La croisade est terminée

La croisade est terminée

Par Laurent Guyénot − Septembre 2024

Le pape fut le précepteur ou le tuteur de la civilisation européenne durant le Moyen Âge. À la fin du XIe siècle, il inculqua à la caste dirigeante une idée révolutionnaire : la Croisade. Ce fut une révélation, au sens d’une nouvelle religion, en même temps qu’une tentative pour unifier l’Europe par Jérusalem. La Croisade a fait émerger le meilleur et le pire de la classe guerrière, elle a enthousiasmé le peuple, et elle a donné au pape une domination spirituelle et politique sans précédent. Elle s’est installée comme paradigme central dans la chrétienté occidentale. Bien qu’elle ait revêtu de nouveaux habits, la Croisade reste la Grande Idée de l’Occident, le cœur même de son identité : sauver le monde—et se sauver lui-même—par des guerres au nom de grands principes transcendants. La Démocratie et les Droits de l’Homme ont remplacé le Christ, mais l’Occident, désormais sous la direction des États-Unis, est toujours la Civilisation de la Croisade. Mais c’est bientôt fini.

Dans cet article, je vais tenter de démontrer que les croisades médiévales ont été une expérience si puissante que leur influence sur la civilisation occidentale a survécu à la chute de l’autocratie papale. Mon objectif n’est pas de raconter à nouveau l’histoire des Croisades, mais d’en expliquer l’essence et d’en tirer quelque lumière sur le caractère intrinsèque de l’Occident. L’accent sera mis sur ce que les Croisades ont fait à l’Occident, plutôt que sur ce qu’elles ont fait à l’Orient, même si la relation de l’Occident à l’Orient fait partie du sujet.

Pourquoi cette démarche, demanderont certains. Tout simplement parce que, comme les individus, les civilisations ont intérêt à se pencher sur leur enfance pour comprendre ce qui les anime, surtout lorsque leur vie d’adulte commence à se désagréger et qu’elles se rendent compte que tout le monde les déteste.

Je ne prétends pas que les Croisades médiévales fournissent une explication suffisante de l’histoire du colonialisme et de l’impérialisme de l’Occident moderne, mais seulement qu’elles jettent un certain éclairage sur celle-ci, non pas seulement à titre comparatif — que les USA agissent comme des croisés a été suffisamment dit —, mais en tant que réelle cause historique ou, si l’on veut, généalogique. Les Croisades sont toujours d’actualité parce qu’elles sont dans les gènes de l’Occident.

J’ajoute encore deux remarques préliminaires. Premièrement, il semble que chaque nation ou civilisation ait une personnalité, une « volonté de puissance » particulière qui détermine ses modes de comportement envers les autres communautés1. Mais seule une minorité dominante participe activement à cette anima collective. L’élite fait bouger le corps social et forge son destin. Par conséquent, quand je dis que la croisade est l’essence de l’Occident, je ne veux pas dire que les gens ordinaires soutiennent nécessairement les aventures de croisade occidentales, mais que la croisade est restée un principe existentiel fondamental des élites occidentales.

Deuxièmement, mon objectif n’est pas de juger les gens, mais d’analyser les idées qui ont orienté la trajectoire de l’Europe. Des individus intelligents, courageux et dévoués peuvent être mus par des idées qui s’avéreront finalement de dangereuses illusions. L’idée de Croisade n’a pas été, comme on l’a beaucoup dit, un simple prétexte religieux pour un gain matériel, et les causes économiques n’ont pas été déterminantes. Sur ce point, la recherche historique a dissipé beaucoup de malentendus. Selon Jonathan Riley-Smith, auteur de The First Crusade and the Idea of ​​Crusading (1986), les données historiques suggèrent que, pour l’immense majorité des croisés et leur famille, la Croisade était un sacrifice. Ils agissaient prioritairement par idéalisme, c’est-à-dire, sous l’emprise d’une idée2. S’ils en tiraient un gain personnel, c’est en terme de crédit social, ce qui signifie simplement que la Croisade a été, jusqu’à la fin du Moyen Âge, au centre du système de valeur dominant3.

L’impact des croisades

Dans une étude publiée en 2006 sur les évolutions dans l’historiographie des croisades, Norman Housley écrit que, s’il y a point sur lequel tout le monde s’accorde aujourd’hui, c’est que « les croisades ont joué un rôle central plutôt que périphérique dans le développement de l’Europe médiévale4. » « Il ne fait aucun doute, ajoute-t-il, que les croisades […] ont engendré un dynamisme inhérent qui a caractérisé le Moyen Âge central5. »

Un aspect remarquable des Croisades est leur apparition soudaine et spectaculaire. L’historien français Paul Alphandéry écrivait vers 1930 : « la Croisade s’engage tout de suite, réalité vivante, organique, avec son thème religieux constitué dès la fin du XIe siècle, sa théologie aussi. Elle n’est pas l’aboutissement d’une évolution, mais le jaillissement, quasi spontané, d’une prodigieuse puissance d’animation collective6. »

On peut donner le jour exact (27 novembre 1095) où l’appel tomba comme le Saint Esprit sur une foule, avant d’être prêché par une armée de missionnaires en France et en Allemagne.

La Première Croisade (1095-97) fut un succès, et la prise de Jérusalem fut célébrée par un nombre incalculable de récits. La Première Croisade est devenue pour les Occidentaux ce qu’était la guerre de Troie pour les Grecs de l’Antiquité7. Selon Christopher Tyerman, l’ampleur de cette activité littéraire, assimilable à une gigantesque campagne de propagande, est sans parallèle. La Croisade a suscité « des récits émouvants de foi, de courage, de souffrance, de danger, de ténacité et de triomphe8. »

Les récits épiques de la Première Croisade ont eu un impact si profond et durable que, lorsqu’une Deuxième Croisade fut prêchée en 1145, la réponse fut, encore une fois, enthousiaste. « J’ai ouvert la bouche, j’ai parlé et les croisés se sont aussitôt multipliés à l’infini, » écrivait Bernard de Clairvaux au pape. « Les villages et les rues sont aujourd’hui désertés ; à grand-peine trouverait-on un homme pour sept femmes. Partout l’on voit des veuves dont les maris sont toujours vivants9. »

Bien qu’il s’agisse au départ d’une idée du pape, la Croisade s’est profondément enracinée dans l’esprit et dans le cœur de la classe dirigeante laïque et a envahi toutes les régions de la culture laïque. Certains récits vernaculaires de la Première Croisade, comme la très populaire Chanson d’Antioche en vers, rivalisent avec le genre des évangiles apocryphes dans leur utilisation somptueuse de prophéties, de visions, de miracles et d’autres signes de la Providence divine. Les deux genres ont en fait fusionné dans les best-sellers internationaux de la littérature du Graal, comme je l’ai montré dans La Lance qui saigne, tirée de ma thèse doctorale : le roman fondateur de Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, écrit vers 1180, est tissé autour des icônes ésotériques de la Croisade : le Graal, portant l’hostie (c’est-à-dire le corps de Christ) est un symbole du Saint-Sépulcre, tandis que la « lance qui saigne » est la Sainte Lance dont le fer a été miraculeusement découvert à Antioche par les croisés assiégés10. Il n’est pas exagéré de dire que la Croisade est présente, sous forme de référence implicite, dans toute la littérature laïque, depuis les premières chansons de geste jusqu’aux derniers romans arthuriens.

Grâce aux croisades, l’Europe du Nord-Ouest (France, Angleterre et Allemagne en tête) s’est fait une place dans l’histoire. « Les Croisades, écrit Steven Runciman, constituent un fait central de l’histoire médiévale. Avant leur déclenchement, le centre du monde civilisé se partageait entre l’empire de Byzance et les terres du califat arabe. Avant même que leur étoile pâlit, la primauté de la civilisation était passée en Europe occidentale. L’histoire moderne est née de ce transfert11. » Autrement dit, l’Europe occidentale est devenue une civilisation à part entière par la Croisade.

La fin des croisades est traditionnellement datée de 1291, lorsque St-Jean d’Acre, dernier bastion du royaume latin de Jérusalem, tomba aux mains des Mamelouks, ne laissant aucun site de débarquement possible pour de nouvelles expéditions. À proprement parler, les croisades durent donc deux siècles. Les historiens modernes les ont classiquement numérotés de un à huit ou neuf, mais en réalité, il y a eu un flux ininterrompu de campagnes militaires de diverses tailles et origines vers le Moyen-Orient. Entre la Première et la Deuxième Croisade, par exemple, au moins six expéditions furent envoyées, qui ne sont pas comptées comme des croisades à part entière mais comme des renforts aux États latins formés lors de la Première Croisade. Les croisades peuvent donc être considérées comme une seule guerre d’une durée de deux siècles, la plus longue de l’histoire de l’humanité.

Mais en fait, de nombreuses autres guerres vont encore être menées sous la bannière papale, avec l’arsenal théologique complet des Croisades, jusqu’à la fin du XVIe siècle. Rien qu’au XVe siècle, pas moins de sept bulles papales de croisades ont été promulguées12. Christopher Tyerman écrit :

Les croisades n’ont pas décliné après 1291. Elles ont changé, comme elles l’avaient fait au cours des deux siècles précédents depuis la Première Croisade. […] la mentalité de croisade, transmise par une longue habitude, par la liturgie et par de nouveaux appels aux dons, des impôts, la vente d’indulgences et, occasionnellement, le service armé, a façonné une manière de considérer le monde. Cette mentalité, largement répandue dans la société, permettait l’expression de la foi et de l’identité à travers des rituels sociaux et des institutions religieuses, même en l’absence d’actions politiques ou militaires. La relative rareté des crucesignati [croisés] était masquée par leur ubiquité culturelle. Indépendamment des combats et des guerres, la Croisade a évolué comme un état d’esprit ; un moyen de grâce ; une métaphore et un mécanisme de rédemption ; un test de la fragilité humaine, du jugement divin et de la corruption de la société. La Croisade est devenue une chose en laquelle il faut croire plutôt qu’une chose à faire13.

La rédemption par la guerre ou l’argent

La Croisade fut une nouvelle voie de salut individuel : la guerre pénitentielle. Dieu, parlant par l’intermédiaire de Son vicaire sur terre, accordait désormais la rémission complète des péchés (et donc une place au Ciel) à quiconque jurerait de se rendre en Terre Sainte et de tuer des infidèles ou d’être tué par eux. Selon l’historien Orderic Vitalis, écrivant vers 1135, « le pape a exhorté tous ceux qui pouvaient porter les armes à lutter contre les ennemis de Dieu, et, par l’autorité de Dieu, il a absous tous les pénitents de tous leurs péchés dès l’heure où ils ont pris la croix du Seigneur14 »

À en juger par les six versions partielles du discours du pape Urbain II conservées dans les chroniques, il n’est pas certain qu’il ait présenté les choses en termes aussi explicites. Il a peut-être simplement décrété, comme le rapporte l’évêque Lambert d’Arras, un témoin direct : « Quiconque, par simple dévotion, et non pour gagner de l’honneur ou de l’argent, se rend à Jérusalem pour libérer l’Église de Dieu peut substituer ce voyage à toute pénitence15. » Et il a peut-être ajouté, comme le rapporte Foucher de Chartres : « Tous ceux qui meurent en chemin, que ce soit sur terre ou sur mer, ou dans une bataille contre les païens, auront la rémission immédiate de leurs péchés. Je le leur accorde par la puissance de Dieu dont je suis investi16. » Urbain fut probablement le premier à donner une interprétation radicalement nouvelle de Matthieu 10,38 (ou Luc 14,27), comme le rapporte Robert le Moine : « Quiconque ne porte pas sa croix et ne suit pas derrière moi n’est pas digne de moi17. » Le détournement de cette formule résume ce que représente la Croisade dans l’histoire du christianisme.

Quel que furent les propos exacts d’Urbain II, ce qu’il faut retenir, c’est que la rémission complète et immédiate de tous les péchés avoués pour tous les cruce signati (ceux marqués d’une croix cousue sur leurs vêtements), est au cœur de la théologie et du droit canon de la Croisade qui se sont développés au fil des années, grâce à des apologistes comme Innocent II et saint Bernard de Clairvaux, ou le canoniste Gratien18. En 1187, dans la bulle Audita tremendi qui lança la Troisième Croisade, le pape Grégoire VIII déclarait : « à ceux qui, avec un cœur contrit et un esprit humilié, entreprennent ce voyage et meurent en pénitence pour leurs péchés et avec une foi juste, nous promettons la pleine indulgence pour leurs fautes et la vie éternelle19. »

Notons que seuls les péchés confessés sont pardonnés (la confession annuelle devait devenir obligatoire pour les catholiques romains lors du Concile du Latran de 1215). Aussi étrange que cela puisse nous paraître aujourd’hui, la majorité des croisés croyait que le pape savait de quoi il parlait lorsqu’il distribuait des rémissions de péchés, appelées « indulgences », en échange d’un service militaire. On croyait que cette monnaie imaginaire avait cours légal dans l’Autre Monde.

La Croisade était donc une nouvelle religion de salut. Guibert de Nogent, l’un des chroniqueurs les plus enthousiastes de la Première Croisade, remarquait qu’auparavant, les chevaliers ne pouvaient obtenir le salut qu’en abandonnant leur mode de vie et en se faisant moines, mais « Dieu a institué à notre époque les guerres saintes, pour que l’ordre des chevaliers et la foule qui courait dans leur sillage […] puissent trouver un nouveau moyen d’obtenir le salut. » La Croisade, déclara un maître des Hospitaliers au XIVe siècle, est devenue « le chemin le plus court vers le Paradis ». Le prêtre gallois Adam d’Usk alla plus loin dans son Chronicon (début du XVe siècle) : « Tout homme qui ne veut pas partir immédiatement pour le pays où Dieu a vécu et est mort, tout homme qui ne prendra pas la croix de Terre Sainte, aura peu de chances d’aller au paradis. »

Le vœu de « prendre la croix » était contraignant, et le non-respect de ce vœu entraînait une excommunication, équivalent à une condamnation à l’enfer éternel. Heureusement pour ceux qui avaient cédé à la pression mais se découvraient ensuite des empêchements, l’Indulgence de la Croisade fut étendue à ceux qui, au lieu d’y aller eux-mêmes après avoir prononcé le vœu, envoyaient un autre à leur place ou donnaient de l’argent pour financer l’expédition : cette dispense en échange d’un paiement en argent s’appelait la « rédemption du vœu ». Depuis le pontificat d’Alexandre III (1159-1181), explique Christopher Tyerman,

La rédemption des vœux a contribué à modifier radicalement le financement des croisades, la manière dont la croix était prêchée, les méthodes de recrutement et de planification, et même la réputation de l’exercice lui-même, à mesure que le système devenait vulnérable aux accusations de “la croix contre de l’argent”20.

L’offre d’indulgences est restée partie intégrante d’un système pénitentiel général, de plus en plus commercial à mesure que le rachat des vœux ou même l’accomplissement de tout acte méritoire particulier cédait la place à une simple vente contre paiement. La doctrine du Trésor des Mérites, sorte de compte bancaire divin ouvert par Dieu sur lequel puisaient les fidèles pénitents, fut perfectionnée par Clément VI21.

C’est ainsi que l’évangile du salut par la guerre a lentement évolué vers l’évangile du salut par l’argent. La vente d’indulgences, dérivée de la Croisade, ruinera finalement la réputation de la papauté et fera exploser l’unité de l’Église, lorsque Martin Luther publiera ses très raisonnables Quatre-vingt-quinze thèses, qui portent principalement sur ce point, puis désignera le pape comme « le véritable Antéchrist qui s’est élevé au-dessus du Christ et s’est opposé à lui » (Articles Smalcald).

Faire de Jérusalem la capitale de l’Europe

On a pu dire que les croisades ont uni l’Europe dans une cause commune22. C’est vrai dans une certaine mesure, mais cette « cause commune » ne doit pas être confondue avec l’unité politique ou même avec la paix civile. Les croisades ont, il est vrai, permis à la France et l’Angleterre de réduire les guerres féodales et de se consolider en tant qu’États centralisés, notamment par la mise en place d’une bureaucratie fiscale (la « taxe Saladin » fut le premier impôt touchant toute la population). Mais les croisades n’ont pas apporté la paix en Europe. La troisième croisade en est un bon exemple. Avant de partir, les rois de France et d’Angleterre étaient en guerre pour des revendications territoriales. Bien que le pape ait convaincu Philippe II et Richard Ier de signer une trêve avant de s’embarquer pour la Terre Sainte, leurs relations se sont détériorées au lieu de s’améliorer au cours de l’expédition. Dès leur retour chez eux (c’est-à-dire après que Richard fut rançonné de la prison de Léopold d’Autriche, qui l’accusait d’avoir organisé le meurtre de Conrad de Montferrat), ils reprirent leur querelle, qui ne cessera de s’aggraver jusqu’à la guerre de Cent Ans (1337-1453).

Comme je l’ai écrit dans « L’origine médiévale de la désunion européenne », l’un des problèmes de la Croisade est qu’elle visait à unir l’Europe autour de Jérusalem. Par la Croisade, les papes ont fait croire aux Européens que le berceau de leur civilisation était une ville à l’autre bout de la Méditerranée, disputée par deux autres civilisations (la byzantine et l’islamique), et leur ont demandé de se battre pour elle comme si le salut de leur civilisation en dépendait. Il ne peut y avoir de projet plus anti-européen.
L’obsession européenne pour Jérusalem n’a pas commencé avec les croisades. Depuis le début du XIe siècle, nombreux étaient les pèlerins qui partaient pour Jérusalem avec l’encouragement et le soutien logistique des monastères. « En fait, explique Jonathan Riley-Smith, l’attitude des chrétiens du XIe siècle à l’égard de Jérusalem et de la Terre Sainte était obsessionnelle. Jérusalem était le centre du monde, l’endroit sur terre sur lequel Dieu lui-même s’était concentré lorsqu’il avait choisi de racheter l’humanité en intervenant dans l’histoire ; au même endroit, à la fin des temps, se dérouleraient les derniers événements menant à la fin du monde23. »

Ce fut le coup de génie d’Urbain II de prêcher l’expédition militaire comme un pèlerinage pénitentiel à Jérusalem. Nombres des mesures associées à la Croisade, comme l’immunité et la protection juridique accordés aux biens fonciers des croisés, sont conformes aux pratiques éprouvées du pèlerinage. La croix cousue sur le vêtement semble aussi issue de cette tradition24.

De cette manière, Urbain II combinait dans une nouvelle synthèse deux éléments traditionnellement considérés comme incompatibles : la fascination pour Jérusalem comme destination de pèlerinage – un aspect de la piété chrétienne – et l’éthique guerrière de la classe féodale héritée de son origine barbare conquérante. Cette combinaison s’est avérée explosive.

Il faut souligner que Jérusalem n’était pas ce qui intéressait le basileus byzantin Alexis Comnène lorsqu’il demanda l’aide de l’Occident. Jérusalem ne faisait pas partie de l’Empire byzantin depuis sa conquête par les Arabes en 638, et la Syrie elle-même était périphérique à l’Empire. L’objectif premier d’Alexis était de reconquérir l’Anatolie, à commencer par Nicée (aujourd’hui Iznik), conquise par les Turcs en 1081 et devenue la capitale de leur Sultanat de Roum, à seulement une centaine de kilomètres de Constantinople. Comme objectif secondaire, Alexis espérait récupérer Antioche, une ville grecque prospère et stratégiquement importante qui avait toujours appartenu à l’Empire.

Jusqu’en 1073, Jérusalem avait été gouvernée au nom des califes fatimides, qui respectaient l’autorité du basileus et du patriarche de Jérusalem sur les sanctuaires chrétiens et laissaient les chrétiens y prier librement25. Les chrétiens orthodoxes n’avaient aucune plainte, et les jacobites syriens et autres chrétiens non-orthodoxes préféraient même la domination musulmane à la domination byzantine. Ce n’est que lorsque les Turcs seldjoukides ont pris le contrôle de la Syrie que les choses se sont gâtées pour les chrétiens de Jérusalem et les pèlerins occidentaux. Mais les Fatimides reprirent Jérusalem aux Seldjoukides un an avant que les croisés n’arrivent devant ses murs, et le basileus était plus que disposé à les laisser la gouverner à nouveau. Pour les Occidentaux, cependant, la Croisade visait à « libérer » Jérusalem, et ils ne faisaient pas de différence entre les Musulmans, qu’ils nommaient indifféremment « Sarrasins » ou « Turcs ». Ils rejetèrent l’offre de paix des Fatimides, attaquèrent la Ville Sainte et massacrèrent sa population. Raymond d’Aguilers, témoin de l’événement, écrit : « Dans le temple et dans le portique de Salomon, on marchait à cheval dans le sang jusqu’aux genoux du cavalier et jusqu’à la bride du cheval. Juste et admirable jugement de Dieu, qui voulut que ce lieu même reçût le sang de ceux dont les blasphèmes contre lui l’avaient si longtemps souillé. » Cela, affirmait-il, accomplissait Apocalypse 14,19-20, « il en coula du sang qui qui monta jusqu’au mors des chevaux sur une étendue de mille six cents stades26 ». Un autre chroniqueur, l’auteur anonyme de la Gesta Francorum, a écrit : « Nos hommes se précipitèrent dans toute la ville, s’emparant de l’or et de l’argent, des chevaux et des mulets, et des maisons pleines de toutes sortes de biens et ils vinrent tous se réjouir et pleurer d’excès de joie pour adorer au Sépulcre de notre Sauveur Jésus, et là ils ont accompli leurs vœux27. » Voilà ce qui mérite d’être célébré comme « le plus grand événement depuis la Résurrection » selon le chroniqueur Robert de Reims28.

La nouvelle de la « libération » de Jérusalem a fait taire les critiques de la Croisade en Europe, et sa célébration a définitivement installé celle-ci comme paradigme central de la culture occidentale. Dès lors, les Occidentaux, et les Francs tout particulièrement, se sont considérés comme les gardiens du nombril du monde. C’est devenu une partie de leur identité. Leur obsession n’a fait que croître après la reconquête de Jérusalem par Salah al-Din (Saladin) en 1187 (dans des conditions d’humanité qui font honte à la chevalerie occidentale), et à chaque nouvelle tentative infructueuse de la récupérer.

L’une des plus grandes ironies des Croisades est que Jérusalem fut temporairement récupérée en 1229 par l’Empereur romain germanique Frédéric II, qui s’y rendit malgré l’interdiction et l’excommunication du pape Grégoire IX, et la récupéra — ainsi que Bethléem et Nazareth — par la négociation diplomatique, sans verser une goutte de sang musulman ou chrétien. Le Pape condamna cette approche pacifique, dénonçant comme un péché particulièrement grave la reconnaissance par Frédéric des droits des musulmans sur la mosquée d’Omar. En 1241, le Pape lança donc une croisade contre Frédéric, avec possibilité pour ceux qui avaient prévu d’aller en Terre Sainte de commuer leurs vœux pour lutter contre Frédéric. L’acharnement des papes contre les Hohenstaufen conduira à leur extermination par Charles d’Anjou, frère du roi Louis IX et vassal du pape.

En 1248, après la reprise de Jérusalem par les musulmans, le roi français Louis IX mena la septième croisade, durant laquelle il fut capturé par le sultan Turanshah. Ce roi très pieux, sanctifié à titre posthume, abandonna de nouveau son royaume pour une autre croisade en 1270 et mourut de la dysenterie à Tunis la même année. Il est rapporté que ses derniers mots furent « Jérusalem ! Jérusalem ! », la ville qu’il n’a jamais vue29.

C’est toute l’Europe qui, depuis ce jour, pleure sur Jérusalem. « Pour les élites cléricales et laïques d’Europe occidentale, écrit Christopher Tyerman, il était presque impossible d’abandonner la Terre Sainte en tant qu’ambition politique ou vision de perfection. Tout au long des XIVe et XVe siècles, les gouvernements, les moralistes, les prédicateurs et les lobbyistes revenaient sur ce sujet dans lequel les objectifs pratiques et moraux se confondaient30. » En fait, Jérusalem n’a jamais quitté l’esprit des Occidentaux jusqu’à ce qu’elle soit finalement reprise par les troupes chrétiennes le 9 décembre 1917. Lorsque le général britannique Edmund Allenby entra à pied dans la ville lors d’une procession solennelle, il proclama « la fin des croisades ». Le magazine londonien Punch publia une illustration montrant Richard Coeur-de-Lion contemplant Jérusalem avec contentement en disant : « Mon rêve devient réalité31 ! »

Il convient de noter que l’Église anglicane tout comme les ramifications britanniques du calvinisme avaient depuis longtemps rejeté l’autorité papale et condamné officiellement la notion de guerre pénitentielle. Pourtant, il est indéniable que l’obsession pour Jérusalem est restée forte tout au long de l’ère victorienne et a joué un rôle important dans le soutien britannique au sionisme. Il faut ajouter cependant que le sionisme britannique avait été stimulé par la tentative française de conquérir l’Égypte et la Palestine sur les Ottomans en 1799. Cette quasi-croisade du jeune général Bonaparte, même si elle s’est soldée par un échec, a contribué de manière non négligeable à sa légende autodidacte, et cela témoigne à lui seul de l’attraction persistante de Jérusalem dans l’inconscient collectif des Français. Alors que Bonaparte combattait en Syrie, des informations parurent dans la presse officielle française sur son intention d’offrir Jérusalem aux Juifs. L’authenticité de sa « Proclamation aux Juifs », découverte en 1940, est douteuse32, mais l’épisode napoléonien ne doit pas être exclu du débat sur l’origine du sionisme33.

C’est la Croisade qui a scellé pour la première fois ce lien entre l’Europe et Jérusalem, faisant de la possession du centre du monde une idée fixe dans l’esprit occidental. De plus, l’obsession de conquérir militairement Jérusalem a transformé la chrétienté occidentale en une imitation de l’Israël biblique. Selon un récit de Robert de Reims, Urbain II aurait dit à Clermont : « Prenez le chemin du Saint-Sépulcre, sauvez ce pays d’une race effroyable et gouvernez-le vous-mêmes, car ce pays dans lequel, comme le dit l’Écriture, coule de lait et le miel a été donné par Dieu comme possession aux enfants d’Israël34. » Le fantôme de Josué, plutôt que celui du Christ, planait au-dessus des croisés, et plane, depuis, sur le catholicisme romain. Les catholiques aiment reprocher aux protestants l’importance qu’ils accordent à l’Ancien Testament, dénonçant leur orientation « vétérotestamentaire », mais cette tendance a été amorcée par la rhétorique pontificale de la Croisade.

La théocratie pontificale et l’aliénation de Constantinople

La Croisade est l’aboutissement logique de la réforme grégorienne : en s’imposant comme le souverain des rois, qui deviennent ses vassaux, le pape se donne le droit de leur ordonner de faire la guerre sous son commandement suprême. Ainsi l’autorité pontificale, après avoir réprimé les guerres privées en Occident au Xe siècle par le mouvement de la Paix de Dieu, fut l’inspiratrice d’une guerre totale de deux siècles en Orient. « La Paix de Dieu a trouvé son prolongement dans la croisade […], écrit Sylvain Gouguenheim, où la seule guerre autorisée est paradoxalement celle qui se déroule dans l’espace sacré par excellence, la Terre sainte35. »

L’idée d’une guerre sainte en Terre Sainte n’est pas née d’Urbain II (1088-1099), mais de son mentor Grégoire VII (1073-1085), qui a donné son nom à la Réforme grégorienne. Grégoire VII avait prévu de diriger personnellement une armée contre les musulmans d’Orient. Norman Cantor explique ses deux objectifs principaux : « Une telle croisade serait une expression du leadership moral du souverain pontife sur le monde occidental (qui était l’une des doctrines cardinales de Grégoire) et mettrait les peuples du Nord en relation plus étroite avec Rome. Enfin, on pouvait s’attendre à ce que l’invasion latine de l’Orient fasse un grand pas vers l’affirmation de l’hégémonie papale sur les terres chrétiennes grecques36. »

Il fut laissé au charismatique Urbain II de mener le projet à terme. Au regard du premier objectif, ce fut une réussite. Le Concile de Clermont, au cour duquel Urbain décréta à la fois l’excommunication du roi Philippe Ier (pour adultère) et la mobilisation générale pour la croisade, fut un coup d’État magistral et le véritable début de la suzeraineté papale sur les rois européens : Urbain, en effet, démontra qu’il pouvait se rendre en territoire de France, déclarer le roi indigne de régner, et mobiliser une armée nationale sous son nez.

En ce qui concerne le deuxième objectif du pape, établir la suprématie papale sur l’Église grecque, les croisades furent un échec total. Elles ont rendu le schisme permanent et irréversible. Les tensions s’accumulèrent dès le début de la Première Croisade, qui n’était pas le genre d’aide qu’Alexis Comnène attendait. Comme le dit Steven Runciman : « Aucun pouvoir n’accueille les alliés avec déplaisir, mais lorsque ces alliés prennent la forme de grandes armées dont il n’a pas le contrôle, qui envahissent le territoire et qui s’attendent à être nourries, logées et pourvues de toutes les commodités souhaitables, le pouvoir en question se demande alors si l’alliance en valait la peine37. » Cette méfiance s’est avérée justifiée lorsque le Normand Bohémond de Tarente, l’un des chefs de la Première Croisade, s’empara d’Antioche et refusa de la rendre à l’Empereur, puis tenta de mobiliser une croisade contre Constantinople elle-même, avec le soutien du pape.

La Seconde Croisade, qui n’avait même pas le prétexte d’aider l’Empire byzantin, a aggravé les relations entre les Latins et les Grecs. Les croisés accusèrent l’empereur Manuel Ier Comnène des pires trahisons, mais Steven Runciman remet les pendules à l’heure : « Le comportement des croisés en campagne, sur son territoire, n’avait rien qui pût augmenter le plaisir de l’empereur à les voir : ils pillaient les villages, attaquaient les forces de l’ordre, ignoraient superbement ses indications sur les routes à suivre, et plusieurs de ses chefs parlaient avec insolence d’attaquer Constantinople ; ils se comportaient comme en pays conquis. Vue selon cette perspective, la conduite de l’empereur paraît extraordinairement douce et généreuse38. »

Le point de rupture fut, bien entendu, la Quatrième Croisade détournée contre Constantinople, qui fut pillée et saccagée pendant trois jours avant qu’y soit installé un empereur franc et un patriarche vénitien, tous deux fidèles à Rome. Innocent III espérait que cette heureuse tournure des événements accélérerait la soumission de la Grèce à la « Mère Église ». Mais, comme l’explique Steven Runciman, son espoir ne s’est jamais réalisé.

La haine avait été semée entre les chrétientés orientale et occidentale. Les espérances naïves du pape Innocent III et les vantardises complaisantes des croisés qui considéraient avoir comblé le schisme et uni l’Église ne furent jamais satisfaites. Leur barbarie laissait au contraire un souvenir qui ne passerait jamais. Les princes de la chrétienté d’Europe orientale recommanderaient peut-être plus tard la réunion avec Rome dans le souci sincère d’opposer un front commun aux Turcs. Cependant leurs peuples ne les suivraient pas. Ils ne pouvaient pas oublier la Quatrième Croisade. Peut-être était-il inévitable que l’Église de Rome et les grandes Églises orientales s’éloignent ; mais l’entreprise croisée avait aigri leurs relations et désormais, quels que soient les efforts de certains princes, le schisme resterait complet, irrémédiable, définitif, dans le cœur des chrétiens d’Orient39.

Réunifier l’Islam et relancer le jihad

Comme dit plus haut, les Byzantins avaient développé une coexistence relativement pacifique avec le califat fatimide40. Les chrétiens pratiquaient librement à Jérusalem et les musulmans avaient leur mosquée juste à l’extérieur des murs de Constantinople (elle fut incendiée par les Francs lors de la Quatrième Croisade). Les envahisseurs seldjoukides venus de l’Est étaient les ennemis communs des Fatimides et des Byzantins. Mais pour les croisés peu sophistiqués, tous les musulmans étaient pareils. Les Francs perturbèrent l’alliance de Constantinople avec le califat fatimide, et après l’effondrement de ce dernier, ils continuèrent à nuire à la diplomatie byzantine, qui consistait à jouer les princes musulmans les uns contre les autres.

Par exemple, la décision des croisés d’attaquer Damas pendant la Deuxième Croisade était « de la folie pure », selon Runciman, car, « de tous les États musulmans, le royaume de Damas était bien le seul à vouloir rester l’ami des Francs41 ». De surcroît, les croisés firent une pitoyable retraite de Damas après seulement quatre jours de siège. Ce fut une terrible humiliation qui stimula la fédération du monde musulman, auparavant fragmenté en deux califats rivaux (Bagdad et Le Caire) et un certain nombre d’émirats et de cités-États indépendants. L’archevêque Guillaume de Tyr écrivait au début des années 1180 : « Autrefois, presque chaque ville avait son propre dirigeant […] qui ne dépendait pas les uns des autres […], qui craignait ses propres alliés tout autant que les chrétiens [et] ne pouvait pas ou ne voulait pas s’unir facilement pour repousser. le danger commun ou s’armer pour notre destruction. Mais maintenant […] tous les royaumes adjacents à nous ont été placés sous le pouvoir d’un seul homme [Nur ad-Din]42. »

Comme le note Norman Housley, chaque nouvelle vague de croisés renforçait la politique d’ « hostilité normative » du pape contre les musulmans, ce qui à son tour radicalisait la haine islamique envers l’Occident et ravivait l’esprit du jihad43. C’est facile à comprendre pour nous aujourd’hui, parce que l’histoire s’est répétée lorsque les croisés américains sont allés répandre la « Démocratie » en Irak et en Syrie sous forme de bombes. George W. Bush a qualifié sa guerre de « croisade » tandis qu’Hollywood intensifiait sa propagande contre les méchants Arabes44. Pendant ce temps, Saddam Hussein se présentait comme le nouveau Saladin.

Le début de la colonisation

Dans The Latin Kingdom of Jerusalem: European Colonialism in the Middle Ages, Joshua Prawer présente les croisades comme marquant le début de l’expansion colonialiste européenne. Les institutions et l’économie des États latins se comprennent mieux à la lumière de leur statut colonial, affirme-t-il. « Bien que la colonisation ne soit pas un phénomène nouveau dans l’histoire européenne, ce n’est que depuis les croisades qu’il existe une continuité et une filiation entre les mouvements coloniaux. Depuis lors, le colonialisme est resté un facteur majeur de l’histoire européenne et non européenne. En ce sens, il est justifié de considérer le royaume croisé comme la première société coloniale européenne45. »

Il est difficile de contester cela. La continuité entre croisade et colonialisme est d’autant plus évidente qu’à la suite de la Première Croisade, de nouvelles croisades ont été lancées vers les régions baltes, et elles correspondent, mieux encore que les croisades au Levant, aux définitions modernes de la colonisation. L’appel de l’archevêque Adalgot de Magdebourg en 1108 l’illustre bien : « Ces païens sont les plus méchants, mais leur terre est la meilleure, riche en viande, en miel, en maïs et en oiseaux, et si elle était bien cultivé, aucune ne pourrait lui être comparée pour la richesse de ses produits. […] Ainsi, renommés Saxons, Français, Lorrains et Flamands, conquérants du monde, c’est pour vous l’occasion de sauver vos âmes et, si vous le souhaitez acquérir la meilleure terre où vivre46. »

La filiation entre croisade et colonisation apparaît également lorsque l’on étudie le contexte de la colonisation des Amériques. Dans Columbus and the Quest for Jerusalem, Carol Delaney révèle : « La quête de Jérusalem était la grande passion de Colomb ; c’est la vision qui l’a soutenu à travers toutes les épreuves et tribulations qu’il a endurées. […] Il avait consacré sa vie à la libération de Jérusalem ; sur son lit de mort, réalisant qu’il ne verrait jamais son projet se réaliser, il ratifia son testament qui laissait de l’argent pour soutenir la Croisade qu’il espérait voir reprise par ses successeurs47. »

Il est vrai que Colomb était également obsédé par l’or. Il espérait atteindre le Cipango (Japon) de Marco Polo, si riche en or qu’on en faisait les toits et les meubles. Mais l’or signifiait pour lui Jérusalem. Il écrivit dans son journal, le 26 décembre 1492, qu’il voulait trouver de l’or « en telle quantité que les souverains […] entreprendront d’aller conquérir le Saint-Sépulcre48 ». Dans une lettre écrite au roi Ferdinand et à la reine Isabelle juste avant son retour de son premier voyage, Colomb affirma que « dans sept ans, je serai en mesure de payer à Vos Altesses cinq mille cavaliers et cinquante mille fantassins pour la guerre et la conquête de Jérusalem, pour lesquelles ce voyage a été entrepris. » Dix ans plus tard, il revenait toujours sur le même thème. Dans une lettre écrite de la Jamaïque lors de son quatrième voyage, il écrit aux souverains : « L’or est un métal excellent entre tous les autres […] et celui qui le possède accomplit tout ce qu’il veut dans le monde, et l’utilise finalement pour envoyer des âmes au Paradis49“>http://amherst.edu/system/files/columbus.pdf]. »

Il n’est guère à démontrer que les conquistadors qui entreprirent de soumettre les peuples d’Amérique latine se considéraient comme des croisés, d’autant que l’Espagne et le Portugal baignaient dans une idéologie formée par cinq siècles de Reconquista50. Pourquoi, alors, les pays d’Amérique latine n’ont-ils pas hérité de l’esprit de croisade — et, par conséquent, ne comptent pas comme faisant partie de « l’Occident ». La raison est simple : ces pays n’ont jamais échappé à leur condition de colonies. Sur ce sujet, je ne peux que recommander l’essai classique d’Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, initialement publié en 1971, dans lequel est également expliqué comment les Habsbourg ont gaspillé les tonnes d’or extraites pour eux par les indigènes d’Amérique pour financer non pas la conquête de Jérusalem, mais les guerres de religion en Europe.

En revanche, les États-Unis d’Amérique ont hérité de l’esprit de Croisade européen. Au XIXe siècle, après avoir réalisé leur « Destinée manifeste » en s’étendant jusqu’au Pacifique, les États-Unis sont devenus un empire croisé. Le président Woodrow Wilson a déclaré en 1912 : « Nous sommes choisis — et choisis de manière manifeste — pour montrer aux nations du monde comment elles doivent marcher sur le chemin de la liberté. » Dwight Eisenhower a intitulé ses mémoires Croisade en Europe.

Mais comment les États-Unis ont-ils hérité du gène de la Croisade si, contrairement aux pays d’Amérique latine, ils avaient peu de racines catholiques directes ? Pour expliquer ce paradoxe, je propose un détour par la France.

Détour par les Lumières françaises

La Croisade était une spécialité française. Les croisés ont toujours été connus en Orient sous le nom de Francs, et le français était la langue principale du Levant latin. La Première Croisade était « les actes de Dieu à travers les Francs » (Gesta Dei per Francos), comme Guibert de Nogent a intitulé sa chronique. La Deuxième Croisade fut la croisade du roi Louis VII. Selon Christopher Tyerman, « cette aventure internationale a conféré à Louis et à sa dynastie la réalité d’une domination nationale51 ». Les deux croisades du pieux Louis IX furent également importantes dans la construction de la France. « En 1300, les croisades étaient presque considérées comme une prérogative nationale, une entreprise dans laquelle le roi de France détenait la majorité des actions52. »

La Croisade a donc eu un impact particulier sur l’identité nationale française. Ceci, bien entendu, est le résultat de l’alliance unique entre la papauté et la monarchie française, résumée dans la formule selon laquelle la France est « la fille aînée de l’Église ». Cette formule est moderne (employée pour la première fois par le dominicain Henri-Dominique Lacordaire dans son discours à Notre-Dame de Paris le 14 février 1841, mais l’idée est ancienne. Le pape Grégoire IX écrivit à Louis IX en 1239 :

« comme autrefois Dieu préféra la tribu de Juda à celles des autres fils de Jacob et comme Il la gratifia de bénédictions spéciales, ainsi Il choisit la France, de préférence à toutes les autres nations de la terre, pour la protection de la foi catholique et pour la défense de la liberté religieuse. Pour ce motif, la France est le Royaume de Dieu même, et les ennemis de la France sont les ennemis du Christ. De même qu’autrefois la tribu de Juda reçut d’en-haut une bénédiction toute spéciale parmi les autres fils du patriarche Jacob ; de même le Royaume de France est au-dessus de tous les autres peuples, couronné par Dieu lui-même de prérogatives extraordinaires. La tribu de Juda était la figure anticipée du Royaume de France53. »

Où l’on voit, en passant, que cette alliance de la papauté avec la royauté française passe par l’Ancien Testament. Le Marquis de la Franquerie l’a redit dans La Mission divine de la France (955) : « Dieu avait jeté Son dévolu sur notre pays et choisi notre peuple pour succéder au peuple juif et remplir, pendant l’ère chrétienne, la mission divine qui avait été assignée à ce dernier sous l’Ancien Testament54. »

Cette mission providentielle unique du royaume de France a été transférée à la République française après 1789. Bien qu’ils aient répudié les institutions monarchiques et catholiques, les révolutionnaires ont conservé, sous des vêtements neufs, la mission messianique attachée à l’identité française. Sur quoi d’autre auraient-ils pu construire leur nouvelle nation ? La France est désormais choisie pour éclairer le monde avec la nouvelle Trinité : Liberté, Égalité, Fraternité. Dans un discours qu’il fait imprimer en avril 1791, Robespierre remercie « l’éternelle Providence » qui a appelé les Français, « seuls depuis l’origine du monde, à rétablir sur la terre l’empire de la Justice et de la Liberté55 ». Camille Pascal, auteur de Ainsi, Dieu a choisi la France, l’a bien expliqué : « La République s’est enracinée, et a pu s’installer en France, parce qu’elle s’est glissée dans le discours messianique qui avait été construit par l’Église catholique pendant des siècles. » Des expressions comme « Vocation universelle de la France » ou « France, terre des droits de l’homme » sont la traduction laïque de la mission divine de la France56.

Bien que les États-Unis aient été fondés avant la Révolution française, ils l’ont été sur les idées des Lumières françaises, comme le montre clairement la Déclaration d’indépendance de 1776. De ce point de vue, la France, plutôt que l’Angleterre, est la marraine des États-Unis, qui ont assumé la mission d’apporter la Démocratie, etc. au monde. La mythologie puritaine n’occupe que le deuxième rang parmi les ingrédients de l’identité américaine en tant que puissance mondiale. La Croisade coulait certes aussi dans le sang des puritains, mais en trouvant leur « nouvelle Jérusalem » dans le Massachusetts, ils se sont libérés de l’attrait de l’ancienne. Je crois que l’esprit de croisade est venu aux États-Unis par les Lumières française, héritières du catholicisme, plutôt que par le protestantisme. Je sais que cela se discute, et que certains préféreront rattacher la fondation des États-Unis à la franc-maçonnerie plutôt qu’aux Lumières française. Je n’offre donc ici qu’une hypothèse spéculative.

Je ne prétends pas ici avoir isolé le facteur unique qui a propulsé les États-Unis dans des croisades contre le monde depuis la Première Guerre mondiale. Mais j’espère avoir montré que leur irrépressible pulsion de croisade résulte en partie d’une histoire très particulière qui a débuté au XIe siècle en Europe. À défaut, j’espère au moins avoir soutenu de manière convaincante que la compréhension de l’essence et de l’impact des croisades médiévales nous aide, nous, Occidentaux, à savoir qui nous sommes.

Laurent Guyénot

Notes

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