Par M.K. Bhadrakumar – Le 29 janvier 2024 – Source Indian punchline
Il existe un vieux proverbe qui dit qu’un malheur n’arrive jamais seul. S’ajoutant aux informations selon lesquelles des soldats américains seraient tombés comme des quilles lors d’une frappe de drone contre la station ultra-secrète de la CIA chargée du renseignement et des opérations secrètes à la frontière syro-jordanienne, « nyet » est le mot que Pékin adresse aux instances de l’administration Biden pour sa demande de faire passer le message à Téhéran de maîtriser les Houthis du Yémen, dans le contexte inquiétant de l’Axe de la Résistance qui étend ses opérations contre les intérêts américains et israéliens.
Le président Biden a chargé son conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, de gérer cette mission très délicate avec Pékin, à la place du plus haut diplomate américain, Antony Blinken. Sullivan est particulièrement bien placé pour alterner les rôles entre la politique intérieure et la politique étrangère des États-Unis. C’est un homme de confiance du président et est activement impliqué dans la campagne de réélection de Biden.
Sullivan a passé la nuit en Thaïlande vendredi/samedi pour lancer son offensive de charme auprès du ministre des Affaires étrangères Wang Yi. Mais il est reparti sans aucun signe indiquant que la Chine serait prête à user de son influence auprès de Téhéran.
Plus tard, une conférence de presse télévisuelle, faite par un haut responsable du NSC, a été organisée à la hâte par la Maison Blanche pour couvrir les arrières de Sullivan. Cela m’a fait comprendre que la lecture des feuilles de thé chinoises est un art en soi. Comme l’a dit le responsable du NSC, « Pékin dit qu’ils aborderont ce sujet avec les Iraniens… mais nous allons certainement attendre avant de commenter davantage sur l’efficacité avec laquelle nous pensons qu’ils mèneront cette affaire ».
Sullivan semble s’être heurté à un mur de briques. C’est curieux, car l’administration Biden aurait dû tirer les leçons de son expérience antérieure avec Pékin lorsqu’elle a essayé d’inciter la Chine à convaincre son proche allié, la Corée du Nord, de réduire son programme d’armes nucléaires ou de revenir sur son amitié « sans limites » avec la Russie à propos de l’Ukraine.
En fait, l’armée sud-coréenne a déclaré dimanche que la Corée du Nord avait tiré plusieurs missiles de croisière, prolongeant ainsi une série d’essais d’armes qui aggravent les tensions avec les États-Unis et reflètent les efforts de Pyongyang pour étendre son arsenal d’armes conçues pour submerger des cibles américaines éloignées dans le Pacifique, notamment Guam !
De toute évidence, l’administration Biden n’a pas compris que Pékin ne se sentait pas obligée d’utiliser son influence sur Pyongyang pour servir les intérêts américains. Il est tout à fait naïf de s’attendre à ce que Pékin se laisse prendre à un engagement sélectif sur des questions visant à donner au président la possibilité de donner le meilleur de lui-même lors des prochaines élections de novembre.
Qu’obtient la Chine en retour ? La question ne vient pas à l’esprit de l’administration Biden. L’hypothèse à Washington est que la Chine est en trip égotique et implore un engagement sélectif avec la première puissance militaire et économique de la planète. Au contraire, la Chine a elle aussi des exigences légitimes à formuler – comme, par exemple, que les États-Unis n’incitent pas subrepticement Taïwan à s’engager sur la voie de l’indépendance, ou qu’ils accordent à la Chine des conditions de concurrence équitables pour établir de nouvelles normes technologiques au niveau mondial.
Il est intéressant de noter que, comparée à la lecture taciturne de la Maison Blanche sur la réunion Sullivan-Wang Yi en Thaïlande, le ministère chinois des Affaires étrangères a publié samedi une déclaration franche et complète pour remettre les pendules à l’heure et devancer les belles histoires de Biden. Les extraits pertinents de la déclaration chinoise intitulée « Wang Yi a rencontré Sullivan, l’assistant du président des États-Unis pour les affaires de sécurité nationale », sont reproduits ci-dessous :
(Traduction non officielle)
“Les deux parties ont mené des communications stratégiques franches, substantielles et fructueuses autour de la mise en œuvre du consensus de la réunion de San Francisco entre les chefs d’État des deux pays et du traitement approprié des questions importantes et sensibles dans les relations sino-américaines.
Wang Yi a déclaré que cette année marquait le 45e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la Chine et les États-Unis. Les deux parties devraient profiter de cette occasion pour résumer leurs expériences et tirer des leçons, se traiter mutuellement sur un pied d’égalité plutôt qu’avec condescendance, rechercher un terrain d’entente tout en préservant les différences plutôt qu’en les soulignant, en respectant efficacement les intérêts fondamentaux de chacun plutôt qu’en y nuisant, et en travaillant ensemble au respect mutuel, à la coexistence pacifique et à la coopération gagnant-gagnant pour construire une manière correcte pour la Chine et les États-Unis de s’entendre.
Wang Yi a souligné que la question de Taïwan relève des affaires intérieures de la Chine et que les élections régionales de Taïwan ne peuvent pas changer le fait fondamental que Taïwan fait partie de la Chine. Le plus grand risque pour la paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan est « l’indépendance de Taïwan », et le plus grand défi pour les relations sino-américaines est également « l’indépendance de Taïwan ». Les États-Unis doivent respecter le principe d’une seule Chine et les trois communiqués conjoints entre la Chine et les États-Unis, mettre en œuvre l’engagement de ne pas soutenir « l’indépendance de Taïwan » et soutenir la réunification pacifique de la Chine.
Wang Yi a souligné que tous les pays ont des préoccupations en matière de sécurité nationale, mais qu’elles doivent être justifiées et raisonnables. Ils ne peuvent pas s’engager dans une pan-politisation et une pan-sécurité, encore moins freiner et réprimer le développement d’autres pays. Les deux parties ont convenu de discuter plus en détail de la frontière entre la sécurité nationale et les activités économiques…
Les deux parties ont également discuté de questions internationales et régionales telles que le Moyen-Orient, l’Ukraine, la péninsule coréenne et la mer de Chine méridionale.”
Le communiqué chinois ne fait même aucune mention spécifique des Houthis ou de Téhéran ! Au lieu de cela, il souligne la menace perçue de l’indépendance de Taïwan comme « le plus grand défi pour les relations sino-américaines ». En outre, il réitère les inquiétudes de Pékin quant au recours des États-Unis aux restrictions à l’exportation « pour contenir et supprimer le développement d’autres pays » et déclare que les deux pays discuteront de « la frontière entre la sécurité nationale et les activités économiques » lors de leurs prochaines réunions.
Qu’en dire ? En termes simples, la réticence de la Chine à utiliser son poids diplomatique et économique pour soutenir les mesures américaines visant à remédier aux perturbations de la mer Rouge en maîtrisant l’Axe de la Résistance (ou à restreindre le comportement de la Corée du Nord) souligne les limites des efforts de sensibilisation diplomatique ou de l’offensive de charme de l’administration Biden à pousser Pékin à s’engager sur des points chauds qui pourraient autrement devenir de vives controverses dans la politique électorale de Biden jusqu’en novembre.
Soit dit en passant, le communiqué chinois reconnaît également qu’il existe des domaines dans lesquels Pékin est effectivement intéressé par un engagement avec les États-Unis à ce moment de transformation – à savoir la mise en œuvre conjointe de ce qu’on appelle la « Vision de San Francisco », qui se traduit par :
- Des contacts réguliers entre les deux présidents afin de « donner des orientations stratégiques aux relations bilatérales » ;
- La promotion des échanges bilatéraux ;
- Faire bon usage des canaux de communication stratégiques actuels et d’une série de mécanismes de dialogue et de consultation dans divers domaines allant de la diplomatie, des relations militaires, de l’économie, de la finance, du commerce, du changement climatique, etc. ;
- Poursuivre la discussion sur les « principes directeurs » des relations sino-américaines ;
- La coopération en matière de contrôle des drogues ;
- Un mécanisme de dialogue intergouvernemental sur l’intelligence artificielle ; et,
- Les échanges culturels.
Comment se fait-il que les États-Unis et leurs alliés occidentaux se trompent tant ? En guise de réponse, le dernier mot revient au ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, qui a déclaré à New York lors d’une brève visite au siège de l’ONU le week-end dernier :
Ils croient que depuis 500 ans ils gouvernent le monde comme ils l’entendent, vivant aux dépens des autres, et ils pensent que cela devrait continuer. Cette logique ignore complètement la réalité objective, notamment le fait que la grande majorité des anciennes colonies ont accédé à l’indépendance, ont pris conscience de leurs intérêts nationaux, veulent renforcer leur identité nationale, culturelle et religieuse et connaissent une croissance si rapide qu’elles ont lâché l’Ouest, laissé loin derrière – du moins pour les membres des BRICS.
En fin de compte, Pékin ne se laissera pas tromper par les tentatives américaines visant à créer des perceptions erronées dans les relations de la Chine avec l’Iran ou la Corée du Nord. La Chine n’a pas l’intention d’aider les États-Unis à tirer leurs marrons du feu au Moyen-Orient ou en Extrême-Orient. L’environnement international est plutôt tendu et Pékin a placé sa boussole du bon côté de l’histoire.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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