Un membre de l’élite est mort, et on nous somme de larmoyer (par Nicolas Casaux)

Un membre de l’élite est mort, et on nous somme de larmoyer (par Nicolas Casaux)

Dif­fi­cile d’échapper à l’information. Un membre de l’élite est mort, la classe domi­nante est en deuil, les médias aus­si, et par effet sour­nois de ruis­sel­le­ment, de condi­tion­ne­ment, le bon peuple de la nation est invi­té à se recueillir lui aus­si, à ver­ser une larme, à par­ti­ci­per à la grande com­mu­nion, à célé­brer la messe. *Sanglot*sanglot*, Robert Badin­ter est mort, *sanglot*sanglot*.

Certes, Robert Badin­ter a par­ti­ci­pé à rendre le désastre tech­no-indus­triel un peu moins homo­phobe, il s’est oppo­sé à la peine de mort et a com­bat­tu l’extrême droite. Très bien. Mais Robert Badin­ter était aus­si un ardent défen­seur de la civi­li­sa­tion indus­trielle, de l’ordre domi­nant et de tout ce qu’il implique — intrin­sè­que­ment, même si beau­coup de gens, de gauche à droite, fan­tasment autre­ment — de dépos­ses­sion, d’injustices, d’inégalités, de ravages écologiques.

Badin­ter était un défen­seur de la pros­ti­tu­tion — un des plus vieux méca­nismes de l’oppression des femmes par les hommes. Comme l’avait sou­li­gné Isa­belle Alon­so, lors d’une audi­tion au Sénat en 2014, il avait seriné

« l’antienne patriar­cale consis­tant à jux­ta­po­ser des objets et des femmes. Ciga­rettes, whis­ky et p’tites pépées : “si vous inter­di­sez la pros­ti­tu­tion elle devient clan­des­tine, si vous inter­di­sez l’alcool, on sait ce qu’a don­né la pro­hi­bi­tion aux USA, vous inter­di­sez la drogue le tra­fic ne se fait pas dans les phar­ma­cies … ça conti­nue­ra de façon clandestine.”

La com­pa­rai­son, fré­quente, de la pros­ti­tu­tion avec le tra­fic de drogue, d’alcool et autres sub­stances pro­hi­bées fait l’impasse sur un détail. Une brou­tille. Le can­na­bis, l’alcool, la cocaïne peuvent être consom­mées, snif­fées, fumées. Elles ne peuvent être mal­trai­tées. On ne peut exer­cer sur elles ni chan­tage ni vio­lence. Dans le cas qui nous occupe la sub­stance concer­née est un être humain, pas une matière inerte. Ça ne fait pas de dif­fé­rence, appa­rem­ment. Consi­dé­rer le corps vivant d’un être humain comme un pro­duit de consom­ma­tion en dit long sur la qua­li­té du regard posé sur les per­sonnes prostituées. »

À ses yeux, la pros­ti­tu­tion était donc une sorte de mal néces­saire, qu’il fal­lait bien tolérer.

Badin­ter défen­dait une autre forme tout aus­si ignoble d’exploitation des femmes : la GPA, la mar­chan­di­sa­tion et la mise à dis­po­si­tion des capa­ci­tés repro­duc­trices des femmes — pauvres, pré­caires — au béné­fice de riches.

Concer­nant la situa­tion en Pales­tine, Badin­ter approu­vait le « recours à la force » (meur­trière) qu’employait l’É­tat israé­lien contre les Palestinien·nes, « recours à la force » qui avait le mérite, selon lui d’as­su­rer « le sta­tu quo » (cf. « L’en­gre­nage fatal », par Michèle Man­ceaux, Le Monde, 30 août 2001).

Enfin, Badin­ter était un grand pro­mo­teur de la « com­pé­ti­ti­vi­té » tech­nos­cien­ti­fique, il célé­brait « la science et la tech­no­lo­gie qui, à tra­vers la mise au point de nou­veaux pro­cé­dés et dis­po­si­tifs, sont de nature à amé­lio­rer les condi­tions de vie des hommes et de pro­té­ger l’environnement » (comme on le constate tous, depuis qu’il y a la science et la tech­no­lo­gie, l’environnement pros­père à fond, et plus il y a de science et de tech­no­lo­gie, plus la situa­tion s’améliore). Badin­ter s’inquiétait de la « perte de com­pé­ti­ti­vi­té » de la France, sur le plan du déve­lop­pe­ment tech­nos­cien­ti­fique, « au niveau euro­péen comme mon­dial ». Il déplo­rait la méfiance et la défiance des gens vis-à-vis des cher­cheurs, scien­ti­fiques, ingé­nieurs, experts et autres tech­no­crates, qu’il consi­dé­rait comme « nos cham­pions ». (Voir : https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Quatre_ministres_nous_e_crivent‑2.pdf)

Les élites peuvent bien se célé­brer entre elles. Le monde dont Badin­ter a été un archi­tecte et un pro­mo­teur — même s’il a aus­si essayé de le rendre un peu moins ignoble — est une catas­trophe tous azi­muts vouée à rava­ger la nature et à nous dépos­sé­der tou­jours plus pro­fon­dé­ment. Pour notre part, il n’y a rien à célé­brer là-dedans. Et aucun hom­mage à rendre.

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

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