À la poursuite d’un trésor perdu: réhabiliter la rhétorique (part. I)

À la poursuite d’un trésor perdu: réhabiliter la rhétorique (part. I)

Si l’on ne peut pas dire que les Grecs de l’Antiquité ont inventé l’art oratoire, on peut dire, avec Laurent Pernot, auteur de La rhétorique dans l’Antiquité, qu’ils ont, comme nul autre peuple avant eux, poussé la pratique de l’éloquence à un très haut degré de perfectionnement. De plus, leur apport théorique a été si décisif pour comprendre les principes structurants de l’art oratoire qu’Olivier Reboul a pu écrire que « l’histoire de la rhétorique [comme science] s’achève avec son commencement. »

Mais qu’est-ce encore que la rhétorique? La définition la plus classique et la plus précise, nous dit le même Laurent Pernot dans son ouvrage, est celle offerte par Quintilien, grand rhéteur romain du 1er siècle après Jésus Christ, qui la définit comme le pouvoir de persuader par la parole, mais, précise l’érudit, une définition plus englobante la désigne simplement comme l’art de bien dire. C’est par exemple cette définition que donne Jean-Étienne Boulet, auteur au 19e siècle d’un Manuel pratique de rhétorique (1839).

Crime et châtiment

Aujourd’hui, l’école n’enseigne plus la rhétorique en tant que telle (vous allez me rétorquer qu’elle n’enseigne plus grand-chose, ce qui est cause de grande affliction, je suis d’accord, mais restons sur le sujet). Jamais notre époque ne la revendique comme héritage, en dehors de ces rares moments où, au fond d’un département de lettres modernes, on en exhume quelques restes. Aussi, le mot, marqué du signe de la péjoration, ne sert plus qu’à qualifier les discours que l’on suspecte et réprouve.

Si, dans un procès contre la rhétorique, l’on devait, pour lui porter le coup fatal, ne retenir qu’un chef d’accusation, ce serait celui d’user systématiquement du beau au détriment du bien et du vrai.

En clair, la rhétorique n’est plus, dans l’esprit de nos contemporains, un art utile, capable de servir bellement les vérités à dire ou à écrire, mais une accusation de superficialité ou de spéciosité. Le politicien retors qui cacasse au micro pour en dire le moins possible, le professeur suffisant qui s’écoute complaisamment blablater, l’avocat véreux qui défend l’indéfendable pour de l’argent sont tous coupables de faire de la rhétorique aux dépens de la franchise, de la simplicité de cœur ou du sens moral.    

Si, dans un procès contre la rhétorique, l’on devait, pour lui porter le coup fatal, ne retenir qu’un chef d’accusation, ce serait celui d’user systématiquement du beau au détriment du bien et du vrai. Car c’est bien là ce qu’on lui reproche, depuis son élaboration première, en Grèce, par les sophistes, et depuis que Platon s’est dressé contre leur manière intéressée de mettre les séductions de la parole au service de toutes les causes, indépendamment de leur justesse et du besoin de l’esprit à discerner le bien.   

Mais, pour convaincre le jury qu’il y a là un travers fondamental dont la rhétorique ne peut se départir, qui fait d’elle une sorte de criminelle née et de son existence même un attentat permanent contre la conscience morale et le désir de vérité (et donc contre la nature de l’homme dans ce qu’il a de plus élevé et de plus noble), il faudrait cependant parvenir à expliquer pourquoi cet art ne serait au fond qu’artifice, et pourquoi, par voie de conséquence, sa pratique ne saurait être autre chose, pour l’homme qui s’y adonne, qu’un avilissement aussi grave au plan intellectuel que l’idolâtrie au plan spirituel.

Plaidoyer pour la rhétorique

Dans le présent plaidoyer, j’entends faire valoir ceci: loin d’être un vecteur de vice ou une menace contre l’esprit, et donc une pratique de la parole intrinsèquement mauvaise et répréhensible, la rhétorique peut être, si elle est convenablement mise en œuvre par des consciences éclairées et des esprits épris de vérité, l’un des meilleurs alliés de l’homme dans sa quête de moralité et de vérité, c’est-à-dire dans sa recherche d’élévation, selon que sa nature et sa vocation spirituelle le lui prescrivent.

Dire que la rhétorique est un mal est erroné, car la rhétorique n’est pas une entreprise d’avilissement de l’âme ni un ramassis de formules maléfiques propres à enfumer l’esprit, mais un outil efficace, dont la moralité dépend uniquement de celui qui en use ou en abuse. Une fois ce fait bien établi, on comprendra mieux qu’elle est une méthode utile, apte à promouvoir les causes justes, faire triompher les vérités bafouées, ou structurer sa pensée et formuler ses idées.

Enfin, une fois qu’on aura montré qu’elle n’est pas l’ennemie du bien et du vrai, on prouvera qu’elle n’est pas non plus la perdition du beau, mais une de ses manifestations les plus heureuses et les plus louables. Heureuse, en raison de la joie esthétique qu’elle procure tout en formant le jugement ; louable, en raison de l’accroissement de fécondité qu’elle donne, sur le plan moral comme sur le plan intellectuel, à tout orateur ou auteur qui se laisse guider par ses principes et ses méthodes pour argumenter. 

Pour cette joie que suscite la splendeur des formes, à laquelle elle accoutume l’âme en l’y faisant baigner ; pour cette fécondité qui découle de l’intelligence des structures discursives, la rhétorique mérite, depuis l’Antiquité, non seulement la considération, mais l’attention la plus soutenue des hommes dans l’étude de ses lois, et leur admiration la plus vive dans la contemplation des œuvres immortelles dont elle a permis la naissance. En définitive, la rhétorique est un vecteur d’humanité dont aucune génération humaine ne peut faire l’économie sans subir de graves mutilations de la conscience, de l’âme et de l’esprit.

À la naissance de la rhétorique grecque

Cependant, avant de pousser la plaidoirie jusqu’au panégyrique, un bref retour dans le passé s’impose, tant il est vrai que l’on ne connait ou comprend bien les êtres que lorsque l’on a pris connaissance de leur vie, de leur enfance en particulier, qui est, pour une grande part, fondatrice de la personnalité. L’enfance de la rhétorique s’étant déroulée en Grèce aux périodes archaïque et classique, c’est à ces siècles, qui courent d’Homère à Aristote en passant par les sophistes, que je m’attarderai.

Déjà, chez Homère, on note « une pratique de la parole et une importance accordée au discours » (L. Pernot). Mais à ce stade de leur histoire culturelle et intellectuelle, les Grecs n’ont à proposer au monde qu’un embryon de réflexion théorique sur la parole et son pouvoir de persuasion. Le fait significatif à retenir est que, dès l’origine, l’éloquence est valorisée, au point de faire partie des attributs du héros, à côté des qualités qui relèvent de l’action (courage, persévérance, etc.).

Dans la période qui s’étend des origines homériques (8e siècle av. J.-C.) à la période classique (5e siècle av. J.-C.), la notion de persuasion se trouve ou bien personnifiée dans l’art ou bien divinisée dans la croyance. « Elle symbolise tantôt la séduction et la tromperie, tantôt le refus de la violence et une recherche de bon ordre dans les relations sociales » (L. Pernot). On voit ainsi qu’avant même d’émerger comme discipline, la rhétorique est perçue comme une réalité ambigüe et polyvalente.   

Mais voilà qu’apparait le texte en prose, en histoire et en philosophie, et que le monde grec s’organise selon un nouveau cadre politique : la cité, où le débat public va prendre une importance capitale. C’est particulièrement vrai à Athènes, en raison du régime démocratique qui s’y développe. Désormais, il faudra savoir bien parler, et les hommes spécialisés dans l’enseignement de l’art oratoire, les sophistes, vont faire leur entrée sur la scène de l’histoire, pour y laisser leur marque.

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Les professeurs d’éloquence

La tradition attribue à deux devanciers, les Siciliens Corax et Tisias, l’écriture du premier traité de rhétorique, qui répondait à des besoins dans le domaine judiciaire. Mais on doit aux sophistes le véritable épanouissement de l’art de bien dire, comme l’explique J.-F. Pradeau : « le mouvement sophistique accompagne le développement des différentes formes de l’éloquence, selon qu’elle est judiciaire, politique ou d’apparat, et il fait la démonstration de l’utilité et de la puissance politique de la rhétorique. »

Très vite, les sophistes, qui mettent leur art au service de toutes sortes de causes et de besoins, seront accusés de distiller le relativisme en éthique, le subjectivisme en théorie de la connaissance et l’agnosticisme en métaphysique. « Touchant les dieux, aurait ainsi dit Protagoras (490-420), je ne suis en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas. » Concernant la vérité, il aurait déclaré qu’elle est relative au sujet pensant, d’où sa formule la plus célèbre et la plus décriée: « L’homme est la mesure de toute chose. »

Fort de l’idée selon laquelle, « sur tout sujet, on peut soutenir aussi bien un point de vue que le point de vue inverse », Protagoras aurait enfin rédigé des Antilogies, ces « recueils d’arguments contraires appliqués à un même sujet » (L. Pernot). En fin de compte, se dégage de l’enseignement des professionnels de l’éloquence que sont les sophistes une impression d’opportunisme, qui les rend très peu attrayants moralement. On sait cependant que de grands esprits sont allés à leur l’école.

Ils ne rebutaient donc pas tout le monde. Dans Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès (1988), Jacqueline de Romilly écrit que « la plupart des auteurs furent leurs élèves ». Le dramaturge Euripide aurait ainsi reçu l’enseignement de Protagoras; l’historien Thucydide, celui de Gorgias; et celui qui les aurait le plus âprement combattus, Socrate, aurait d’abord été de l’école de Prodicos. Ce qui laisse penser que leur enseignement n’avait pas que des défauts, et ne faisait pas que corrompre les esprits. 

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Entre les sophistes et Aristote

Dès avant Aristote, la rhétorique est donc, tout à la fois, conscience de la puissance du langage, usage politique de la parole argumentée et instrument de persuasion. Mais elle se définit aussi et surtout, avec les sophistes, comme pédagogie du bien dire liée à un projet plus englobant, celui du bien juger, du bien délibérer, du bien apprécier, et donc, ultimement, du bien vivre – par la sagesse. Dans cette optique élargie, le projet sophistique apparait sous un jour plus généreux, plus éthique, plus humaniste. 

L’humanisme des sophistes, qui visait à former l’animal politique autant qu’à développer ses facultés intellectuelles et oratoires, trouva son prolongement, et comme, après purification de ses tendances péripatéticiennes (au sens littéraire), une sorte d’aboutissement dans l’école de rhétorique d’Isocrate (436-338), qui chercha à « dispenser une formation complète, à la fois intellectuelle et morale, au nom de la conviction qu’il n’est possible de bien parler qu’à condition de bien penser et d’être homme de bien » (L. Pernot).

Avec Aristote, la rhétorique devient « la faculté de
découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas,
peut être propre à persuader ».

La tradition qui va des sophistes à Isocrate a inspiré un traité à la paternité incertaine, la Rhétorique à Alexandre (écrit entre 340 et 300 av. J.-C.), qui est un effort de synthétisation de l’essentiel du savoir rhétorique avant Aristote. Mais la discipline, qui, déjà avec Gorgias (483-376), avait commencé à atteindre, à travers une réflexion poussée sur la puissance du langage, un niveau de théorisation appréciable, avait encore, malgré une autonomie déjà conquise, à gagner son statut de science à part entière. 

C’est évidemment grâce au grand Aristote (384-322) que la rhétorique, née comme un art et devenue bientôt un enseignement plus ou moins systématique sur cet art, s’est finalement constituée en savoir « scientifique », autrement dit en connaissance théorique (sans finalité utilitaire immédiate) sur le discours persuasif. Un savoir obtenu par investigation méthodique de l’art de persuader, afin d’en étudier la réalité, d’en faire la théorie, et de le comprendre dans son rapport à d’autres savoirs, tels la poétique ou la topique.  

La rhétorique d’Aristote

Avec Aristote, la rhétorique devient « la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader ». On l’utilise lorsque se posent « des questions qui sont à certains égards de la compétence commune à tous les hommes et [qui] ne requièrent aucune science spéciale », mais au contraire relèvent de « l’opinion » (Aristote, cité par L. Pernot).

Autrement dit, elle se présente comme une voie de rationalité discursive « dans toutes les situations où la vérité n’est pas identifiée préalablement […] et qui requièrent la discussion, la négociation, l’échange » (L. Pernot), afin de déterminer quelle est l’opinion la meilleure.

Au plan pratique, Aristote juge que la rhétorique est un excellent outil pour défendre la justice et la vérité dans le domaine judiciaire, ou « pour se défendre par la parole en cas de danger » (L. Pernot); qu’elle est un excellent palliatif au discours de type didactique, lorsque les circonstances ne se prêtent pas à l’enseignement et qu’il faut convaincre un auditoire en misant sur les lieux communs qui structurent l’opinion publique; qu’elle est une excellente école d’argumentation puisqu’en formant à « soutenir des thèses opposées » (L.Pernot), elle habilite l’homme de bien à argumenter contre ceux qui s’opposeraient à la justice.

On doit au Stagirite, dit Pernot, « la définition de la rhétorique et de sa place dans le champ du savoir; la constitution de l’art en système, avec des classifications et une terminologie; l’identification de trois genres auxquels doivent se ramener tous les discours rhétoriques possibles; l’identification des deux formes principales de persuasion, la persuasion logique, par la démonstration, et la persuasion morale, par le caractère […] et la passion […]; la distinction entre raisonnement déductif (enthymème) et inductif (exemple); […] la liste des qualités du style; l’analyse de la phrase […], de la métaphore, des rythmes de la prose », etc.

Lorsque le génie d’Aristote s’est saisi de l’art de bien dire et l’a transformé en une science nouvelle, la rhétorique, il l’a défini comme faculté de connaitre les meilleurs moyens de persuader dans telle ou telle situation. L’effort rationnel ainsi déployé a permis de mettre de l’ordre dans la pratique du discours persuasif, ainsi que dans la réflexion qui s’était développée en parallèle de la pratique, en vue d’une meilleure application de ses principes et de sa transmission. Dans un prochain article, je défendrai l’idée que cet ordre dans l’esprit a vocation à mettre de l’ordre dans les mots, mais aussi dans les passions et dans la cité.

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