Alexandre Grogg, jazzman de Dieu

Alexandre Grogg, jazzman de Dieu

Dans un hommage au géant du jazz Charles Mingus, le contrebassiste Normand Guilbeault lance en riant : «On va commencer en douceur». À l’Arquemuse de Québec, les six musiciens de l’ensemble s’élancent dans une puissante cacophonie créatrice. Alexandre Grogg, le plus jeune, est tendu à bout de corps sur son instrument à queue. Il valse avec vigueur d’une extrémité l’autre, comme dans sa vie. Car il ne suffit pas pour le musicien d’improviser des accords sur son piano. Il sait aussi se laisser dérouter par l’Éternel, qui a changé son chaos en une harmonie grandiose.

Cet article est tiré de notre numéro spécial juillet/août 2023.

Alexandre a presque toujours joué du piano. Dès l’âge de quatre ans, il apprend cet art, qui ne le quitte pas. Il n’en va pas autant de sa foi. Son père est protestant non pratiquant et sa mère catholique. Sa fréquentation de l’Église se résume à quelques épisodes épars: il est enfant de chœur de temps à autre, mais sans plus. Sitôt arrivé à l’école secondaire, le peu d’intérêt qu’il a pour la religion s’effrite, faute de bases intellectuelles et spirituelles solides.

Avec son style décontracté, le musicien passionné nous met tout de suite à l’aise. Dans un café de la basse-ville de Québec, quelques heures avant qu’il monte sur scène, on entre sans détours dans le vif de la discussion.

«À 17 ans, me dit Alexandre, je lâche le cégep et je me retrouve sur des bateaux, avec toutes sortes de contrats un peu partout dans le monde. Je joue avec des groupes assez connus en jazz à Montréal, je fais des tournées. L’attrait du milieu du spectacle m’amène très vite dans une vie assez débauchée.»

Dans cette vie où s’enchainent les soirées bien arrosées, Alexandre est aussi un athée militant. «J’étais membre des Sceptiques du Québec et du Mouvement laïque québécois. J’ai aussi visité une loge maçonnique à Montréal. La musique m’a fait jouer dans toutes sortes de contextes. Dans le milieu des arts, tout le monde est athée.»

Sur une autre note

Un livre le fait changer de cap. Il lira plusieurs fois Après l’histoire, de Philippe Muray, qui critique le monde contemporain de la fin des années 1990. Le livre décrit le quotidien d’un nouveau type d’individu en émergence: Homo festivus.

«Je me suis reconnu dans cet homme», admet-il.

Curieux, Alexandre entreprend de lire les écrivains qui inspirent cet auteur. «Ce que j’aimais était de voir des écrivains qui tournaient autour de la vérité. Balzac, Léon Bloy, Baudelaire: je me suis rendu compte qu’ils étaient catholiques. Et ils ont fissuré mon athéisme.»

Du cégep, Alexandre garde le souvenir qu’on l’a gavé de Refus global. Mais que connaissait-il des œuvres des maitres flamands ou italiens dans les musées? Pas grand-chose.

«J’avais des tableaux de Cranach chez moi. Je me suis dit que j’allais lire la Genèse pour savoir ce que c’est. Ce peintre allemand illustre Adam et Ève et des scènes de l’Ancien Testament. C’est quand même partout dans la littérature. J’ai dit à ma copine de me rapporter une Bible. Elle allait souvent dans les bouquineries. Elle n’a pas posé de questions. Je n’avais aucune idée de ce que j’avais dans les mains», me raconte Alexandre.

Le chant des moineaux

Dans la Genèse, Dieu annonce à Abraham que son épouse Sarah va être enceinte dans sa vieillesse. Et tout juste après vient cette question qui attire l’attention d’Alexandre, le taraude jour et nuit: «Y a-t-il rien qui soit étonnant de la part de l’Éternel?»

«J’étais à Montréal sur ma petite terrasse qui donne sur une ruelle et j’ai commencé à essayer de juger la valeur de mes actes, se souvient Alexandre. Je me suis demandé si chaque chose que je faisais ou que je disais, je serais prêt à la soutenir devant l’éternité.»

Puis son regard se porte sur des moineaux qui virevoltent autour de sa terrasse, attirés par des miettes de pain. Dans sa cour fermée, sans arbre, il s’étonne devant ces êtres miniatures qui détonnent par rapport au paysage urbain sans vie.

«Je commençais à voir le divin tout autour, à voir que ces êtres-là sont animés. J’avais repoussé l’idée du bon Dieu, mais là, c’était trop fort, je n’étais plus capable. J’avais de très grands désirs de croire.»

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Point d’orgue

«Petit à petit, j’ai changé mes fréquentations, et à ce moment-là, avec ma copine, on est partis de Montréal et ça m’a aidé.» Alors qu’il vit cette transformation progressive, il n’en dit pas un mot à son meilleur ami, musicien aussi, qui habite alors à Londres. Comme un océan les sépare, la distance est un prétexte pour ne pas trop se dévoiler. Mais voilà que cet ami lui apprend quelques années plus tard qu’il assiste à la messe les dimanches matin pour écouter la musique de compositeurs anciens.

Alexandre est intrigué. Jouant de l’orgue dans des églises en campagne, il vit l’expérience inverse. La messe le rebute. Mais il saisit l’occasion pour confier à son grand ami qu’il a la foi. Coup de théâtre: son ami vit aussi un retour à Dieu! D’ailleurs, il le convie à son baptême à son retour prévu à Montréal, en lui promettant que ce sera de toute beauté.

«Je m’assois dans le banc. La messe commence. Le chant d’entrée est l’Introit de la messe de l’Assomption. Je me dis que c’est la plus belle chose que j’aie jamais entendue de ma vie», soutient le pianiste, qui a entendu des tonnes de morceaux.

«C’était délicieux. Je n’avais jamais entendu quelque chose d’aussi pur. Le chant a séduit mon oreille pour que je sois présent d’esprit et que me soit rendu visible le mystère. Des années de messe – j’aurais dit “ordinaires”, mais il n’y a rien d’ordinaire – ne m’avaient jamais donné cette connaissance.»

Heureux raccord

«Après, j’ai eu un grand désir de prier personnellement le Seigneur. J’étais dans le jardin chez moi dehors et j’ai une envie irrésistible de me donner à lui. J’ai jeté mes outils de jardinage par terre et je me suis mis à genoux. Un agenouillement qui était une véritable soumission. À partir de ce moment-là, j’ai vraiment eu une relation personnelle avec Dieu», me raconte Alexandre.

«Après chaque confession, je réalise que c’est toujours plus long
avant que je chute, et après quelques confessions,
je suis venu à bout de vices très graves.»

Sa copine lui pose des questions, mais le confronte aussi. En tant qu’historienne de l’art, elle fait l’inventaire d’églises dans le cadre de son travail. Les bedeaux et les sacristains qu’elle côtoie ont une foi qui l’interpelle, encore plus depuis qu’elle a accepté la demande en mariage d’Alexandre.

Au cours de sa préparation au mariage, un prêtre mentionne à Alexandre l’importance d’une confession générale. Au beau milieu de la Mauricie, là où la pratique religieuse est en plein déclin, Alexandre avait toujours eu l’image de confessionnaux vacants. Mais qu’à cela ne tienne, c’est dans son studio même qu’il recevra la visite de ce prêtre.

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«Je vais me confesser. Finalement, j’en ai pour 1 h 30. Je ressors de là, c’est l’heure du diner. Ma femme est fâchée contre moi parce qu’elle a trouvé ça long et que je ne l’avais pas aidée à préparer le diner. Je lui ai dit que le prêtre l’attendait, même si c’était le temps de diner. Et finalement, ça a duré plus longtemps que moi», se rappelle Alexandre, qui se confesse régulièrement depuis.

«La promesse de ne pas recommencer, c’est difficile. Quand il y a des habitudes profondément ancrées, tu sais que tu vas recommencer. Mais après chaque confession, je réalise que c’est toujours plus long avant que je chute, et après quelques confessions, je suis venu à bout de vices très graves.»

Entre silence et tohubohu

Alexandre a entrepris de diriger un chœur de chant grégorien. En région, les six chanteurs ont l’ambition d’embellir les célébrations des églises de campagne. Comme musicien jazz, pourquoi est-il autant saisi par ce chant sacré qui peut paraitre aux antipodes du free jazz?

Si, par les psaumes, les chrétiens sont invités à louer Dieu
par la cithare et les flutes, Alexandre veut le faire,
modestement, par le free jazz.

«Quand j’ai découvert le chant grégorien, j’ai trouvé que c’est un chant qui rend sensibles à l’oreille les attributs de Dieu, éternel et immobile. Il n’y a pas de début, pas de fin, pas de petite ritournelle qui me rattache à un bout que je reconnais facilement», pense-t-il.

La musique, me dit Alexandre, il l’observe partout dans les Écritures saintes. Si, par les psaumes, les chrétiens sont invités à louer Dieu par la cithare et les flutes, Alexandre veut le faire, modestement, par le free jazz. Sur son piano, il veut montrer le visage d’un Dieu foisonnant.

Dans la musique improvisée qui nait d’un acte créateur jaillissant parfois d’une angoisse, Alexandre voit une manière de s’abandonner à Dieu. Ça change sa façon de jouer.

«J’essaie de servir ceux pour qui je joue, je me mets à leur service. Quand j’étais jeune, je jouais pour le regard des femmes, l’argent ou d’autres considérations. Maintenant, je veux que ce soit vraiment pour Lui.»

Dans l’ancienne église transformée en salle de concert, son ensemble interprète What is this thing called love, une adaptation de Charles Mingus. Les mains d’Alexandre Grogg glissent avec grâce sur le clavier de son instrument. D’une note à l’autre, on sent que c’est bien l’Amour qui le guide.

Photos : Myriam Massicotte

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