pré­sente la pré­his­toire humaine comme une période affreuse, presque infer­nale, et fait l’éloge du pro­ces­sus de civi­li­sa­tion et de tout ce qu’il implique, donc du capi­ta­lisme, de l’État, etc., pour nous assu­rer que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des mondes. Il recourt pour cela à une foul­ti­tude de sta­tis­tiques plus ou moins stu­pides, du nombre de films réa­li­sés chaque année au nombre de gui­tares par habi­tant, en pas­sant par le nombre de smart­phones dans le monde, le taux d’extrême pau­vre­té, l’évolution de l’espérance de vie, le coût des pan­neaux solaires, le nombre de pays auto­ri­sant l’essence au plomb, etc.

Sur la cou­ver­ture, on lit ce mot de Bill Gates : « Un guide indispensable. »

Troi­sième et plus récent exemple, le livre Not the End of the World : How We Can Be the First Gene­ra­tion to Build a Sus­tai­nable Pla­net (« Ce n’est pas la fin du monde : com­ment nous pou­vons être la pre­mière géné­ra­tion à construire une pla­nète durable ») de la cher­cheuse à l’U­ni­ver­si­té d’Ox­ford à l’Ox­ford Mar­tin School et rédac­trice adjointe du site web Our World in Data Han­na Rit­chie. Paru en jan­vier 2024 en anglais, le livre n’a pas encore été publié en fran­çais, mais ça ne sau­rait tar­der. Il faut savoir que le site web Our World in Data pour lequel tra­vaille Rit­chie est riche­ment finan­cée, entre autres, par la fon­da­tion de Bill Gates, par la fon­da­tion d’Elon Musk et par la Qua­dra­ture Cli­mate Foun­da­tion, une fon­da­tion pri­vée liée aux inté­rêts du lob­by pétrolier.

Comme le rap­porte élo­gieu­se­ment le mili­tant végan Tho­mas Lepel­tier dans une chro­nique rédi­gée pour Le Point (média qui appar­tient en tota­li­té à l’in­dus­triel du luxe et mil­liar­daire Fran­çois Pinault, troi­sième for­tune fran­çaise), le livre de Rit­chie pré­sente la pré­his­toire humaine comme une période affreuse, presque infer­nale, où nos ancêtres humains ne fai­saient que rava­ger la pla­nète, et fait l’éloge du pro­ces­sus de civi­li­sa­tion et de tout ce qu’il implique, donc du capi­ta­lisme, de l’État, etc., pour nous assu­rer que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des mondes. Avec le plus grand sérieux, Rit­chie nous assure que « nous pour­rions être les pre­miers, dans l’histoire de l’humanité, à lais­ser l’environnement dans un meilleur état que celui dans lequel nous l’avons trouvé ».

« Au regard de la situa­tion actuelle », explique Lepel­tier, « Rit­chie estime qu’il n’y a jamais eu de meilleure époque pour être en vie. D’un côté, baisse dras­tique de la mor­ta­li­té infan­tile, de la mor­ta­li­té en couche, de la faim, de la mal­nu­tri­tion, de la pau­vre­té extrême et, d’un autre côté, hausse impor­tante de l’es­pé­rance de vie, de l’ac­cès à l’eau potable, à l’élec­tri­ci­té, à des sani­taires et à l’éducation. »

Les argu­ments clas­siques des apôtres du pro­grès, qui ne disent en réa­li­té pas grand-chose de la qua­li­té, de la richesse de la vie, et qui sont en outre faux pour la plupart.

À l’instar de ce que fait Hans Ros­ling dans son livre, si vous éva­luez l’évolution des inéga­li­tés de richesse à par­tir d’une date tar­dive, comme 1990, vous pour­rez, en sélec­tion­nant cer­tains indi­ca­teurs, pré­tendre que les inéga­li­tés dimi­nuent un peu. Mais en pre­nant l’ensemble de l’histoire de l’humanité en compte, vous ver­riez plu­tôt qu’elles ont explosé.

L’espérance de vie est une mesure typi­que­ment quan­ti­ta­tive et pas qua­li­ta­tive. Cer­tains ani­maux vivent plus vieux en cage que dans la nature. Doit-on en conclure que la vie en cage est un pro­grès ? De sur­croit, comme l’explique une des prin­ci­pales études sur le sujet, en réa­li­té, les chas­seurs-cueilleurs vivent et vivaient sans doute assez vieux, même confron­tés aux condi­tions pré­sentes. « Les don­nées montrent que l’espérance de vie modale d’un adulte est de 68–78 ans, et qu’il n’est pas rare pour des indi­vi­dus d’atteindre ces âges, ce qui sug­gère que les infé­rences basées sur la recons­ti­tu­tion paléo­dé­mo­gra­phique ne sont pas fiables. » (Gur­ven et Kaplan, 2007)

La mor­ta­li­té infan­tile et la mor­ta­li­té en couche sont des indi­ca­teurs dif­fi­ciles à esti­mer pour ce qui concerne de loin­taines époques, et qui n’évoluent pas de manière linéaire (en fonc­tion des époques et des endroits, ils pou­vaient aug­men­ter ou dimi­nuer). Nous ne savons rien de très cer­tain concer­nant ce qu’ils étaient il y a quelques siècles, encore moins ce qu’il en était durant la pré­his­toire. Quoi qu’il en soit, même en admet­tant l’hypothèse selon laquelle la méde­cine tech­no­lo­gique moderne per­met de dimi­nuer ces risques, peut-être même signi­fi­ca­ti­ve­ment, là encore, ces indi­ca­teurs sont davan­tage quan­ti­ta­tifs que qua­li­ta­tifs. Qu’une civi­li­sa­tion fran­che­ment dys­to­pique à de nom­breux égards et en train de détruire le monde per­mette de dimi­nuer la mor­ta­li­té infan­tile et la mor­ta­li­té en couche suf­fit-il à la pré­sen­ter comme un pro­grès vers un monde de plus en plus génial ?

L’argument de la faim est bien pire. Comme pour les inéga­li­tés éco­no­miques, en fonc­tion de votre point de com­pa­rai­son, de l’année et de l’endroit où vous faites débu­ter votre gra­phique, vous pour­rez effec­ti­ve­ment pré­tendre que la faim dans le monde dimi­nue. Ou qu’elle a explo­sé. Ce qui serait plus juste. Près de 10% des êtres humains en vie actuel­le­ment souffrent de la faim (et peut-être même davan­tage). Selon toute pro­ba­bi­li­té, pen­dant la majeure par­tie de l’histoire de l’humanité, la faim était loin d’être un tel pro­blème. Contrai­re­ment à ce que pré­tendent des pré­ju­gés mal­hon­nê­te­ment entre­te­nus, les socié­tés de chasse-cueillette souf­fraient très rare­ment de la faim et ne connais­saient que très rare­ment des famines, si elles en connais­saient (ces socié­tés connais­saient bien la nature, les plantes comes­tibles, mai­tri­saient de nom­breuses tech­niques de sub­sis­tance, avaient faci­le­ment accès à la terre et pou­vaient se dépla­cer rela­ti­ve­ment libre­ment d’un endroit à un autre ; com­pa­rez ça au civi­li­sé moyen, qui n’a en gros pas accès à la terre, qui ne connait qu’une seule tech­nique de pseu­do-sub­sis­tance, la cueillette payante dans les super­mar­chés, super­mar­chés qui ne pos­sèdent en stock que quelques jours d’alimentation, tout au plus, et dont l’existence implique un ravage tous azi­muts de la planète).

Et l’eau potable. On croit rêver. La civi­li­sa­tion qui a pour­ri l’eau potable du monde entier, qui l’a souillée de per­tur­ba­teurs endo­cri­niens, de métaux lourds, de plas­tiques et de sub­stances chi­miques can­cé­ro­gènes et autre­ment toxiques en tous genres, qui a pri­va­ti­sé l’eau, qui chie dedans, qui a entra­vé la plu­part des fleuves avec des bar­rages, qui pour­ra bien­tôt se tar­guer d’avoir pol­lué la der­nière goutte d’eau réel­le­ment propre qu’il res­tait sur la pla­nète (si ce n’est déjà fait), cette civi­li­sa­tion pré­tend four­nir le meilleur accès qu’on ait jamais connu à de l’eau potable ?

Et puis l’éducation. Évi­dem­ment. Évi­dem­ment que les domi­nants sont très contents que nous béné­fi­ciions tous désor­mais d’une mer­veilleuse édu­ca­tion. Comme l’a écrit un fameux père fon­da­teur du si génial sys­tème sco­laire, un des prin­ci­paux pères fon­da­teurs de l’école, le grand démo­crate Napo­léon Bona­parte : « Mon but prin­ci­pal, dans l’établissement d’un corps ensei­gnant, est d’avoir un moyen de diri­ger les opi­nions poli­tiques et morales. » Le célèbre ministre de l’Instruction publique (1832–1834) Fran­çois Gui­zot expli­quait lui que l’é­cole, « auto­ri­té supé­rieure, pla­cée au centre même du gou­ver­ne­ment », vise à « pro­pa­ger les bonnes doc­trines reli­gieuses, morales et poli­tiques ». Il ajou­tait que : « Quand le gou­ver­ne­ment a pris soin de pro­pa­ger, à la faveur de l’éducation natio­nale, sous les rap­ports de la reli­gion, de la morale, de la poli­tique, les doc­trines qui conviennent à sa nature et à sa direc­tion, ces doc­trines acquièrent bien­tôt une puis­sance contre laquelle viennent échouer les écarts de la liber­té d’esprit et toutes les ten­ta­tives sédi­tieuses. » L’école a lit­té­ra­le­ment été conçue pour entra­ver « les écarts de la liber­té d’esprit et toutes les ten­ta­tives sédi­tieuses ». C’est une ins­ti­tu­tion his­to­ri­que­ment conçue par et pour des régimes anti-démo­cra­tiques. Le bon vieux Jules Fer­ry ne disait pas autre chose. Selon lui, l’ins­ti­tu­tion sco­laire sert à « main­te­nir une cer­taine morale d’État, cer­taines doc­trines d’État qui sont néces­saires à sa conser­va­tion ». L’an­thro­po­logue James C. Scott remarque que « l’école publique a été inven­tée à peu près au même moment que la grande usine concen­trée sous un seul toit, et que les deux ins­ti­tu­tions ont clai­re­ment un air de famille. L’école était, dans un sens, une usine où l’on offrait une for­ma­tion de base, soit des com­pé­tences mini­males en cal­cul, en lec­ture et en écri­ture, afin de répondre aux besoins d’une socié­té en pleine indus­tria­li­sa­tion. » L’é­cole a tou­jours eu pour objec­tif pre­mier de repro­duire un cer­tain ordre social, avec des riches et des pauvres, des gou­ver­nants et des gou­ver­nés, de pro­duire de la main d’œuvre pour le capi­ta­lisme et des citoyens dociles pour l’É­tat. Se réjouir de l’expansion de cette ins­ti­tu­tion, c’est se réjouir de l’expansion d’une orga­ni­sa­tion sociale pro­fon­dé­ment anti-démo­cra­tique, injuste, auto­ri­taire, aliénante.

Etc. Sans sur­prise, les domi­nants pré­sentent l’essor de leur domi­na­tion comme un for­mi­dable « pro­grès ». Et leurs laquais, comme Tho­mas Lepel­tier, col­portent la bonne parole.

Sur la cou­ver­ture du livre d’Hannah Rit­chie, on trouve ce mot de Bill Gates : « Éclai­rant et essentiel. »

Ces ordures tentent de faire pas­ser notre asser­vis­se­ment col­lec­tif et indi­vi­duel, notre dépos­ses­sion et notre alié­na­tion crois­santes et même la des­truc­tion du monde pour de mer­veilleux progrès.

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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