Titaua Peu : « Tahiti, mon pays, va exploser ! »

Titaua Peu : « Tahiti, mon pays, va exploser ! »

Invi­tée du 7 au 12 novembre, au fes­ti­val Nature nomade à Nantes, l’autrice de Mutismes et Pina, Titaua Peu donne à voir une image crue de Tahi­ti, ce « para­dis » véro­lé, abi­mé par la vio­lence, le colo­nia­lisme, le fait nucléaire, la sur­con­som­ma­tion ou l’alcool. Entretien.


Sur quoi et pour­quoi êtes-vous en train d’a­gir en ce moment, sachant que ce moment peut durer depuis long­temps et peut durer encore longtemps ?

Ce qui m’in­ter­pelle, depuis que j’é­cris, ce sont les consé­quences des essais nucléaires puisque je suis anti­nu­cléaire depuis mon ado­les­cence. Je m’en­gage aus­si pour un pays libre ins­ti­tu­tion­nel­le­ment, c’est-à-dire indé­pen­dant tout sim­ple­ment. Je me bats enfin contre la colo­ni­sa­tion, sous toutes ses formes, même si aujourd’­hui avec le recul et sur­tout ce qu’on appelle « prin­cipe de réa­li­té », on sait très bien que l’in­dé­pen­dance n’existe pas et qu’il n’existe que des interdépendances.

Peux-tu nous en dire plus sur ton par­cours dont tu parles dans tes livres. Tu es une poly­né­sienne déracinée.

Je suis une fille d’i­liens. Nous n’a­vons pas de racines sur l’île de Tahi­ti. Ma mère vient des Mar­quises, à 1 000 km au nord de Tahi­ti. Mon père vient de l’île de Taha’a qui se trouve dans l’ar­chi­pel des îles Sous-le-vent. Tous les deux ont quit­té leur île d’o­ri­gine pour venir tra­vailler à Tahi­ti dans les années 60, puis se sont retrou­vés en Nou­velle-Calé­do­nie pour tra­vailler dans les mines de nickel. Là-bas, ma mère a don­né nais­sance à ma sœur et moi. Nous avons donc vécu un double déra­ci­ne­ment, puis sommes reve­nus enfants à Tahi­ti où nous avons gran­di. C’est deve­nu mon pays. Les sources, les racines, la terre d’où ils sont ori­gi­naires, sont des notions fon­da­men­tales chez les Poly­né­siens. Mal­heu­reu­se­ment, je fais par­tie de ces géné­ra­tions n’ayant pas vécu sur les terres ances­trales, mais en ban­lieue de Papeete.

Tu consi­dères essen­tiel que les Poly­né­siens se réap­pro­prient leur his­toire, que les artistes, les écri­vains disent leur pays, leurs racines, leur terre. Pour­rais-tu expli­quer la colo­ni­sa­tion fran­çaise à Tahiti ?

Elle s’est faite dans un contexte glo­bal de colo­ni­sa­tion. Tahi­ti est deve­nue fran­çaise suite à son annexion le 29 juin 1880. Pour­tant, Tahi­ti a été « décou­verte » (par les Blancs) d’a­bord par les Anglais et Samuel Wal­lis en 1767. Louis-Antoine de Bou­gain­ville y accos­te­ra en 1768, et James Cook en 1769. Suite à cela, la Poly­né­sie sera évan­gé­li­sée à marche for­cée. À l’é­poque, les rela­tions étaient plus déve­lop­pées avec le monde anglo-saxon, puisqu’en Océa­nie nous sommes entou­rés d’an­ciennes colo­nies comme la Nou­velle-Zélande ou l’Aus­tra­lie. La com­mu­nau­té anglaise en Poly­né­sie était très forte. Évi­dem­ment, l’Em­pire fran­çais et l’Em­pire anglais avaient des vel­léi­tés de pos­ses­sion, ce qui fait que nous sommes deve­nus Fran­çais dès le pro­tec­to­rat, en 1843. On ne com­prend pas encore très bien pour­quoi l’An­gle­terre n’a pas vou­lu prendre pos­ses­sion ins­ti­tu­tion­nelle de la Polynésie.

Ce qu’on n’ap­prend pas aux élèves en classe, c’est que la mise sous tutelle fran­çaise de la Poly­né­sie ne s’est pas faite aus­si pai­si­ble­ment que ce qui est pré­ten­du. Il y a eu des guerres entre Fran­çais et Tahi­tiens, plu­tôt entre Tahi­tiens pro-fran­çais et pro-anglais. Aux îles Sous-le-Vent par exemple, l’ar­mée fran­çaise s’en est prise aux résis­tants. Les sur­vi­vants ont été exi­lés de force. La terre était récu­pé­rée au pro­fit des colons. C’est un phé­no­mène dont on ne parle pas, puisque les colons de l’é­poque sont les grandes familles d’au­jourd’­hui qui ont pris les terres autoch­tones. C’est une colo­ni­sa­tion qui n’a jamais dit son nom, fruit de guerres colo­niales qui n’ont jamais dit leur nom.

Je sou­haite qu’on dise notre his­toire nous-même afin qu’elle ne soit plus atté­nuée. Pen­dant long­temps, les his­to­riens – très peu de Tahi­tiens– par­laient de « contact ». Alors que ce contact a été très dou­lou­reux. Ensuite on a par­lé de « Mariage avec l’É­tat fran­çais ». Mais l’É­tat s’est sur­tout marié de force avec le peuple, et plus faci­le­ment avec la royau­té tahi­tienne ! On est com­plè­te­ment à côté de la véri­té. Aujourd’­hui, la parole et l’é­cri­ture ont été libé­rées. Nous manque encore la recherche appro­fon­die des cir­cons­tances de notre colonisation.

En 1958, il est temps de faire de la France une puis­sance nucléaire. Par chance, elle a des ter­ri­toires recu­lés sur les­quels on peut faire sau­ter allè­gre­ment des bombes ato­miques. De 1966 à 1998, l’É­tat fran­çais fera ain­si 193 essais nucléaires en Poly­né­sie. Peux-tu en dire un mot ?

Puisque l’Al­gé­rie est deve­nue indé­pen­dante en 1962, la France cherche un autre site pour ses essais nucléaires. Le pays pos­sède dans ses colo­nies ses outre-mer, qui comptent – je cite le géné­ral De Gaulle – « quan­ti­té négli­geable » d’êtres humains, en fait d’ha­bi­tants. On choi­sit les atolls de Moru­roa et Fan­ga­tau­fa dans l’ar­chi­pel des Tua­mo­tu. Sur la ques­tion nucléaire, non seule­ment mon pays est divi­sé, mais l’his­toire a aus­si du mal à s’é­crire. Les archives ont été déclas­si­fiées, il fau­dra donc un moment pour faire l’é­tat des lieux de ce qui a été accom­pli dans le très grand secret.

Moru­roa, c’est l’a­toll du secret. Le géné­ral De Gaulle s’y est ren­du dans les années 60 pour décré­ter que les essais se dérou­le­ront dans les Tua­mo­tu, un archi­pel éloi­gné de Tahi­ti. Du jour au len­de­main, dans les années, nous avons vu la construc­tion d’un aéro­port inter­na­tio­nal, des routes gou­dron­nées, une infra­struc­ture immense pour ins­tal­ler le Centre d’ex­pé­ri­men­ta­tion du Paci­fique (CEP, ndlr). Du jour au len­de­main, on a assis­té à un exode rural, une déser­ti­fi­ca­tion de nos archi­pels vers l’île de Tahi­ti, deve­nue le centre d’une effer­ves­cence autour de la bombe nucléaire.

Beau­coup s’op­posent sur le fait que nous ayons été d’ac­cord ou pas. Il faut rap­pe­ler qu’à cette époque, la Poly­né­sie n’a­vait aucun gou­ver­ne­ment local, aucune auto­no­mie ! Elle était gérée par un Pré­fet, un gou­ver­neur qui pre­nait ses ins­truc­tions de Paris. La Poly­né­sie n’est deve­nue auto­nome qu’en 1984. Quand le géné­ral De Gaulle est venu impo­ser ses essais nucléaires, beau­coup de Tahi­tiens avaient com­bat­tu dans les Forces fran­çaises libres en Afrique. Ils avaient gar­dé une grande admi­ra­tion pour cet homme. En 1965, Hiro­shi­ma et Naga­sa­ki, c’é­tait très vague. La télé­vi­sion n’é­tait pas encore un outil popu­laire… Les Poly­né­siens ont accueilli cette nou­velle sans se poser beau­coup de ques­tions, alors même que les digni­taires et les ins­tances reli­gieuses étaient tota­le­ment pour ces essais !

Il se dit que l’As­sem­blée poly­né­sienne avait faci­le­ment approu­vé la mise en place du centre des essais nucléaires…

C’est faux. Charles de Gaulle avait mena­cé le repré­sen­tant de l’As­sem­blée per­ma­nente de l’é­poque d’un couvre-feu mar­tial sur la Poly­né­sie si nous nous étions oppo­sés. Ces faits sont remon­tés en mémoire et dans le dis­cours public dans les années 2004, lorsque le pre­mier gou­ver­ne­ment indé­pen­dan­tiste a été élu. Il a fal­lu une enquête menée au sein de notre assem­blée pour com­prendre que nous avons été mena­cés de voir l’ar­mée fran­çaise prendre les rênes de notre pays.

Le pre­mier essai a lieu en 1966, on éva­cue donc Moru­roa. On dit aux habi­tants qui pour­raient vivre à por­tée des ondes radio­ac­tives de ne pas boire l’eau pen­dant quelques jours, de se cacher sous les cocotiers…

Ce sont les îles alen­tours qui ont souf­fert énor­mé­ment. En sep­tembre 1966, un tir a vu une tra­jec­toire des retom­bées qui n’é­tait pas du tout pré­vue sur l’île de Tureia qui se trouve plus au sud. Rien n’a été fait pour la pro­tec­tion des habi­tants. On leur a juste dit : « ne buvez pas l’eau », avant de les par­quer dans des abris som­maires, pen­dant que les offi­ciels, les mili­taires étaient pro­té­gés dans des bun­kers. Le pois­son a aus­si été inter­dit à la pêche, on a deman­dé aux habi­tants de décon­ta­mi­ner des maté­riaux, sim­ple­ment avec de l’eau.

Les essais nucléaires ont des impacts éco­lo­giques gigan­tesques et puis il y a des humains, cette « quan­ti­té négli­geable » qui repré­sente quand même des mil­liers de vic­times des mala­dies radioin­duites. Connait-on le nombre exact ?

On n’a pas vrai­ment de don­nées épi­dé­mio­lo­giques sur les retom­bées des essais. C’est le par­cours du com­bat­tant pour aller prou­ver que l’on a été irra­dié au-delà des normes vali­dées par le gou­ver­ne­ment fran­çais depuis la loi Morin. Les anciens tra­vailleurs se raré­fient, puis­qu’ils sont tous ou presque décé­dés. Le drame du nucléaire, c’est qu’il tue au long cours. Mal­heu­reu­se­ment, les études sur les mala­dies trans­gé­né­ra­tion­nelles n’ont pas encore pu être mises en place. J’es­père que ça vien­dra avec le nou­veau gou­ver­ne­ment. Il fau­dra y mettre des moyens pour rem­por­ter ce bras de fer avec l’É­tat fran­çais qui doit, non seule­ment indem­ni­ser les vic­times, mais aus­si deman­der pardon.

Les stig­mates sont donc éco­lo­giques, sani­taires, éco­no­miques et socio­lo­giques. Tes livres en témoignent.

La mise en place du CEP, c’est le déra­ci­ne­ment, des impacts sur la culture, les langues ver­na­cu­laires qui se perdent peu à peu. Com­ment par­ler de mon pays aujourd’­hui ? Je suis triste pour la jeu­nesse, je suis vrai­ment malade aus­si de toutes ces inéga­li­tés qui n’ont fait que se creu­ser depuis les années 90. On assiste à une flam­bée des prix. Sur une petite île comme Tahi­ti, nous sommes 190 000 habi­tants, c’est énorme en termes de pro­mis­cui­té, de den­si­té. En 5–6 ans, j’ai vu une popu­la­tion qui dort dans les rues, des familles entières qui ont tout per­du. La rue à Tahi­ti n’est pas plus para­di­siaque qu’à Paris ! Ce pays est deve­nu hyper­li­bé­ral. Nous sommes une col­lec­ti­vi­té fran­çaise, mais n’a­vons aucune aide, pas de RSA, pas d’al­lo­ca­tion chô­mage… Les habi­tants d’autres dépar­te­ments outre-mer ont plus de chance que nous. Sou­vent, on nous dit : « allez tra­vailler la terre, allez pêcher ! » Com­ment vou­lez pêcher dans un océan pol­lué, tra­vailler une terre qui n’existe plus ou qui est deve­nue insup­por­ta­ble­ment chère. À Tahi­ti, un T4, c’est 600 000 €. Com­pa­ré à la France, pour la fonc­tion publique, je pense que nos salaires sont beau­coup plus éle­vés, mais dans le pri­vé, les salaires sont ridi­cules. Or la vie coûte en moyenne 30% plus cher qu’en France.

Des mil­liards ont été déver­sés sur la Poly­né­sie, déra­ci­nant des gens qui ont quit­té leur terre et leur cam­pagne pour aller tra­vailler à Tahi­ti, à Papeete. La dépen­dance s’est accen­tuée vis-à-vis de la métro­pole avec un aéro­port inter­na­tio­nal, ce qui veut dire plus d’im­por­ta­tion, de den­rées venues de métro­pole, l’ar­ri­vée des McDo­nald’s, et der­rière l’obésité… 

Ajou­tons la béto­ni­sa­tion des lagons, la pri­va­ti­sa­tion des bords de mer, comme dans le sud de la France avec une absence d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, de ges­tion de l’es­pace. On nous reproche de ne pas avoir vu venir les choses, mais j’ai­me­rais rap­pe­ler qu’à cette époque, la ges­tion de l’ur­ba­nisme reve­nait à l’É­tat qui devait se char­ger de la ges­tion de notre espace. Qu’a-t-il fait ? Réser­ver l’im­mo­bi­lier pour ses per­son­nels mili­taires. La dis­po­ni­bi­li­té de l’im­mo­bi­lier, dès cette époque, s’est faite rare. Les prix ont aug­men­té. L’in­fla­tion qu’on vit est le pro­duit d’un sys­tème qui a été mis en place dans les années 60 : nous faire pas­ser d’une éco­no­mie de sub­sis­tance, de socié­té rurale tra­di­tion­nelle, à une socié­té de ser­vice en très peu de temps. Nous sommes deve­nus une éco­no­mie de comp­toir, alors qu’a­vant la mise en place du CEP, nous avions une balance excé­den­taire. Au-delà du scan­dale sani­taire éco­lo­gique, il y a ce scan­dale de la perte de nos richesses. Nous étions un peuple riche, nous sommes deve­nus un peuple qui subit. C’est le scan­dale le plus impor­tant de la colo­ni­sa­tion et l’air nucléaire.

C’est tout ça qui t’a fait prendre la plume ?

Oui. Ce pays souffre de vio­lences ins­ti­tu­tion­nelles inouïes. Ici, l’au­to­sé­gré­ga­tion est presque la norme dans nos admi­nis­tra­tions, nos hôpi­taux… Nous nous mépri­sons nous-mêmes. Enfant, j’ai assis­té aux injus­tices qu’on fai­sait à ma mère qui tra­vaillait pour des « Demis », ces couples métis qui sou­vent ont le pou­voir et l’argent. La Poly­né­sie s’est retrou­vée par­ta­gée en dif­fé­rentes classes sociales et groupes eth­niques : entre les « autoch­tones » qu’on retrouve au bas de l’é­chelle et les « Demis » qui sou­vent ont l’argent le pou­voir et cete­ra. Il y a aus­si le fait que nous nous sommes ins­tal­lés dans un quar­tier popu­laire de Papeete qui concentre beau­coup de familles issues de l’im­mi­gra­tion des îles, atti­rées par le nucléaire. Je voyais que quelque chose n’al­lait pas, qu’on était dans une socié­té à deux ou trois vitesses.

Comme j’ai eu la chance de ne pas avoir la télé, j’ai beau­coup lu. De fil en aiguille, j’ai écrit des his­toires d’a­do­les­cence expri­mant ce que je res­sen­tais comme tota­le­ment dis­cri­mi­na­toire. C’est pour­quoi j’ai vou­lu mettre en scène des per­son­nages de jeunes filles, sym­boles de mon pays, dans ce qu’il a de plus vulnérable.

À ce pro­pos, il y a aus­si le phé­no­mène de l’in­ceste. Je ne dirais pas que c’est cultu­rel, par contre ce que je peux dire, c’est que le fait de vivre dans une misère sociale, morale et sexuelle, ne peut abou­tir qu’à des familles où des pré­da­teurs existent, des malades qu’on ne soigne pas, qui s’en prennent à des petites proies – petites filles ou gar­çons. Cet état de fait me semble être dû à une grosse més­es­time, un désa­mour de nous-même. Dans notre peuple, la dis­pa­ri­tion des repères pousse cer­tains à com­mettre des actes irré­ver­sibles. Et sur­tout, cette misère sociale qui fait qu’on est obli­gé de vivre par­fois à 30 per­sonnes dans un F3, dans des bidonvilles.

Est-ce que l’é­lec­tion du Par­ti indé­pen­dan­tiste en Poly­né­sie est un signe d’espoir ?

Il n’y a aucun doute là-des­sus. Nous avons des espoirs, nous atten­dons aus­si des actions, des actes forts pour dire à l’É­tat fran­çais – puisque c’est l’in­ter­lo­cu­teur prin­ci­pal – « enga­gez-vous dans cette pro­messe que vous avez signé au sein de l’Or­ga­ni­sa­tion des Nations Unies : la déco­lo­ni­sa­tion de vos ter­ri­toires ». Nous sommes conscients des urgences sociales et cli­ma­tiques. Je veux bien qu’on soit sou­mis au prin­cipe de réa­li­té, mais quel­que­fois il faut aller agi­ter cette réa­li­té, sinon rien ne se passe. S’il faut être patient, on ne peut pas non plus vendre son âme au diable.

Il y a un dos­sier que les indé­pen­dan­tistes ont sur les bras, ce sont les JO de Paris 2024. Le pré­sident Moe­tai Bro­ther­son a dit qu’il sou­hai­tait que ça se fasse à Tahi­ti pour la com­pé­ti­tion de surf, dis­ci­pline qui serait née ici. Est-ce une rai­son suffisante ?

Pour l’ins­tant, la popu­la­tion est miti­gée. Beau­coup d’an­nonces sont faites concer­nant les bien­faits de ce genre d’é­vè­ne­ment, sauf qu’on vient d’ap­prendre qu’une infra­struc­ture comme une simple tou­relle dans le Lagon coû­te­ra au peuple 500 mil­lions de francs ! C’est juste incroyable, une tou­relle de 20 m² en alu­mi­nium dans un lagon, mais qui devra être cli­ma­ti­sée contrai­re­ment à celles qui existent déjà. Au fond, je sais qu’on va mor­fler. Absor­ber tous ces visi­teurs est impos­sible. On n’a pas assez de places d’hô­tel­le­rie. Il y aura sans doute quelques retom­bées posi­tives, mais ce sont sur­tout les grosses boîtes qui vont s’empiffrer. C’est déjà un scandale.

Le Tavi­ni Hui­raa­ti­ra avec Oscar Tema­ru a his­to­ri­que­ment tou­jours pla­cé le sport comme une niche de déve­lop­pe­ment pour notre pays. Mais aspi­rer autant de monde dans si peu et en si peu de temps me paraît inquié­tant. Je doute que nous ayons les capa­ci­tés pour accueillir cette vague de per­sonnes sup­plé­men­taires, même si le tou­risme en Poly­né­sie est important.

Titaua Peu

Le tou­risme, c’est aus­si une forme de colo­nia­lisme qui ne dit pas son nom. Qu’est-ce que tu vou­drais dire aux per­sonnes qui veulent aller en Poly­né­sie, soit pour faire du tou­risme, soit pour s’y installer ?

Le tou­risme ne me gêne pas. Ce qui me gêne c’est l’ex­pa­trié qui vient s’en­ri­chir sans rien don­ner en retour. À l’é­poque, nous avions l’ha­bi­tude de voir des Fran­çais venir s’ins­tal­ler mais qui étaient méde­cin, infir­mière, etc., qui avaient un rôle dans notre socié­té. Aujourd’­hui, c’est de moins en moins le cas. Je ne veux pas faire du racisme éco­no­mique, mais nous n’ac­cueillons plus la crème de la crème. Beau­coup sont irrespectueux.

Le tou­risme est la pre­mière source de reve­nus du pays. Mais si on se foca­lise sur le tou­risme en oubliant d’autres sec­teurs, on va se retrou­ver comme lors du covid où tout s’est arrê­té. Le gou­ver­ne­ment actuel sou­haite voir 600 000 tou­ristes arri­ver par an. On oublie toutes les infra­struc­tures à mettre en place, que c’est un très petit pays et que la ges­tion des eaux n’est abso­lu­ment pas effi­cace. L’as­sai­nis­se­ment des eaux usées n’est tou­jours pas d’ac­tua­li­té dans nos com­munes : il y a tou­jours du tout-à-l’é­gout qui se retrouve dans le lagon. En août 2023, l’île de Maui, à Hawaï, a été rava­gée par les flammes, fai­sant des cen­taines de vic­times. Hawaï, pour­tant en avance sur l’ac­cueil du tou­risme, n’a pas pu faire face à cette urgence liée au réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Hawaï un État amé­ri­cain… Et nous vou­drions ne pas pen­ser à ce qui pour­rait arri­ver si l’on n’est pas pré­pa­ré à une ges­tion jus­te­ment éco-durable du tou­risme. Fai­sons atten­tion à nos prétentions !

Le dis­cours que tu portes est-il dans les esprits de beau­coup de Polynésiens ?

Pas concer­nant le tou­risme, mal­heu­reu­se­ment. On nous a tou­jours mis dans la tête que nous étions un peuple d’ac­cueil, un peuple de tou­risme, alors que peut-être qu’on se ren­dra compte un jour que l’i­dée n’est plus de cor­res­pondre à l’i­mage que le Blanc, le visi­teur, a de nous ; mais de cor­res­pondre à ce qu’on est vrai­ment. Nous ne sommes pas que fête ou accueil. On a des trau­ma­tismes issus de la colo­ni­sa­tion, issus du nucléaire, qu’on n’a même pas encore guéris.

Il faut repen­ser notre indus­trie tou­ris­tique, parce qu’on sait que beau­coup de familles poly­né­siennes font par­tie de ce qu’on appelle les pres­ta­taires, qui vivent autour de cette indus­trie. Fai­sons le pari d’a­voir nos propres cadres tou­ris­tiques. Dans un hôtel c’est sys­té­ma­ti­que­ment un Fran­çais qui en assure la ges­tion. Sommes-nous prêts à reprendre les rênes de cette indus­trie ? Je n’en suis pas convain­cue, obser­vant les groupes hôte­liers inter­na­tio­naux s’ins­tal­ler si faci­le­ment avec des défis­ca­li­sa­tions à outrance sans employer de main-d’œuvre locale, sauf pour les petits postes. Si on veut par­ler de tou­risme, il fau­dra repen­ser cette indus­trie en fonc­tion d’une ges­tion poly­né­sienne, voire océanienne.

Que dire à ceux qui, pour votre bien évi­dem­ment, répondent aux indé­pen­dan­tistes : « Vous n’y pen­sez pas ! Si vous êtes indé­pen­dant, demain la Chine vous possédera ! »

Ce n’est pas parce qu’on est indé­pen­dant qu’on va se mettre sous la tutelle de la Chine. Être indé­pen­dant n’est pas rem­pla­cer une tutelle par une autre. C’est se faire res­pec­ter, d’a­bord, et tra­vailler ensuite ses rela­tions avec qui de droit dans l’o­céan Paci­fique. C’est aus­si ce que j’es­saie de trans­mettre dans mes livres. Les mou­ve­ments indé­pen­dan­tistes veulent mettre l’ac­cent sur l’é­du­ca­tion des popu­la­tions. Mes livres sont au pro­gramme, et dieu mer­ci on a des pro­fes­seurs – d’ailleurs cer­tains métro­po­li­tains – très inté­res­sés par la lit­té­ra­ture tahi­tienne. Je fais l’ob­jet d’é­tudes au sein de l’U­ni­ver­si­té du Paci­fique de la Poly­né­sie, et je sais que, dans les familles, on se par­tage aus­si Pina ou Mutismes. La trans­mis­sion fonc­tionne. De plus en plus de jeunes s’emparent du sujet de l’in­dé­pen­dance. L’é­lec­tion du Tavi­ni Hui­raa­ti­ra avec beau­coup de jeunes sur les listes est une très bonne chose.

Qu’est-ce qui te fait conti­nuer à te battre ?

Cette ques­tion est très impor­tante, en même temps elle me fait mal… J’ai eu la ten­ta­tion de tout arrê­ter, de par­tir pour ne plus rien avoir à faire avec ce pays mais non… Non, ce pays coule dans mes veines. C’est un cœur erra­tique qui veut par­ler, écrire encore. Plus rien ne bouge ici, c’est deve­nu un pays de consen­sus, de gui­mauve, alors qu’il va explo­ser. Je reste, parce que je ne veux pas qu’il explose, je veux que les petites gens de mon pays, ceux qui sont don­nés comme des chiffres dans les régimes sociaux locaux, retrouvent leur fier­té. Je ne veux pas qu’ils soient à nou­veau sous une chape de plomb, parce qu’il ne faut pas dire ce qui dérange, encore moins aujourd’­hui que le gou­ver­ne­ment a changé.

Moe­tai Bro­ther­son est très appré­cié, ce qui est très bien, et je féli­cite ce chan­ge­ment. Par contre il ne fau­drait pas qu’on se laisse aller à trop de com­plai­sance alors que des per­sonnes, nom­breuses, meurent de soli­tude, meurent d’être des femmes. Il y a quelques semaines, une femme s’est fait tuer par son mari. Elle venait d’ac­cou­cher, son bébé avait moins d’un mois et son mari l’a tuée à coup de bou­teille… Ça ne scan­da­lise plus notre socié­té. C’est pour cela que je ne peux pas rac­cro­cher. Je suis en train d’é­crire un troi­sième livre, une dis­rup­tion, un moment où tout éclate, tout est anéan­ti pour don­ner vie à autre chose. Un livre que j’ap­pel­le­rai « d’an­ti­ci­pa­tion » sur le futur de la Poly­né­sie, ouvert à d’autres per­son­nages venus de l’ex­té­rieur avec une mis­sion : sau­ver un pays au bord de l’asphyxie.

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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