Entre Finlande, Norvège et Russie, à la frontière des mondes autoritaire et démocratique

Entre Finlande, Norvège et Russie, à la frontière des mondes autoritaire et démocratique


Des bornes blanc et bleu, puis jaunes, se dressent face à des bornes rouge et vert sur une bande de terre, de pierre, de bouleaux et de pins longue de quelque 1500 kilomètres. Au milieu, la ligne de démarcation entre les mondes démocratique — la Finlande et la Norvège — et autocratique — la Russie.

                                                                                                                                                    <h2 class="h2-intertitre">Vaalimaa, Finlande</h2>

Les barrières se lèvent. Une dizaine de véhicules s’élancent du côté finlandais de la plus longue frontière entre la Russie et l’OTAN. Un petit véhicule utilitaire sport arborant une plaque immatriculée en Russie s’immobilise quelques mètres plus loin.

Flanquée d’un agent des services frontaliers finlandais, Elene revient vers la Renault, ouvre la portière arrière, se penche et agrippe un chat assommé par les longues heures de route. L’homme portant un dossard jaune criard tapote un thermomètre auriculaire, l’insère dans le conduit auditif de la petite bête, fixe l’écran et regagne le poste-frontière de Vaalimaa. « C’était le chat de ma mère, qui est décédée dernièrement des suites d’un anévrisme », explique Elene, après avoir déposé le félin dont elle a hérité dans une cage. Après avoir accompagné sa mère mourante, la femme qui a acquis la citoyenneté finlandaise rentre à Helsinki, où elle réside depuis 10 ans. Elle est conduite par son père.

Installé sur la route E18, qui relie Saint-Pétersbourg (200 km à l’est) et Helsinki (185 km à l’ouest), le poste-frontière de Vaalimaa est le plus achalandé entre la Russie et l’Europe. Environ 3000 personnes s’y présentent lors d’une « journée normale », comparativement à 6000 personnes avant le coup d’envoi de l’invasion de l’Ukraine et l’imposition des restrictions aux voyages « non essentiels ».

Par exemple, le « conjoint, parent, grand-parent, enfant, petit-enfant » russe d’un citoyen finlandais, ou encore « le propriétaire [russe] d’un appartement en Finlande chargé de l’« entretien urgent et nécessaire de sa propriété » peut franchir la frontière sans trop de difficultés. Même chose pour les détenteurs de plusieurs passeports : russe et israélien, ou russe et norvégien par exemple.

« Nous refusons l’entrée à une dizaine de personnes par jour », indique le capitaine Jussi Pekkala, des Services frontaliers finlandais. « La plupart du temps, ces personnes essaient de venir sans avoir de raison valable. Dans la plupart des cas, elles ne sont pas au courant des sanctions en vigueur en Finlande. Et parfois, elles tentent simplement leur chance », fait-il remarquer au milieu d’une chorégraphie bien rodée.

Des automobilistes stoppent leur véhicule, éteignent le moteur, puis pénètrent à l’intérieur du poste-frontière, font la file devant un guichet, retirent leurs documents de voyage d’une pochette de plastique et balaient du regard des affiches du type « En raison des sanctions imposées par l’Union européenne à la Russie, vous n’êtes pas autorisés à apporter des produits de tabac [ou] de l’alcool » placardées à gauche, à droite.

Les contrecoups de la guerre d’agression menée par le Kremlin sont durs pour plusieurs Russes, a constaté Elene durant son séjour à l’Est. Certains pleurent la disparition d’un proche disparu sur le champ de bataille en Ukraine. Certains souffrent de la pénurie de médicaments « de qualité ». « Comme ma mère dans les derniers jours de sa vie », mentionne-t-elle.

L’agent revient. Les deux passagers, ainsi que le chat, jugé en bonne santé, peuvent entrer sur le territoire finlandais.

Derrière, Vladimir attend de voir si ses passagers, qui sortent au compte-gouttes du poste-frontière, auront la même chance. Il profite de l’occasion pour fumer une cigarette à côté du « Lux Express » qu’il conduit de Tallinn, en Estonie, à Helsinki, en Finlande, en passant par Saint-Pétersbourg, en Russie. « Vladimir, c’est un prénom très commun dans la région », fait-il remarquer, avant de remonter à bord de l’autocar.

Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, la frontière s’est refermée sur les Russes qui avaient l’habitude de faire leurs courses dans le Raja Market, un mégacentre commercial situé à quelques pas du poste-frontière de Vaalimaa.

L’enseigne électronique géante accrochée en hauteur fait scintiller les soldes du moment — des produits nettoyants pour meubles extérieurs affichés à 60 % du prix initial — dans l’indifférence. Parmi la vingtaine d’automobiles immobilisées dans l’immense stationnement, quelques-unes sont frappées d’une plaque d’immatriculation assortie du drapeau russe.

À l’intérieur du centre commercial, les affiches sont en finnois et en russe. Les frigos sont garnis de paquets de fromage. Les congélateurs, de sacs de poissons. Mais les allées sont désertes. « Il y a plus de monde à compter de 11 h », précise la préposée du supermarché.

Affligé par les restrictions imposées à la frontière par la COVID-19, puis par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Zsar Outlet village, de l’autre côté de la route, a aussi perdu sa clientèle, ses commerçants… et sa splendeur d’avant-guerre. Des chaînes et des cadenas tiennent les grilles du magasin closes. Des affiches exhibant des mannequins tirés à quatre épingles s’effilochent. Les herbes se faufilent à travers les pavés. Un fauteuil gît au milieu d’une allée aux côtés de cèdres jaunis. Les Adidas, Armani, Flavio Castellani, Osprey London et Roberto Cavalli sont partis.

Imatra, Finlande

 

À l’approche d’Imatra, situé le long de la frontière, à environ 100 km au nord de Vaalimaa, les ondes radio finlandaises et russes bataillent ferme. On peut entendre Bay City Rollers chanter I Only Want to Be with You sur les ondes finlandaises et Mirazh (Mirage) La nuit tombe, sur les ondes russes.

Ici, le nombre de touristes russes a piqué du nez. Les magasins, ainsi que les bains à remous et les saunas des centres de villégiature de la région en pâtissent.

Le responsable du poste-frontière d’Imatra, Mikko Räsänen, pointe du doigt la « zone frontalière », un no man’s land pouvant mesurer jusqu’à trois kilomètres de large, entre la Russie et la Finlande. Les autorités y ont entrepris l’érection d’une clôture de trois mètres de haut visant notamment à freiner des migrants qui pourraient être envoyés par le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie jusqu’en Finlande pour déstabiliser le pays.

Les Finlandais n’ont pas oublié l’arrivée des 2000 demandeurs d’asile russes, dont certains à vélo, en Laponie durant l’hiver 2015. « Personne n’a peur des Russes. Ils ne sont pas suffisamment puissants pour venir ici. Nous sommes toutefois préoccupés par les réfugiés qui pourraient venir ici », dit Kari Partanen, sur le site du Musée Kollaa et Simo Häyhä, à Miettilä, à proximité de la frontière.

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L’homme accueille les visiteurs dans ce musée consacré d’une part à la bataille de Kollaa, qui a marqué la Seconde Guerre mondiale, et d’autre part au plus grand tireur d’élite finlandais de tous les temps, Simo Häyhä (1905-2002). Même si l’homme de 1,52 m a abattu pas moins de 500 soldats soviétiques, la Finlande a notamment dû se résoudre à abandonner à l’URSS de Staline une partie de la Carélie comprenant la deuxième ville du pays, Viipuri — maintenant Vyborg.

Plusieurs personnes croisées par Le Devoir dans le sud-est de la Finlande ont raconté ce chapitre douloureux de l’histoire partagée entre la Finlande et la Russie. « Les personnes aiment connaître leurs racines », souligne Kari Partanen, tout en ajoutant que l’adhésion de la Finlande à l’OTAN fait l’unanimité dans la région.

Le propriétaire du Musée des vétérans d’Imatra, Jarmo Ikävalko, avoue être un des derniers convertis à la nécessité pour la Finlande de se joindre à l’Alliance atlantique. La neutralité a longtemps bien servi son pays, estime-t-il. « Les Russes sont tellement imprévisibles », affirme-t-il dans la maison familiale, se remémorant avec nostalgie les après-midi passés entre amis à Vyborg. « Maintenant, bien sûr, je comprends que la frontière est fermée. Et je n’aime plus y aller. »

Kirkenes, Norvège

Les Russes faisaient la route en grand nombre jusqu’à Kirkenes, dans le nord de la Norvège, pour y remplir leur véhicule de victuailles, dont du café et du thé, en plus de produits hygiéniques, à commencer par des couches, explique Mia, postée derrière le comptoir du café-boutique dont elle est copropriétaire.

De l’autre côté de la rue, le consul Nikolai Konyging entre discrètement dans le consult de Russie, un bâtiment surmonté d’antennes rivées vers l’est, aux fenêtres à barreaux bruns. Il en ressort peu de temps après au volant d’un VUS Toyota.

Le représentant russe avait suscité l’indignation de résidents de cette localité située au-delà du cercle polaire arctique en participant au dernier anniversaire de la libération de Kirkenes par les troupes soviétiques en 1945. Comme si les Russes méritaient des fleurs de la part des Norvégiens.

L’éducatrice au musée Terre des frontières, Silja Andersen, rappelle que les Soviétiques ont chassé les nazis en bombardant Kirkenes comme aucun autre endroit, hormis Malte. Parmi les Soviétiques, il y avait aussi des Ukrainiens, précise-t-elle.

La Norvège a adopté des règles moins sévères à l’égard des visiteurs russes que les pays de l’Union européenne, à laquelle elle a dit non en 1994. Le hic, c’est que le royaume fait partie de l’espace Schengen, un regroupement de 27 pays ayant des exigences d’entrée et de sortie communes, mais pas de frontières intérieures. Donc, plusieurs Russes utilisent la Norvège en général et le poste-frontière de Storskog en particulier comme tremplin vers Barcelone ou Lisbonne, par exemple, où ils pourront se rendre sans ressortir leur passeport orné d’un aigle bicéphale doublement couronné.

Ilya et Arthur sont du lot. Les deux amis du centre de la Russie ont franchi la frontière pour la deuxième fois en un an et demi. La première fois, ils sont passés par la Biélorussie pour s’arrêter en Lituanie. Maintenant, ils passent par la Norvège pour aller profiter du soleil de l’Espagne, fait savoir Ilya, tout en démêlant les étiquettes de ses bagages dans une aire d’attente de l’aéroport de Kirkenes.

Questionnés sur la guerre russo-ukrainienne, les deux hommes se fixent du regard, puis s’imposent le silence. Avez-vous un avis ? « Non », répond l’un d’eux, en se pinçant les lèvres.

Comme Ilya et Arthur, Anastasia, assise non loin, tait ses opinions sur la présence de soldats russes en Ukraine. « J’aime mon pays. Il a une grande histoire. Il est magnifique. Les personnes y sont bienveillantes. Elles ont le coeur grand », affirme la détentrice de passeports russe et norvégien, entre Mourmansk et Oslo.

Poste-frontière de Storskog, Norvège

 

Un motocycliste suisse pose les pieds devant le poste-frontière de Storskog, à une quinzaine de minutes de route de l’aéroport de Kirkenes. « J’aimerais y aller juste pour leur faire… » lance-t-il tout en brandissant le majeur vers le pays de Vladimir Poutine.

Le seul point de passage terrestre entre la Norvège et la Russie est ouvert chaque jour, de 9 h à 16 h. De 4000 à 5000 personnes, dont 90 % de Russes, y passent chaque mois. Parmi eux, un grand nombre de matelots accédant à leur navire amarré dans un port de Norvège, ou encore de bicitoyens ayant des proches en Norvège. « Aujourd’hui, nous avons les mêmes restrictions que celles que nous avons toujours eues en ce qui concerne les voyageurs », résume le chef d’unité, immigration et contrôle des frontières, Gordon Stenseth, après avoir retrouvé Le Devoir à l’extérieur de la zone sécurisée.

Pourtant, les passages frontaliers sont ici trois fois moins nombreux qu’avant la pandémie de COVID-19. Le chef de police adjoint y voit un contrecoup de la fermeture du consulat de Norvège à Mourmansk (situé à 215 km à l’est) après le raidissement de la relation entre Oslo et Moscou — ce qui complique drôlement l’obtention de permis de voyage par les habitants du nord-ouest de la Russie. « Les Russes qui veulent demander ce permis frontalier local doivent donc se rendre à Moscou. Au lieu de cela, ils demanderont un visa, qui donne le droit de voyager dans l’espace Schengen », mentionne-t-il.

Orjan Nilson bricole devant la boutique qu’il tient depuis près de 35 ans à un jet de pierre du poste-frontière. « Ils arrivent ici de partout en Russie, se rendent à l’aéroport et s’envolent vers n’importe où dans le monde. C’est le seul poste qui est ouvert, pourquoi ? » demande-t-il, face à la route E105, qui relie Kirkenes à Yalta. Il n’a que de mauvais mots pour ses voisins russes, qui se complaisent dans un « État fasciste » dirigé par un « homme fort » entouré de « criminels ». « Selon eux, “la Russie est tellement meilleure… L’Amérique, c’est de la merde. L’Europe, c’est de la merde. La démocratie, c’est de la merde. La transparence, c’est de la merde” », déclare-t-il dans l’ombre du géant russe. Une diatribe accueillie avec indifférence par son chien malamute.

À l’intérieur, des poupées russes, des oeufs en bois, des aimants montrant Lénine devant le drapeau à la faucille et au marteau, des décorations d’arbre de Noël, des cartes postales et des autocollants s’entassent sur des tablettes ou au bout de crochets. S’il est si hostile à la Russie de Poutine et aux Russes qui l’appuient, où Orjan Nilson trouve-t-il les bibelots et colifichets qui brillent dans son magasin de souvenirs ? « En Chine », lâche-t-il, tout en riant un bon coup.

Grense Jakobselv, Norvège

 

Après 1500 kilomètres sur terre, la ligne de démarcation entre les mondes démocratique et autoritaire se jette dans l’eau froide de la mer de Barents. Les navires de pêche et de guerre s’y mêlent.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

L’écart se creuse

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À propos de l'auteur Le Devoir

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