Régulièrement, toutes les quelques années, un membre des classes supérieures, CSP+ ou ++, se propose de pondre un ouvrage pour nous rassurer : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, et même de mieux en mieux ! L’ouvrage en question est évidemment placé en tête de gondoles, et sur sa couverture, ou sur un bandeau promotionnel attaché au livre, on trouve souvent une recommandation signée Bill Gates.
Premier exemple. Le livre La Part d’ange en nous : Histoire de la violence et de son déclin de Steven Pinker, « psycholinguiste et psychologue cognitiviste canado-américain », passé par Harvard et le MIT, etc. Paru en français en 2017, l’ouvrage présente la préhistoire humaine comme une période affreuse, presque infernale, et fait l’éloge du « processus de civilisation » et de tout ce qu’il implique, donc du capitalisme, de l’État, etc., pour nous assurer que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des mondes.
Sur la couverture, on lit ce mot de Bill Gates : « Le meilleur livre que j’aie lu de toute ma vie. »
Deuxième exemple. Le livre Factfulness de Hans Rosling, Ola Rosling et Anna Rosling Rönnlund. L’édition française de 2019 nous apprend qu’Hans Rosling est un « statisticien de génie et star des conférences TED ». L’ouvrage, qui prétend proposer une « vision du monde basée sur les faits », nous assure « que la plupart des choses ne cessent de progresser ». Certes « il y a des choses qui vont mal dans le monde », mais dans l’ensemble « il y a beaucoup de choses qui vont mieux ». L’ouvrage présente la préhistoire humaine comme une période affreuse, presque infernale, et fait l’éloge du processus de civilisation et de tout ce qu’il implique, donc du capitalisme, de l’État, etc., pour nous assurer que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des mondes. Il recourt pour cela à une foultitude de statistiques plus ou moins stupides, du nombre de films réalisés chaque année au nombre de guitares par habitant, en passant par le nombre de smartphones dans le monde, le taux d’extrême pauvreté, l’évolution de l’espérance de vie, le coût des panneaux solaires, le nombre de pays autorisant l’essence au plomb, etc.
Sur la couverture, on lit ce mot de Bill Gates : « Un guide indispensable. »
Troisième et plus récent exemple, le livre Not the End of the World : How We Can Be the First Generation to Build a Sustainable Planet (« Ce n’est pas la fin du monde : comment nous pouvons être la première génération à construire une planète durable ») de la chercheuse à l’Université d’Oxford à l’Oxford Martin School et rédactrice adjointe du site web Our World in Data Hanna Ritchie. Paru en janvier 2024 en anglais, le livre n’a pas encore été publié en français, mais ça ne saurait tarder. Il faut savoir que le site web Our World in Data pour lequel travaille Ritchie est richement financée, entre autres, par la fondation de Bill Gates, par la fondation d’Elon Musk et par la Quadrature Climate Foundation, une fondation privée liée aux intérêts du lobby pétrolier.
Comme le rapporte élogieusement le militant végan Thomas Lepeltier dans une chronique rédigée pour Le Point (média qui appartient en totalité à l’industriel du luxe et milliardaire François Pinault, troisième fortune française), le livre de Ritchie présente la préhistoire humaine comme une période affreuse, presque infernale, où nos ancêtres humains ne faisaient que ravager la planète, et fait l’éloge du processus de civilisation et de tout ce qu’il implique, donc du capitalisme, de l’État, etc., pour nous assurer que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des mondes. Avec le plus grand sérieux, Ritchie nous assure que « nous pourrions être les premiers, dans l’histoire de l’humanité, à laisser l’environnement dans un meilleur état que celui dans lequel nous l’avons trouvé ».
« Au regard de la situation actuelle », explique Lepeltier, « Ritchie estime qu’il n’y a jamais eu de meilleure époque pour être en vie. D’un côté, baisse drastique de la mortalité infantile, de la mortalité en couche, de la faim, de la malnutrition, de la pauvreté extrême et, d’un autre côté, hausse importante de l’espérance de vie, de l’accès à l’eau potable, à l’électricité, à des sanitaires et à l’éducation. »
Les arguments classiques des apôtres du progrès, qui ne disent en réalité pas grand-chose de la qualité, de la richesse de la vie, et qui sont en outre faux pour la plupart.
À l’instar de ce que fait Hans Rosling dans son livre, si vous évaluez l’évolution des inégalités de richesse à partir d’une date tardive, comme 1990, vous pourrez, en sélectionnant certains indicateurs, prétendre que les inégalités diminuent un peu. Mais en prenant l’ensemble de l’histoire de l’humanité en compte, vous verriez plutôt qu’elles ont explosé.
L’espérance de vie est une mesure typiquement quantitative et pas qualitative. Certains animaux vivent plus vieux en cage que dans la nature. Doit-on en conclure que la vie en cage est un progrès ? De surcroit, comme l’explique une des principales études sur le sujet, en réalité, les chasseurs-cueilleurs vivent et vivaient sans doute assez vieux, même confrontés aux conditions présentes. « Les données montrent que l’espérance de vie modale d’un adulte est de 68–78 ans, et qu’il n’est pas rare pour des individus d’atteindre ces âges, ce qui suggère que les inférences basées sur la reconstitution paléodémographique ne sont pas fiables. » (Gurven et Kaplan, 2007)
La mortalité infantile et la mortalité en couche sont des indicateurs difficiles à estimer pour ce qui concerne de lointaines époques, et qui n’évoluent pas de manière linéaire (en fonction des époques et des endroits, ils pouvaient augmenter ou diminuer). Nous ne savons rien de très certain concernant ce qu’ils étaient il y a quelques siècles, encore moins ce qu’il en était durant la préhistoire. Quoi qu’il en soit, même en admettant l’hypothèse selon laquelle la médecine technologique moderne permet de diminuer ces risques, peut-être même significativement, là encore, ces indicateurs sont davantage quantitatifs que qualitatifs. Qu’une civilisation franchement dystopique à de nombreux égards et en train de détruire le monde permette de diminuer la mortalité infantile et la mortalité en couche suffit-il à la présenter comme un progrès vers un monde de plus en plus génial ?
L’argument de la faim est bien pire. Comme pour les inégalités économiques, en fonction de votre point de comparaison, de l’année et de l’endroit où vous faites débuter votre graphique, vous pourrez effectivement prétendre que la faim dans le monde diminue. Ou qu’elle a explosé. Ce qui serait plus juste. Près de 10% des êtres humains en vie actuellement souffrent de la faim (et peut-être même davantage). Selon toute probabilité, pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la faim était loin d’être un tel problème. Contrairement à ce que prétendent des préjugés malhonnêtement entretenus, les sociétés de chasse-cueillette souffraient très rarement de la faim et ne connaissaient que très rarement des famines, si elles en connaissaient (ces sociétés connaissaient bien la nature, les plantes comestibles, maitrisaient de nombreuses techniques de subsistance, avaient facilement accès à la terre et pouvaient se déplacer relativement librement d’un endroit à un autre ; comparez ça au civilisé moyen, qui n’a en gros pas accès à la terre, qui ne connait qu’une seule technique de pseudo-subsistance, la cueillette payante dans les supermarchés, supermarchés qui ne possèdent en stock que quelques jours d’alimentation, tout au plus, et dont l’existence implique un ravage tous azimuts de la planète).
Et l’eau potable. On croit rêver. La civilisation qui a pourri l’eau potable du monde entier, qui l’a souillée de perturbateurs endocriniens, de métaux lourds, de plastiques et de substances chimiques cancérogènes et autrement toxiques en tous genres, qui a privatisé l’eau, qui chie dedans, qui a entravé la plupart des fleuves avec des barrages, qui pourra bientôt se targuer d’avoir pollué la dernière goutte d’eau réellement propre qu’il restait sur la planète (si ce n’est déjà fait), cette civilisation prétend fournir le meilleur accès qu’on ait jamais connu à de l’eau potable ?
Et puis l’éducation. Évidemment. Évidemment que les dominants sont très contents que nous bénéficiions tous désormais d’une merveilleuse éducation. Comme l’a écrit un fameux père fondateur du si génial système scolaire, un des principaux pères fondateurs de l’école, le grand démocrate Napoléon Bonaparte : « Mon but principal, dans l’établissement d’un corps enseignant, est d’avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales. » Le célèbre ministre de l’Instruction publique (1832–1834) François Guizot expliquait lui que l’école, « autorité supérieure, placée au centre même du gouvernement », vise à « propager les bonnes doctrines religieuses, morales et politiques ». Il ajoutait que : « Quand le gouvernement a pris soin de propager, à la faveur de l’éducation nationale, sous les rapports de la religion, de la morale, de la politique, les doctrines qui conviennent à sa nature et à sa direction, ces doctrines acquièrent bientôt une puissance contre laquelle viennent échouer les écarts de la liberté d’esprit et toutes les tentatives séditieuses. » L’école a littéralement été conçue pour entraver « les écarts de la liberté d’esprit et toutes les tentatives séditieuses ». C’est une institution historiquement conçue par et pour des régimes anti-démocratiques. Le bon vieux Jules Ferry ne disait pas autre chose. Selon lui, l’institution scolaire sert à « maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui sont nécessaires à sa conservation ». L’anthropologue James C. Scott remarque que « l’école publique a été inventée à peu près au même moment que la grande usine concentrée sous un seul toit, et que les deux institutions ont clairement un air de famille. L’école était, dans un sens, une usine où l’on offrait une formation de base, soit des compétences minimales en calcul, en lecture et en écriture, afin de répondre aux besoins d’une société en pleine industrialisation. » L’école a toujours eu pour objectif premier de reproduire un certain ordre social, avec des riches et des pauvres, des gouvernants et des gouvernés, de produire de la main d’œuvre pour le capitalisme et des citoyens dociles pour l’État. Se réjouir de l’expansion de cette institution, c’est se réjouir de l’expansion d’une organisation sociale profondément anti-démocratique, injuste, autoritaire, aliénante.
Etc. Sans surprise, les dominants présentent l’essor de leur domination comme un formidable « progrès ». Et leurs laquais, comme Thomas Lepeltier, colportent la bonne parole.
Sur la couverture du livre d’Hannah Ritchie, on trouve ce mot de Bill Gates : « Éclairant et essentiel. »
Ces ordures tentent de faire passer notre asservissement collectif et individuel, notre dépossession et notre aliénation croissantes et même la destruction du monde pour de merveilleux progrès.
Nicolas Casaux
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