Retour sur Terre en transe de Glauber Rocha — Maxime-JRCF

Retour sur Terre en transe de Glauber Rocha — Maxime-JRCF

« Pays en transe, cinéma en transe. »

Glauber Rocha in Esthétique de la faim

Terre en transe sort en salle au Brésil en 1967, soit trois ans après le coup d’Etat militaire fasciste supervisé par les États-Unis, qui aboutira en 1968 à l’adoption de l’Acte Institutionnel numéro 5, qui prévoit un renforcement extrême des forces répressives brésiliennes et un accroissement de la militarisation du pays. Le film est alors censuré. Mais il tient aujourd’hui, avec son réalisateur marxiste Glauber Rocha, une grande place dans la culture nationale. Ce dernier fascine, à juste titre, pour l’apport théorique qu’il a fourni au cinéma moderne (on pourrait résumer grossièrement le cinéma moderne comme l’ensemble des films anti-hollywoodiens ayant été réalisés à partir de la fin des années 50, regroupés dans des « Nouvelles Vagues », des mouvements cinématographiques propres à chaque pays – au Brésil elle porte le nom de « Cinema Novo » – et qui portent l’espoir d’une issue révolutionnaire à la déliquescence, notamment dans le « Tiers-Monde », du capitalisme et de l’impérialisme), mais aussi pour ses grandes qualités de poète lyrique et contestataire. Son esthétique, il l’a développée essentiellement dans ses articles “ Esthétique de la faim ”, “ Eztetyke du rêve ” et “ L’aventure de la création dans le “cinema novo” ”.

L’esthétique de Glauber Rocha est indécise. Il ne cherche pas la cohérence, la « raison », qu’il considère comme « paternaliste », mais « l’anti-raison » : l’explosion d’une violence complètement débridée qu’il justifie (utilisant de fait la raison) par la nécessité, pour le colonisé, de répondre à la violence du colonisateur, non pas forcément contre lui, mais contre quelque chose. La violence est donc un but en soi, vue comme seul exutoire possible pour l’esclave. Mais le protagoniste du film, Paulo Martins, un poète petit-bourgeois, se révèle incapable d’une telle violence, et c’est ainsi que sa condition sociale le pousse sans cesse à l’opportunisme et à la raison malgré lui. Même s’il la renie d’une certaine manière, en ne sachant pas vraiment sur quel pied danser (chez ce politicien-là ou chez celui-là ?). En ramenant constamment la révolution à ses ambitions artistiques, il est guidé par celles-ci, alors qu’il cherche, justement, à faire de la politique dans un but précis : faire en sorte qu’il n’y ait plus de gens affamés, contester le gouvernement qui devient de plus en plus répressif. Mais cette contradiction, ce mouvement dialectique, l’amène à vivre un état de transe : « Politique et poésie sont trop pour un seul homme. », lui dira son amante. Et c’est son corps, qui, incapable de supporter cet état, flâne (en bon moderne), se tord, se drogue en boîte de nuit, se morfond et s’excite en permanence. Ce corps, le montage rapide, l’utilisation de la caméra épaule, les nombreux travellings circulaires, et la musique, très présente et au rythme endiablé, appellent ensemble à la création d’un culte autour de lui, d’un mythe anti-impérialiste, comme la cristallisation d’une vérité humaine censée être conservée dans un folklore, qui se définirait par la crise de la petite-bourgeoisie opportuniste, alors que le fascisme avance à grands pas. Rocha parlait de son protagoniste en ces termes :

« Paulo Martins [le poète et héros de Terre en transe] est un type qui va à droite et à gauche, c’est le communiste typique d’Amérique latine. Il appartient au parti sans lui appartenir. Il se met au service du parti quand celui-ci fait pression mais il est aussi au service de la bourgeoisie. Au fond, il méprise le peuple. La révolution n’éclate pas quand il le veut, et c’est pourquoi il prend une position à la Don Quichotte. Il n’a pas réussi à signer le noble pacte entre le cosmos sanglant et l’âme pure du gladiateur défunt, comme le disait Mario Faustino, le poète brésilien qui a chanté le dilemme de nos intellectuels de gauche, tiraillés entre la poésie et la lutte politique. C’est l’un des principaux problèmes d’Amérique latine, la situation de l’intellectuel car, dans les pays sous-développés, la misère du peuple est muette, le peuple n’a pas conscience de sa misère. Seuls les intellectuels en ont conscience et ils veulent « conscientiser » le peuple mais ils sont une minorité et sont désespérés face à leur impuissance à faire la révolution. »

Malgré ces propos, il semble y avoir chez le cinéaste une contradiction majeure : cette aspiration aussi intense à la révolution, qui va de paire avec ce refus d’appartenir à un parti d’avant-garde capable de la guider, et une vision méprisante et caricaturale des prolétaires. Ces derniers sont montrés seulement s’il y a un politicien véreux dans les parages, autrement dit, on doute de leur aptitude à l’indépendance politique vis-à-vis de la bourgeoisie. Ce qui donne le sentiment d’avoir affaire aux reflets des idées qu’ont les bourgeois des prolétaires. Ainsi n’importe quelle personne se plaignant des conditions de son existence est perçue comme « communiste » et est littéralement pendue sur le champ pour que le « virus » ne « contamine » rien – on sait qu’après la Révolution cubaine, le Brésil vécut une effervescence culturelle et politique progressistes, ce qui incita les bourgeoisies d’Amérique du Sud à s’allier pour instaurer des dictatures fascistes avec l’aide des Etats-Unis.

En définitive, le film ne présente aucun prolétaire révolutionnaire, ni communiste, mais uniquement des mendiants. Une sorte de nihilisme teinté d’un goût baroque, construit par une association brutale de séquences qui se déroulent dans des lieux et temps très différents. Ce choc assomme bel et bien et le spectateur ainsi que Paulo Martins, qui s’accroche tant bien que mal à ses divagations poétiques fantasmant la révolution, pour simplement « tenir debout », ne pas se faire absorber par ces espaces où il n’est jamais seul – parfois encerclé par la brume – et toujours en conflit avec des personnages anti-révolutionnaires, menteurs et traîtres : « Terre en transe semble indiquer combien la volonté de mener le front politique et artistique est illusoire, et dans le même mouvement dénonce une civilisation de la rhétorique. Aucun dépassement ne se fera par le langage. », disait le critique de cinéma Michel Ciment.

Sources :
Esthétique de la faim : http://derives.tv/esthetique-de-la-faim/
Eztetyke du rêve : http://derives.tv/eztetyke-du-reve/
L’aventure de la création dans le “cinéma novo” : http://derives.tv/lesthetique-de-la-violence/
Le cinéma politique selon Glauber Rocha, Renato Silva Guimaraes (article)
https://unesdoc.unesco.org/ark :/48223/pf0000071628_fre
https://www.liberation.fr/cinema/2004/05/12/le-theoricien-dans-le-texte_479203/

»» http://jrcf.over-blog.org/2023/09/retour-sur-terre-en-transe-de-glaube…

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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