Le texte suivant est une traduction d’un extrait d’une conférence que Jane Clare Jones a donnée à Cambridge Radfems, en novembre 2019, extrait également reproduit dans la collection d’essais de Jane Clare Jones intitulée The Annals of the TERF-Wars and Other Writing (2022).
Le féminisme poststructuraliste possède de nombreuses racines. Selon un des fils conducteurs de sa généalogie intellectuelle, la nature de l’être humain ne peut être comprise qu’en mettant l’accent sur la relation entre le soi et l’autre, ou entre le soi et le monde. D’après cette analyse, la conception occidentale dominante du sujet — qui court de Platon au sujet libéral et néolibéral moderne, en passant par Descartes — repose sur ce que l’on pourrait appeler un mensonge souverainiste. Nous sommes enclins à nous considérer comme des êtres autonomes, indépendants et souverains, de purs esprits platoniciens, des cogitos rationnels et désincarnés, les maximiseurs d’utilité de l’économie néoclassique. Ce qui est nécessairement et je dirais même délibérément occulté par ces fantasmes d’un soi souverain et indépendant, c’est la mesure dans laquelle la vie humaine — toute vie, en fait — ne peut naître, et ne peut subsister, qu’au sein de réseaux de dépendance, de vulnérabilité et de relation.
Pour les penseurs poststructuralistes de tendance masculiniste — et, oui, je vous regarde Lacan — cette impossibilité du soi souverain est une tragédie. Le sujet est fracturé, son identité idéalisée est irrémédiablement divisée par la relation. Nous sommes toutes et tous condamné·es à une quête impossible et sans fin visant à retrouver notre omnipotence perdue. Irigaray sera la première penseuse à remettre résolument en question cette idée, à analyser l’histoire de la philosophie comme l’expression d’un fantasme patriarcal, à se demander pourquoi nous devrions supposer que les sujets doivent être absolument souverains, et à expliquer comment ce fantasme produit l’effacement et l’appropriation des femmes par les hommes. Mais Irigaray n’a pas été la première femme à recourir à de tels outils philosophiques afin d’examiner comment le sujet souverainiste produit la projection patriarcale de la « femme ». Cet honneur revient à l’ouvrage historique et monumental de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.
Beauvoir — de même que Sartre, Merleau-Ponty, Jacques Lacan et toutes celles et ceux qui pensaient être quelqu’un dans les cercles intellectuels parisiens — assista à une série de conférences données par le philosophe russe Alexandre Kojève dans les années 30 sur le thème de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel[1]. Kojève formula une lecture de la centralité de la dialectique maître-esclave de Hegel dans le développement de la subjectivité humaine qui allait avoir un effet indélébile sur les 50 années suivantes de la philosophie française. Dans le récit hégélien de Kojève, la conscience de soi nécessite une rencontre avec une autre conscience. Or cette rencontre est nécessairement animée par une « hostilité fondamentale », parce que chaque sujet aspire à une sorte d’omnipotence souveraine narcissique et désire forcer l’autre à le reconnaître précisément dans les termes qu’il lui dicte (bonjour les protocoles de pronoms !). Les sujets s’investissent ainsi dans une impitoyable lutte afin d’obtenir de l’autre qu’il les reconnaisse exactement selon leurs propres termes (« Je suis qui je dis que je suis »). Lutte qui ne se résout que lorsque l’une des parties perd son sang-froid et se laisse subjuguer. Le nouveau maître découvre alors que la reconnaissance obtenue au moyen de la domination violente n’est pas une reconnaissance authentique et qu’il se sent toujours complètement seul et invalidé. Puisse cela nous servir de leçon.
Il existe d’importantes raisons de mettre en doute cette hypothèse selon laquelle l’intersubjectivité reposerait sur une hostilité fondamentale. Toute femme ayant materné un enfant pourrait vous dire que la danse dyadique au travers de laquelle naît la conscience humaine ne se résume pas à une lutte féroce visant à imposer à l’autre notre omnipotence souveraine. Cependant, pour Beauvoir, la volonté de toute-puissance souveraine est une sorte de nature inéluctable, qui conduit l’homme à poser la « femme » comme « l’autre ». Comme elle l’écrit dans l’introduction du Deuxième sexe, « la catégorie de l’Autre est aussi originelle que la conscience elle-même », car « si suivant Hegel on découvre dans la conscience elle-même une fondamentale hostilité à l’égard de toute autre conscience ; le sujet ne se pose qu’en s’opposant : il prétend s’affirmer comme l’essentiel et constituer l’autre en inessentiel, en objet ». Partant de l’idée que « chaque conscience prétend se poser seule comme sujet souverain », et que cette pulsion structure la subjectivité patriarcale, on en arrive à la fameuse déclaration : « Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre[2]. »
Si l’hypothèse de Beauvoir concernant la nécessité de cette hostilité fondamentale peut être remise en question, son analyse d’une subjectivité souverainiste faisant de « la Femme » un Autre objectivé a constitué une contribution historique pour la réflexion sur le genre patriarcal. L’importance de cette analyse réside dans le fait qu’elle a établi que « la femme », dans la culture occidentale, n’avait jamais été pensée de son propre point de vue, mais uniquement façonnée par les projections négatives du sujet masculin. Beauvoir a été la première personne à saisir le mode de pensée du sujet masculin (mâle) universel — ou par défaut —, et à comprendre comment « la femme » est produite par un mécanisme d’inversion de ce sujet masculin par ce sujet masculin. Comme elle l’écrit, « L’humanité est mâle » tandis que « La femme apparaît comme le négatif » — « l’homme définit la femme non en soi mais relativement à lui »[3]. Elle note, comme de nombreuses féministes l’ont fait depuis, qu’Aristote définit la femme par un « certain manque de qualités » ou comme « souffrant d’une défectuosité naturelle », et que Thomas d’Aquin considère la femme comme un « homme manqué ». Cette compréhension de la manière dont l’imagination patriarcale assimile l’humain au sujet mâle et produit ainsi « la femme » comme une absence inversée est essentielle pour toute réflexion approfondie sur la structure du genre patriarcal, depuis l’analyse féministe de la deuxième vague jusqu’à sa récente démonstration empirique dans l’ouvrage Femmes invisibles de Caroline Criado-Perez.
Irigaray ajoute ensuite à l’analyse du genre patriarcal de Beauvoir — et la complique. Du poststructuralisme, Irigaray retient l’idée que le sujet souverain se construit à l’intérieur d’un réseau de hiérarchies binaires conceptuelles. Le monde est appréhendé au prisme d’une série de paires de concepts binaires. Le sujet masculin s’attribue l’esprit, la raison, la culture, les idées, l’immatérialité, l’identité, l’éternité et l’immuabilité — toutes les qualités qui devraient lui permettre de transcender les limites d’une existence incarnée et vulnérable. Par projection, « la femme » devient alors la dépositaire du corps, de l’émotion, de la nature, de la matière, de la différence, du processus et du changement : tous ces attributs incarnés et animaliers avec lesquels le moi souverain invulnérable ne veut rien avoir à faire. Ce mécanisme produit la hiérarchie des valeurs et des activités qui constitue l’infrastructure conceptuelle profonde du genre patriarcal. Le sujet mâle souverain incarne les valeurs proprement humaines, tandis que la femme se voit confier tout le travail sale et charnel, exactement comme « la nature » l’a voulu. La remise en question de cette hiérarchie — à la fois conceptuellement et concrètement, dans le cadre de l’organisation sociale — représente l’une des tâches centrales de l’analyse féministe. Et quoi qu’en disent ceux qui prétendent vouloir « détruire les binarités », effacer l’existence des personnes de sexe féminin n’est certainement pas la bonne façon d’y parvenir. (Voir ma « Note sur la destruction des binarités »).
Ce qu’Irigaray retient du poststructuralisme, c’est une analyse de la manière dont la construction patriarcale du sujet masculin par défaut et souverain repose sur le déni de la vulnérabilité matérielle de sa propre existence — vulnérabilité qui se trouve projetée sur les femmes. Cependant, contrairement à Beauvoir, Irigaray ne se contente pas de concevoir cette projection de la « femme en tant qu’autre » comme le produit inéluctable d’une pulsion souveraine inhérente à toute conscience humaine. Pour elle, cette pulsion est fondamentalement produite par l’incapacité du sujet mâle à accepter la vulnérabilité qu’implique la dépendance matérielle et maternelle. C’est ainsi qu’elle critique de manière innovante la psychanalyse lacanienne, puis analyse la philosophie occidentale comme un fantasme idéaliste qui repose sur, et répète constamment, le « meurtre de la mère »[4].
La célèbre théorie de Lacan sur le « stade du miroir » dans le développement de l’enfant a également été fortement influencée par la lecture de Hegel par Kojève. Selon Lacan, le stade du miroir représente un moment archétypal dans le développement du sentiment de soi au cours duquel l’enfant en vient à se percevoir comme un tout cohérent en s’identifiant à son reflet dans un miroir (dans le récit de Lacan, l’enfant est, évidemment, de sexe masculin). Cet exploit d’intégration triomphante de soi confère à l’enfant « la solennité des statues[5] ». C’est ce processus qui « constitue le moi » avec les « attributs de permanence, d’identité et de substantialité[6] ». La base de la critique de Lacan que formule Irigaray consiste à remarquer que ce moment mythique du développement n’implique pas réellement un miroir. Les enfants ne se forment pas en relation à un objet réfléchissant impassible, mais à une personne réfléchissante active. En d’autres termes, cette chose-miroir est en fait une personne-mère. En transformant les mères en miroirs, on dissimule des éléments cruciaux. Premièrement, la dépendance de tous les êtres humains à l’égard du travail matériel et psychique des femmes. Ensuite, le fait que tous les êtres humains se développent via une dyade interactive entre deux sujets, et non pas simplement en se projetant narcissiquement sur des surfaces réfléchissantes muettes. Car il s’avère que les mères sont, en fait, des personnes.
Irigaray a étudié l’histoire de la philosophie au prisme de l’idée selon laquelle la subjectivité patriarcale fonctionne en éludant la dépendance intersubjective et matérielle. Elle a méticuleusement examiné tous les endroits où le philosophe mâle s’était, selon les mots de Beauvoir, rendu « absolu », et a découvert les traces cachées du miroir/de la mère. La surface réfléchissante du miroir représente une métaphore extrêmement puissante pour conceptualiser la structure profonde du genre patriarcal et comprendre le rôle qu’elle assigne aux femmes. Ce n’est pas pour rien que Virginia Woolf remarquait, il y a 90 ans : « Les femmes, durant tous ces siècles, avaient servi de verres grossissants dont le magique et délicieux pouvoir réfléchissait la silhouette naturelle d’un homme en multipliant sa taille par deux[7]. »
Le premier point que je souhaite soulever ici, c’est que le rôle patriarcal de la « femme-miroir » est fondamentalement une affaire de service. Comme le relève Woolf — d’une manière que Beauvoir et Irigaray approuveraient certainement —, une partie essentielle de ce service consiste à renvoyer aux hommes l’image qu’ils désirent d’eux-mêmes, et à se comporter avec les hommes comme ils veulent que l’on se comporte avec eux. Pour être un bon miroir, les femmes ne doivent pas exhiber trop de subjectivité ou introjecter trop de personnalité dans cette relation, parce qu’une surface trop imprégnée de sa propre image reflétera mal ce que l’on attend d’elle. Ce qui explique pourquoi l’imagination patriarcale caractérise « la femme » idéale comme « passive ». Ce qui explique également les nombreuses façons dont la féminité patriarcale vise à limiter la subjectivité des femmes, à restreindre l’expression de leur capacité propre, à transformer les femmes en surfaces malléables et toujours souriantes. Cette idée féminité idéale comme passivité est évidemment une projection patriarcale. Car en vérité, il n’y a rien de passif dans le fait de répondre aux besoins des hommes — une femme qui refuserait d’accomplir le dur labeur que cela exige cesserait rapidement de paraître « idéale ». Mais il s’agit d’un travail que l’esprit patriarcal refuse de voir. Lorsque les hommes considèrent les femmes comme « passives », ils disent que nous devrions être de bons miroirs. Que nous devrions leur renvoyer ce qu’ils veulent et satisfaire leurs besoins sans manifester les nôtres. Ce qu’ils veulent dire, c’est que nous devons être jolies, agréables, désireuses de plaire et dociles.
Ce tableau du sujet mâle narcissique, attendant de son Autre femelle qu’elle le serve en lui renvoyant l’image qu’il souhaite, caractérise la structure de base des relations entre les sexes au sein de la matrice du genre patriarcal. Comme l’ont montré les féministes, les services que les femmes rendent aux hommes ne consistent pas seulement à s’occuper de leur ego, mais aussi à leur fournir de nombreuses autres formes de services émotionnels et mentaux, ainsi que des services domestiques, reproductifs et sexuels. Du point de vue de ce que j’appellerais la « psycho-ontologie du genre », toutes ces formes de service, y compris celles du travail matériel de reproduction, sont réalisées comme des actes réfléchissant à sens unique et ont toutes pour fonction de renforcer l’image narcissique de l’ego masculin. L’être matériel, les besoins, la subjectivité et le travail de la femme ne sont jamais pris en compte dans l’équation relationnelle, sur un pied d’égalité. Comme le démontre Irigaray dans son analyse épique de la célèbre analogie de la caverne de Platon, l’idéal narcissique de la subjectivité patriarcale souveraine implique la tentative d’éluder toute reconnaissance des corps matériels dont dépend son existence[8]. Le sujet mâle se libérera du désordre et de la matérialité de l’utérus souterrain et s’élèvera dans le ciel pour communier avec les Formes, libre, enfin affranchi de toute contrainte. Mais cet idéal immatériel est une impossibilité. Il n’y a pas d’être humain, pas de conscience de soi, pas de conceptualisation, pas d’identité, sans l’interrelation du soi et de l’autre, de l’idée et de la matière, de la mère et de l’enfant, du mâle et de la femelle. Lorsque le sujet patriarcal se construit comme un idéal souverain invulnérable, inévitablement, il efface et s’approprie l’existence des femmes.
Jane Clare Jones
Traduction : Nicolas Casaux
- Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947. ↑
- Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Gallimard, 1949. ↑
- Il convient de noter ici que la définition de l’expression « être une femme » donnée dans le livre Females d’Andrea Long Chu (Londres : Verso, 2019) [un homme qui se dit « femme trans », NdT] est une démonstration franchement stupéfiante de la tendance patriarcale à définir « la femme » par la négation, à savoir : « le fait d’être femme est un sexe universel défini par la négation de soi », ou « toute opération psychique dans laquelle le soi est sacrifié pour faire place aux désirs d’autrui » (p. 11). Il y aurait beaucoup à dire sur le caractère erroné de ce passage, mais il est utilement illustratif, et j’éprouve presque, à contrecœur, une sorte de respect pour le caractère explicite de la misogynie de Chu. Chu peut bien prétendre que ce passage constitue une « définition sauvagement tendancieuse » (p. 12), mais ce n’est pas du tout vrai. Il s’agit d’une simple articulation du cœur de la construction patriarcale de « la femme ». ↑
- Jane Clare Jones, « Luce Irigaray : The Murder of the Mother », New Statesman, 14 mai 2014. ↑
- Jacques Lacan, Le Coq-Héron, « Quelques réflexions sur l’ego », 1980, n° 78, pp. 3–13 ↑
- Jacques Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », Écrits. ↑
- Virginia Woolf, Un lieu à soi, Gallimard, 2020 ↑
- Luce Irigaray, Speculum. De l’autre femme, éditions de minuit, 1974. ↑
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