En couverture : une usine Dahon en Chine.
S’il y a bien un produit associé à l’écologie, aujourd’hui, c’est le vélo. Sur la couverture de sa dernière série documentaire (produite par Arte, Akuo, Ushuaïa TV, le fonds d’investissement Mirova, entre autres), Cyril Dion fait du vélo. En fait, dans tous ses films documentaires, Cyril Dion fait du vélo. Bon Pote nous dit qu’aller au boulot en vélo sauvera le monde. Anne Hidalgo fait du vélo. En 2019, lors d’une opération photo, Greta Thunberg a fait un tour de vélo avec Arnold Schwarzenegger. Etc. Le vélo, c’est écolo.
Et pourtant non. Le vélo est un pur produit de l’ère industrielle. Comme l’a noté le chercheur au CNRS Philippe Gaboriau : « Machine de loisir, moyen de transport, instrument de sport, le vélo, inventé au début du XIXe siècle, se présente comme un original objet historique, un témoin privilégié qui permet d’observer les transformations culturelles de la France au cours des deux derniers siècles. » Le vélocipède, « cheval mécanique et progressiste », « puise ses valeurs dans l’univers séparé de “la classe de loisir”. Il est lié aux consommations excédentaires d’argent et de temps (loisirs, sports, tourisme), au rêve d’âge d’or industriel de la bourgeoisie ». Initialement, son « prix très élevé le rend inaccessible pour les milieux populaires[1] ».
La démocratisation du vélo, c’est-à-dire le début de sa production en masse, industrielle, commence à la fin du XIXe siècle. Mais c’est surtout au cours du XXe siècle que « la bicyclette, produit industriel type, va devenir accessible à ceux qui la produisent[2] ». En 1818–1819, la France compte 500 vélos ; de 5 à 6 000 en 1869 ; 50 000 en 1890 ; 300 000 en 1895 ; 980 000 en 1900 ; 2 240 000 en 1907 ; 3 000 000 en 1911 ; 3 550 000 en 1914 ; de 8 000 000 à 10 000 000 de 1928 à 1939 ; 9 200 000 en 1969 ; 15 000 000 en 1979 ; 17 000 000 en 1987.
« Produit industriel type » parce que la fabrication du vélo requiert de nombreux outils, de nombreuses machines-outils, de nombreux matériaux (acier, caoutchouc, aluminium, bronze, etc.), des usines, de nombreux savoir-faire, une importante division et une importante spécialisation du travail. Et les hiérarchies que ça implique.
Comme l’explique Paul Smethurst, professeur à l’université d’Hong Kong, le vélo « n’aurait pas pu connaître un tel succès sans les investisseurs en capital-risque, sans les usines modernes qui ont permis d’assembler des composants produits en masse à partir de sources multiples, et sans les compétences spécialisées des ingénieurs et des travailleurs sur les chaînes de production. Ce système de production s’est également appuyé sur le développement de matériaux particuliers, notamment l’acier de qualité supérieure pour les roues, les cadres, les chaînes et les roulements à billes, et le caoutchouc pour les pneus[3]. »
Le développement rapide du vélo coïncide avec l’avènement de la « société de consommation » :
« En 1870, un complexe industriel émergent a fourni les moyens technologiques de produire des bicyclettes en masse pour la première fois, ce qui a permis la fabrication d’une bicyclette abordable pour une masse critique de consommateurs.
La faisabilité technique et l’acceptation par les utilisateurs des vélocipèdes à pédales avaient déjà été prouvées en France entre 1867 et 1869, en dépit des problèmes de coût et de confort. Une culture de la bicyclette s’était établie par le biais du sport et des démonstrations publiques d’utilisation récréative qui, si elle n’était pas généralisée, était certainement plus inclusive que toute autre culture liée au cheval de loisir. Le vélocipède a également lancé le développement technique continu de la bicyclette, dont la fabrication est désormais largement stimulée par les capacités du complexe industriel moderne. D’autres conditions ont favorisé le développement de la bicyclette, notamment les changements matériels apportés à l’environnement par l’industrialisation, tels que la nécessité pour les travailleurs de se rendre à l’usine et l’expansion rapide des villes. Les facteurs culturels soutenant la demande de bicyclettes comprenaient la promotion du sport et des loisirs par la publicité et le marketing, eux-mêmes sous-produits de la consommation de masse dans une société industrialisée[4]. »
Et grâce au vélo, on a fait des bagnoles :
« Avant même que le prix du latex ne soit rendu plus abordable, de nouveaux usages furent imaginés, d’abord pour les vélos, ouvrant la voie à ce qui sera le principal marché de l’histoire de la culture de l’automobile. En 1887, à Belfast, le vétérinaire irlandais John Boyd Dunlop imagine un tube souple gonflé pour remplacer les pneus pleins. Un après-midi d’hiver de 1887, il rentre chez lui à pied et entend un bruit de ferraille sur la route : c’est le tricycle de son fils. Dunlop y réfléchit pendant plusieurs semaines, puis il démonte le tricycle de son fils, en retire les roues arrière, arrache leur mince segment de caoutchouc et remplace l’étroite gorge qui le maintenait en place par une large jante en bois d’orme.
Puis il fixe sur cette jante, avec de la colle spéciale à caoutchouc, une “chambre” de caoutchouc souple qu’il enferme dans une enveloppe de toile de coton, et il gonfle cette chambre à l’aide d’une pompe de ballon de football. Les premiers essais ont lieu sur un chemin de campagne, la nuit du 28 février 1888. Le 23 juillet 1888, il dépose un brevet qui permettra d’utiliser le caoutchouc pour la fabrication de pneumatiques. Dès 1889, des pneus sont utilisés en compétition cycliste, avec 4 victoires consécutives de William Hume, remportées sur sa bicyclette équipée de pneumatiques Dunlop, lors des jeux sportifs de Queens College.
Quatre ans après, en 1892, les frères Michelin (André et Édouard Michelin) présentent les premiers pneus démontables pour vélos et autos. En 1895, la première voiture équipée de pneumatique démontable avec chambre à air est présentée au public. Jusqu’à cette date, les pneus étaient pleins. L’alliance entre l’automobile et le pneumatique ne se démentit dès lors jamais, au point qu’au cours du XXe siècle, nombreuses furent les recherches ayant pour but de mettre au point des ersatz ou substituts synthétiques[5]. »
Le développement du vélo et plus précisément de sa pneumatique a encouragé le colonialisme et la déforestation en Amazonie. La découverte de la vulcanisation et de la chambre à air dans les années 1850 engendre une « fièvre du caoutchouc » en Amazonie, et donc dans des pays comme le Brésil, la Bolivie, le Pérou, la Colombie et l’Équateur. À la fin du XIXe siècle, le caoutchouc devient « l’or blanc » de l’ère industrielle. Une denrée prisée, « que récoltent des milliers d’indigènes d’Amazonie exploités par des hommes d’affaires sans scrupule[6] ».
Et pas seulement en Amazonie. Les États coloniaux (Royaume-Uni, France, Hollande, Belgique, etc.) vont aussi créer des plantations d’hévéa en Asie (Malaisie, Thaïlande, Indonésie, etc.) et en Afrique (Ghana, Congo, Centrafrique, etc.).
« En Centrafrique, les colonisateurs français ont après les étapes de la pacification du territoire imposé un régime de colonie d’exploitation confié à des compagnies concessionnaires qui introduisent le portage et l’exploitation caoutchoutière, pour bénéficier de la hausse des cours, grâce à l’abondance des précipitations (de 1500 à 1800 millimètres par an en moyenne) et à une saison sèche courte et pas trop sévère, mais en faisant baisser les productions agricoles traditionnelles des populations oubanguiennes[7]. »
Et puis il faudrait examiner les effets de la production en masse des vélos sur les extractions minières. D’où venaient — d’où viennent — les métaux. Qu’impliquait — qu’implique — leur traitement. Et ainsi de suite. Quoi qu’il en soit, le vélo n’a jamais rien eu de véritablement écologique. Et la production des vélos modernes est encore plus complexe que celle des tout premiers vélos :
« En raison des coûts moins élevés des matières premières et de la main-d’œuvre, l’Asie est devenue le centre de la production mondiale de vélos. Tandis que les États-Unis ne produisent qu’un demi-million de vélos par an (0,5 % de la production mondiale), la Chine, l’Inde et Taïwan sont les trois premiers producteurs de vélos et de pièces détachées, ce qui témoigne d’une industrie complexe et fragmentée d’une portée véritablement mondiale. Un vélo construit à partir de pièces fabriquées à Taïwan peut être assemblé en Europe, puis expédié vers des destinations aussi éloignées que les États-Unis, l’Afrique du Sud ou le Brésil.
“C’est un monde très intégré”, explique Will Butler-Adams, directeur général de Brompton Bicycle, un fabricant britannique de vélos, situé à Brentford dans le Grand Londres. “Nous dépendons toujours d’une chaîne d’approvisionnement mondiale diversifiée : les jantes viennent de Belgique, le titane de Chine, le métal de Taïwan, les engrenages de moyeu d’Amérique. Nous achetons des matières premières sur un marché et les revendons sur ce même marché.”[8] »
En bref, à défaut d’écologie, le vélo est un bon symbole du capitalisme industriel mondialisé.
Le choix du vélo comme symbole en dit long sur la nature de l’écologisme dominant — celui de Dion, de YAB, de Nicolas Hulot, du gouvernement, des COP, de France Culture, etc.
Née avec l’essor du capitalisme industriel, la production de vélos disparaîtrait sans lui.
Nous sommes à ce point déconnectés du réel que nous n’avons aucune idée du genre de technologies que pourraient produire des sociétés réellement écologiques et réellement démocratiques.
En guise de symbole de l’écologie, c’est plutôt le panier en osier, ou quelque technologie du même registre, qu’il aurait fallu choisir.
À propos de la production des vélos contemporains, Will Jones, ancien géologue minier, a publié un article intéressant en mars 2022 sur le site Cyclingnews. En voici une traduction, suivie d’un commentaire.
Comment transformer un minerai de fer ou un réservoir de produits pétrochimiques en un vélo ?
Avant de rejoindre Cyclingnews, j’ai suivi une formation de géologue minier. Pendant une dizaine d’années, j’ai travaillé pour des entreprises dont l’objectif était de trouver de nouvelles ressources naturelles et de les extraire du sol. Une chose m’a vraiment frappé : en général, il y a une énorme déconnexion entre le consommateur et la production des biens qu’il consomme.
Qu’il s’agisse des minerais rares contenus dans chaque smartphone ou du platine contenu dans chaque convertisseur catalytique, l’idée semble être que tous ces produits sont fabriqués « dans une usine ». Il semble en aller de même pour les vélos. On voit des cyclistes fiers, à juste titre, de l’autocollant apposé sur leur tube de selle, qui déclare que le vélo est « Fabriqué en Angleterre » ou « Fabriqué aux États-Unis. », mais qu’est-ce que cela signifie vraiment ? Où les vélos sont-ils « fabriqués » ?
Il existe un dicton dans l’industrie minière : « Si vous ne pouvez pas le cultiver ou l’attraper, vous devez l’excaver ». Une phrase simple, mais vraie. Chaque vélo, qu’il soit en carbone, en acier, en aluminium ou en titane, commence sa vie en tant que matière première dans la croûte terrestre. Avant que les meilleurs vélos de route ne parviennent à l’atelier, ils ont subi un grand nombre de processus pour devenir quelque chose qu’un fabricant de vélos peut transformer en produit fini.
Si j’aborde, inévitablement, la question de la durabilité (sustainability), il ne s’agit pas de l’objectif de l’article, principalement pour des raisons de concision. J’espère plutôt donner un aperçu de la production à grande échelle.
Une note sur l’échelle
Pour beaucoup d’entre nous, les vélos représentent une part importante de notre vie. Ils absorbent notre revenu disponible et occupent nos rêves. Ils sont importants pour nous, mais dans le grand ordre des choses, au regard de la totalité de l’industrie manufacturière, la proportion de matériaux utilisés par l’industrie du vélo est très faible.
La quantité de minerai de fer qui aboutit à des tubes à haute résistance et à triple embout est presque insignifiante au regard de celle utilisée par l’industrie de la construction. Le volume de pétrole utilisé pour la production de carbone pré-imprégné pour les vélos est pratiquement en comparaison de celui utilisé pour les carburants ou les plastiques. L’aluminium est utilisé dans tous les domaines, de la construction aéronautique aux cafetières, et là encore, la production de bicyclettes ne représente qu’une faible proportion de l’ensemble. L’utilisation du titane est largement inférieure à celle de l’acier, mais les vélos en titane sont également produites en quantités bien inférieures à celles de leurs autres frères et sœurs métalliques.
Si ce que vous lisez ci-dessous peut vous aider à faire des achats en connaissance de cause, n’oubliez pas que la production de vélos en tant qu’industrie a un impact beaucoup plus faible que beaucoup d’autres, et qu’elle offre des options de transport vertes et des moyens de mobilité pour des millions de personnes. Il s’agit toutefois d’un secteur où vous pouvez facilement voter avec votre portefeuille, et chaque petit geste compte si votre objectif est un avenir plus durable.
Comment sont fabriqués les vélos en acier ?
Nous commencerons par expliquer comment sont fabriqués les meilleurs vélos de route en acier, car il s’agit d’un bon point de départ pour l’ensemble du secteur. L’acier représente 95 % de l’utilisation annuelle de métaux dans le monde, et étant donné que le taux de carbone dans l’acier est de l’ordre de quelques pour cent au maximum, nous pouvons utiliser le fer et l’acier comme synonymes lorsque nous parlons en termes globaux. En 2015, plus de deux milliards de tonnes de minerai de fer ont été extraites de la terre, ce qui équivaut au poids de deux millions de porte-avions sortis de terre chaque année.
Le plus grand producteur de minerai de fer est l’Australie, suivie du Brésil et de la Chine. L’acier de votre cadre inoxydable personnalisé ou du vieux vélo de montagne de votre mère a commencé sa vie sous la forme d’un caillou ferreux, plus que probablement dans l’outback australien. Il a été extrait du sol dans une des plus grandes mines du monde et placé dans un train de 2,5 km de long pour un voyage à travers le désert jusqu’à une fonderie sur la côte.
Comme vous pouvez l’imaginer, l’exploitation minière est relativement gourmande en énergie. L’industrie minière consomme environ 10 % de l’énergie mondiale. Étant donné la manière dont l’énergie y est utilisée, 4 % de toute l’énergie produite dans le monde est consacrée au concassage de roches. Une fois le minerai extrait du sol, il faut le transformer en métal. Ce processus, appelé fusion dans le cas de la plupart des métaux, y compris l’acier, consiste à chauffer le minerai ou le concentré métallique (une poudre relativement riche en métaux, plus que la roche dont elle provient) jusqu’à ce que ses liaisons chimiques se brisent, ce qui, dans notre cas, sépare le fer des déchets, appelés scories. Ce processus n’a pratiquement pas changé depuis l’âge du fer, mais il a été considérablement intensifié. L’ajout de carbone, à ce stade, permet de produire de l’acier. D’autres métaux tels que le molybdène sont ajoutés pour créer des alliages spécifiques. Pour fondre suffisamment d’acier en vue de produire un seul cadre de vélo de 1,5 kg, il faut la même quantité d’énergie qu’un ménage britannique standard utilise en une journée.
Ces temps-ci, les consommateurs aiment pouvoir remonter à la source de leurs produits de consommation, mais dans le cas de l’acier et d’autres métaux, ce n’est pas vraiment possible. Les fonderies prélèvent le minerai dans des mines situées sur le territoire national ou à l’étranger, en fonction des situations et de la production mondiale. Une fois que le minerai est passé dans le creuset, il n’y a aucun moyen de savoir d’où vient quoi.
Nous l’acier maintenant. Fabriquons des vélos ! Hélas, pas encore. Les matières premières ont déjà potentiellement parcouru des centaines ou des milliers de kilomètres jusqu’à la fonderie pour être transformées en acier, mais les fonderies, si elles produisent des produits, ont tendance à ne fabriquer que des produits de grande taille — par exemple des poutres et des voies ferrées. Autrement, elles vendent leur acier brut à des producteurs secondaires, ce qui impliquera probablement un nouveau trajet vers une usine où, pour les besoins de la production de vélos, des tubes d’acier sans soudure sont fabriqués.
Ces tubes sans soudure en alliage spécifique hautement résistant sont ensuite expédiés à un fabricant de tubes, tel que Reynolds à Birmingham, au Royaume-Uni, où les choses commencent à prendre la forme d’un vélo. J’ai eu la chance de m’entretenir avec Reynolds et de passer en revue certains points essentiels.
J’imagine que pour certains d’entre vous, les informations ci-dessus vous ont fait réaliser des choses sur les ressources mondiales nécessaires à la fabrication d’un métal, mais mon entretien avec Reynolds m’a donné quelques raisons d’être optimiste. Le principal enseignement de notre conversation c’est que, l’âge du fer ayant débuté en 1200 av. J.-C., les connaissances en matière de réalliage de vieux métaux sont extrêmement bien établies. Ainsi, tous les tubes d’acier Reynolds de niveau 853 et plus (ceux dont les tubes bruts sont importés d’Allemagne) sont constitués à 100 % de matériaux recyclés. Les tubes inférieurs à 853 sont produits à Taïwan et en Chine, comme c’est probablement le cas pour l’ensemble de l’industrie, et sont majoritairement recyclés. Les chiffres exacts sont difficiles à quantifier, principalement en raison de la réticence de la Chine à partager ses données.
Néanmoins, l’acier vierge doit être produit à partir de matières premières à un moment ou à un autre. Mais le fait qu’il puisse être recyclé presque à l’infini et qu’il le soit sont deux atouts importants pour la production de vélos.
Les tubes de calibre droit arrivent chez Reynolds et sont aboutés aux profils choisis avant d’être envoyés à un fabricant de cadres qui les assemblera en onglet et les soudera ou les brasera pour en faire un produit fini. Si l’on ne tient pas compte du coût énergétique de la production de l’acier brut, compte tenu de son statut de matériau recyclé (potentiellement), la majeure partie du coût énergétique provient du transport.
[L’auteur ne semble pas tenir compte du fait que le recyclage, outre qu’il implique toutes sortes de machines, consomme de l’énergie. Selon la plupart des estimations, le recyclage de l’acier permet une économie d’énergie de 75%, maximum, en comparaison de la production d’acier vierge. Le recyclage n’est pas une formule magique.]
Pour obtenir l’acier le plus économe en énergie, il faut se tourner vers un jeu de tubes 853 — dont les matières premières proviennent d’Allemagne — monté sur un vélo par un fabricant britannique et vendu dans une salle d’exposition du Royaume-Uni. À l’autre extrémité du spectre, on pourrait facilement imaginer un scénario dans lequel des matières premières provenant d’Extrême-Orient seraient transformées en tubes à Birmingham, expédiées à Taïwan pour être transformées en cadre, avant d’être réexpédiées vers une salle d’exposition européenne.
Comment sont fabriqués les vélos en aluminium ?
Comment cela se compare-t-il à ce qui est nécessaire pour produire les meilleurs vélos de route en aluminium ?
En termes industriels, l’aluminium se situe à mi-chemin entre la simplicité et l’échelle gargantuesque de la production d’acier, d’un côté, et de l’autre l’extrême complexité de la production de titane. Il s’agit de l’élément métallique le plus répandu dans la croûte terrestre. Cependant, cela ne signifie pas qu’il suffit de prendre une pelle et de creuser. Pour produire de l’aluminium pur, il faut des gisements appelés bauxites. En gros, il s’agit de roches et de sols riches en oxyde d’aluminium. Ils se forment dans les environnements tropicaux et subtropicaux, où la chaleur et l’humidité éliminent chimiquement les déchets minéraux plus faibles et concentrent efficacement l’aluminium dans l’environnement de manière naturelle.
L’avantage supplémentaire de ce processus, c’est que les gisements se trouvent à la surface ou très près de la surface, ce qui rend leur exploitation (relativement) facile. La Chine, suivie de près par l’Australie, est en tête de la production mondiale de bauxite.
Une fois la bauxite extraite du sol, elle doit être transformée en alumine avant d’être raffinée en lingots utilisables. Pour ce faire, on utilise le procédé Bayer, qui consiste à dissoudre la bauxite dans de la soude caustique à haute température, puis à la laisser refroidir. L’alumine (oxyde d’aluminium) reste en solution plus longtemps que les déchets, qui se déposent au fond sous la forme d’une boue rouge. Cela permet de séparer l’alumine, puis de la chauffer pour éliminer toute l’eau restante dans la structure chimique.
Alors l’alumine peut être transformée en aluminium pur par le procédé de l’électrolyse, plutôt que par celui de la fusion. L’alumine est dissoute dans de la cryolithe fondue (un mélange solvant d’acide fluorhydrique, d’hydroxyde d’aluminium et de bicarbonate de soude) dans d’énormes cuves revêtues de graphite. Des tiges de graphite sont suspendues dans ces réservoirs et un courant constant, 1 000 fois supérieur à celui nécessaire pour démarrer une voiture, passe dans le liquide. À la base de la cuve, chargée négativement, les atomes d’aluminium dissous dans la cryolithe reçoivent des électrons pour produire de l’aluminium liquide pur, qui peut être prélevé par intermittence à l’aide d’un aspirateur géant. À l’inverse, aux tiges positives, des ions d’oxygène perdent des électrons et réagissent avec le graphite pour produire du dioxyde de carbone.
Si vous vous dites : « Je parie que pomper 400 000 ampères dans un réservoir de liquide à 1 000 degrés consomme beaucoup d’énergie ! », vous avez raison. Pour produire de l’aluminium à partir d’un mélange typique de 80 % de matériaux vierges et de 20 % de matériaux recyclés, il faut une consommation d’énergie 22 fois supérieure à celle de l’acier recyclé. C’est pourquoi les usines d’électrolyse sont généralement situées à proximité immédiate d’une centrale électrique. Dans les pays où l’énergie est renouvelable [« renouvelable »], il peut s’agir d’une centrale hydroélectrique. En Chine, 93 % de la production d’aluminium est assurée par des centrales électriques au charbon.
L’aluminium est facile à recycler et son processus fait l’objet d’une industrie bien établie. La production d’aluminium purement recyclé implique, à toutes fins utiles, la même consommation d’énergie que celle de l’acier recyclé [d’après les statistiques les plus courantes, pas vraiment, le recyclage de l’aluminium semble permettre une économie d’énergie de 95 % en comparaison de la production d’aluminium vierge]. Sauf indication contraire, il est probable que l’aluminium contenu dans un tube de bicyclette donné provienne d’un mélange de matériaux vierges et recyclés.
Tout comme l’acier et le titane, l’aluminium brut est transformé en tubes à partir de matières premières et soumis aux mêmes types de transport mondiaux, avant d’être expédié aux fabricants de vélos. L’aluminium est généralement façonné par un processus d’hydroformage, où de l’eau à très haute pression est injectée à l’intérieur du tube, placé dans un moule, ce qui permet de s’écarter des sections transversales rondes traditionnelles de l’acier et du titane.
Comment sont fabriqués les vélos en titane ?
Si de nombreux cyclistes le considèrent comme le plus exotique des matériaux utilisés pour les vélos, le titane est le quatrième élément métallique structurel le plus abondant dans la croûte terrestre (derrière le fer, le magnésium et l’aluminium). Pourquoi, alors, les tubes en titane sont-ils tellement plus chers que les tubes équivalents en acier ou en aluminium ?
En comparaison de la production d’acier, qui requiert simplement de faire fondre une roche ferreuse et d’ajouter du charbon, et de la production d’aluminium, qui nécessite simplement de plonger de l’oxyde d’aluminium dans un bain électrifié, l’obtention d’un morceau de titane utilisable est très complexe.
L’extraction de la matière première consiste à séparer des grains de sable, heureusement dans le cadre d’un processus automatisé. Le principal minerai, un oxyde de fer et de titane, se trouve dans les dépôts fluviaux anciens et actuels, c’est-à-dire dans d’anciens lits de rivière asséchés. Ces sables fluviaux sont déversés dans un toboggan géant et, comme les grains riches en titane sont plus lourds que les grains de quartz, ils finissent par se séparer en un seul flux qui peut être canalisé en vue d’un traitement ultérieur approfondi.
Le fer contenu dans l’oxyde de fer et de titane est chimiquement gênant et est d’abord éliminé, soit en le chauffant à 1600 degrés Celsius avec un peu de charbon de haute qualité, soit en le dissolvant avec de l’acide chlorhydrique bouillant pour laisser de l’oxyde de titane (TiO2). 95 % de ce TiO2 est utilisé comme pigment blanc, mais les 5 % destinés à devenir un morceau d’argent brillant doivent subir quelques étapes supplémentaires.
Les cinq pour cent restants subissent ce que l’on appelle le procédé Kroll. Le minerai de titane est chauffé dans un four en présence de chlore gazeux pour produire du tétrachlorure de titane gazeux, qui est ensuite refroidi et condensé en un liquide, familièrement appelé Tickle en raison de sa formule chimique, TiCl4.
Étant donné qu’il est impossible de fabriquer un vélo à partir d’un liquide, ce Tickle est ensuite chauffé pendant quatre jours en présence de magnésium, ce qui amène le chlore à changer d’allégeance et à se lier au magnésium, plus réactif, pour laisser place à du titane solide. Le réservoir de produits chimiques incandescent est ensuite vidé de tout son air pour créer un vide, ce qui permet d’extraire le chlorure de magnésium et de créer une éponge de titane pleine de trous.
Cette éponge est ensuite broyée en une poudre grossière avant d’être compactée en un bloc presque solide par une presse hydraulique géante. Elle peut enfin être fondue en lingots et transformée en objets, principalement par l’industrie aérospatiale.
Comme vous pouvez l’imaginer, ce processus est relativement gourmand en énergie. Pour obtenir du titane métallique à partir d’un minerai concentré, il faut 60 fois plus d’énergie que pour produire le même poids d’acier à partir d’acier recyclé. Bien que la comparaison ne soit pas forcément appropriée, l’acier dispose d’un réseau de recyclage bien structuré à l’échelle mondiale, contrairement au titane.
Comme pour l’acier, la majorité du métal produit ne se retrouve pas dans des vélos haut de gamme. La majeure partie est destinée à des objets comme les avions : un Airbus A380 nécessite 77 tonnes de titane. Si l’acier est facilement recyclable, compte tenu de l’augmentation du coût de production, l’industrie est beaucoup moins gaspilleuse avec le titane. De nombreuses pièces aérospatiales sont usinées à partir de lingots solides, et les copeaux sont collectés et refondus en métal. Reynolds, qui produit également des ensembles de tubes en titane, nous a appris que 100 % de ses tubes en titane sont fabriqués à partir de déchets aérospatiaux.
Si vous vous intéressez à la source de votre titane, il est probable qu’il ait commencé sa vie en Chine, qui produit plus du double du plus grand producteur national suivant, l’Afrique du Sud. Naturellement, comme pour l’aluminium et l’acier, les matières premières auront également passé beaucoup de temps en transit à travers le monde.
Comment sont fabriqués les vélos en fibre de carbone ?
Les fibres de carbone, qu’il s’agisse des fibres elles-mêmes ou des résines dans lesquelles elles sont intégrées, sont des produits de l’industrie pétrochimique et, en tant que tels, dépendent de l’extraction du pétrole. Après tout, le pétrole n’est rien d’autre que des chaînes de carbone dans une soupe épaisse.
L’extraction du pétrole est un peu plus connue du commun des mortels que les subtilités de l’industrie minière. Une plate-forme pétrolière, qu’elle soit terrestre ou maritime, fore un réservoir souterrain de pétrole et le pompe. Naturellement, les choses sont un peu plus compliquées que cela, mais c’est tout ce qu’il est vraiment nécessaire de savoir du point de vue de l’extraction des matériaux.
L’industrie pétrolière est, dans une large mesure, responsable des matériaux dont nous dépendons dans notre vie quotidienne, depuis les plastiques de nos bouteilles d’eau jusqu’à l’hélium de nos ballons d’anniversaire. La fabrication d’un cadre en fibre de carbone étant très complexe du point de vue de la chimie, j’essaierai de généraliser autant que possible.
Les meilleurs vélos de route en carbone, cadres et composants en fibre de carbone, sont plus ou moins composés de deux éléments : les fibres elles-mêmes et la résine dans laquelle elles sont intégrées. Toutes deux sont dérivées du pétrole. Les fibres de carbone commencent leur vie dans une cuve de produits chimiques (solvants, catalyse et éléments constitutifs d’une chaîne de polymères — les monomères). De la même manière que les fils de nylon, les fils de polymère sont filés à partir de ce liquide riche en monomères et étirés à l’épaisseur souhaitée, avant d’être rincés pour éliminer tout résidu.
À ce stade, on peut dire qu’ils sont similaires au nylon. Ils sont solides et flexibles, mais ne sont pas très utiles pour fabriquer un vélo. Pour transformer les fils de polymère plastique en carbone, on les grille à haute température, soit dans une atmosphère non réactive, soit sous vide, et les atomes de polymère se « carbonisent ». On obtient alors un long fil de carbone, qui peut être soit tissé en une natte, soit posé parallèlement à d’autres fibres dans ce que l’on appelle la fibre de carbone unidirectionnelle.
Les résines dans lesquelles les fibres sont fixées sont également des dérivés de l’industrie pétrolière, mais les processus chimiques impliqués dans la production d’époxy sont un peu plus complexes et beaucoup moins excitants. Sachez simplement que l’ensemble d’un cadre en carbone haut de gamme, les roues en carbone et tout autre kit de finition ont commencé leur vie dans les profondeurs de la terre, sous la forme d’un ancien marécage en décomposition.
Les feuilles de fibres de carbone tissées sont souvent imprégnées de résine thermodurcissable, dans ce que l’on appelle le carbone préimprégné. Elles sont placées dans un moule dans des orientations spécifiques afin d’obtenir la résistance ou la flexibilité souhaitée par le fabricant. Une fois qu’un vélo entier a été préparé, le moule est cuit et, à l’intérieur, une vessie en caoutchouc est gonflée afin de presser les fibres sur les bords. Une fois que la cuisson a durci les résines, un cadre complet ou quelque autre composant peut être retiré pour la finition.
L’industrie pétrolière a parfois, à juste titre, mauvaise réputation dans certains milieux. Cependant, le pourcentage de pétrole qui entre dans la fabrication des cadres de vélo est tellement infime que choisir d’éviter un cadre en carbone en guise d’opposition aux combustibles fossiles est malheureusement un geste un peu futile. Plus de quatre piscines olympiques de pétrole sont produites chaque minute, 24 heures sur 24, 365 jours par an. En supposant qu’un vélo de course complet contienne cinq kilogrammes de fibre de carbone, l’industrie pétrolière pourrait produire 33 vélos complets chaque seconde.
Pour plaisanter, certains prétendent que les vélos en carbone sont en « plastique ». Il y a du vrai. Les cadres en acier, en aluminium et, avec un peu plus de difficulté, en titane peuvent être recyclés pour produire de nouveaux vélos, de nouvelles poutres, canettes ou avions. La fibre de carbone, en revanche, comme de nombreux plastiques, est remarquablement résistante à la dégradation. Bien que l’énergie nécessaire à la production d’un cadre en carbone soit inférieure à celle des alternatives métalliques, il n’existe aucun moyen de recycler un cadre en carbone et, à la fin de sa durée de vie, il est donc destiné à finir ses jours dans une décharge, où il restera pendant des dizaines de milliers d’années.
Will Jones
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Will Jones élude beaucoup de choses. En plus de l’acier, de l’aluminium, du titane ou de la fibre de carbone, les vélos contemporains comprennent souvent d’autres matériaux, dont des mousses (pour les poignées et le rembourrage de la selle), du cuir (pour les poignées et les selles), du caoutchouc (principalement pour les pneus et les plaquettes de frein), divers liquides (comme le liquide de frein, l’huile de suspension et diverses graisses/lubrifiants), ou encore du magnésium (parfois dans les pédales et les fourches suspendues ; très rarement dans les cadres). La majorité du caoutchouc utilisé est synthétique : il s’agit d’un produit dérive du pétrole ou du charbon. Le caoutchouc naturel, lui, est issu de plantations d’hévéas (les principaux pays producteurs de caoutchouc naturel sont l’Indonésie, la Thaïlande, le Vietnam et la Malaisie). Quelles sont les implications écologiques et sociales de la production de ces matériaux ?
Et jusqu’ici, il n’a nullement été fait mention du vélo électrique, dont les implications sociales et écologiques sont, évidemment, bien pires.
Will Jones s’efforce, au début de son texte, de minimiser les implications écologiques de la fabrication industrielle de vélos en la comparant à des industries largement pires (la construction, notamment). Il va même jusqu’à prétendre que la production de vélos est une bonne chose (« des options de transport vertes »). Il s’agit d’une erreur de raisonnement très préjudiciable. Le vélo n’est pas une « option de transport verte », il constitue seulement un moindre mal en comparaison de pire. Or, concevoir des sociétés véritablement écologiques, soutenables, ce n’est pas la même chose qu’essayer de réduire un peu notre empreinte écologique individuelle dans le cadre mortifère de la civilisation industrielle. D’autant que la production de vélos ne s’oppose pas à la production de toutes les autres marchandises — y compris des voitures, SUV, jets-privés, etc. Elle s’y ajoute. Le capitalisme industriel mondialisé peut tout à fait continuer de ravager le monde en produisant plein de vélos. C’est d’ailleurs certainement ce qu’il va se produire.
Si vous devez choisir entre acheter — ou utiliser — un vélo ou une voiture, optez pour le vélo, c’est certainement mieux. Je ne dis pas le contraire. Mais ça ne change rien au fait qu’en tant qu’artefact dont la production requiert de nombreuses industries et processus mondialisés, dont la production requiert une civilisation industrielle tout entière, le vélo n’a et n’aura jamais rien de réellement écologique ou soutenable. Selon toute probabilité, des sociétés réellement écologiques et démocratiques seraient incapables de produire des vélos.
Cela dit, si la civilisation industrielle est démantelée — ou s’effondre — avant d’avoir rendu la planète entièrement inhabitable, les sociétés qui lui succèderont pourront toujours se débrouiller pour réutiliser, réparer les milliards de vélos et d’outils que la civilisation industrielle laissera derrière elle.
Nicolas Casaux
- Philippe Gaboriau, « Les trois âges du vélo en France », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°29, janvier-mars 1991. ↑
- Ibid. ↑
- Paul Smethurst, The Bicycle — Towards a Global History, Palgrave Macmillan, 2015. ↑
- Ibid. ↑
- « Histoire de la culture de l’hévéa », Wikipédia. Article très intéressant et très bien sourcé. ↑
- Jordi Canal-Soler, « La fièvre du caoutchouc ensanglante l’Amazonie », revue Histoire & Civilisations, 3 décembre 2021. ↑
- « Histoire de la culture de l’hévéa », Wikipédia. ↑
- BBC, « How is a Bicycle made ? », 2019. ↑
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