La défaite historique des femmes dans le monde (par Chris Knight)

La défaite historique des femmes dans le monde (par Chris Knight)

Note de la tra­duc­trice (I) : La pho­to de cou­ver­ture pré­sente une danse de femmes Hopi en Ari­zo­na en 1879. 

Chris Knight, anthro­po­logue bri­tan­nique, membre du Radi­cal Anthro­po­lo­gy Group, exa­mine dans le texte sui­vant les mythes des chas­seurs-cueilleurs non éga­li­taires rela­tifs à un pré­ten­du « matriar­cat pri­mi­tif », qu’ils dénoncent, et qui aurait été une sorte de patriar­cat inver­sé dans lequel les femmes auraient fait des misères aux hommes. À quoi res­sem­blait cette domi­na­tion selon les mythes ? Un motif com­mun se dégage : les femmes se ras­sem­blaient entre elles, loin des hommes et gar­daient pour elles les secrets du cycle mens­truel et de la nais­sance. Ou encore, elles pos­sèdent le secret d’un ins­tru­ment de musique qui est relié à leur pou­voir mens­truel et se réunissent pour jouer de la musique. Et les hommes ne sont pas contents. Pour­quoi ne sont-ils pas contents ? Les femmes sont-elles vio­lentes avec eux ? Les exploitent-elles ? Non, elles se contentent de par­ta­ger des moments entre femmes sans se sou­cier des hommes, de par­ta­ger entre elles des choses dont les hommes sont exclus. Et les hommes ne sont pas contents.

N’est-il pas éton­nant de retrou­ver ici le scé­na­rio exact du récent film cri­ti­qué par cer­taines fémi­nistes et hon­ni par les mas­cu­li­nistes de tout poil ?!

En met­tant de côté le fait que ce film consti­tue une impor­tante source de pro­fits pour le capi­ta­lisme, duquel il ne pro­pose pas la moindre dénon­cia­tion, le scé­na­rio de Bar­bie n’est pas dif­fé­rent des mythes des socié­tés des chas­seurs-cueilleurs non-éga­li­taires où les hommes pos­sèdent tout le pou­voir sym­bo­lique. Les hommes jus­ti­fient la subor­di­na­tion des femmes en pré­ten­dant que les femmes, par le pas­sé, se ras­sem­blaient entre elles pour se livrer des secrets et les igno­raient. Et les hommes n’aiment pas être igno­rés. Ils se mettent alors à accu­ser les femmes de tous les maux : mala­dies, météo­ro­lo­gie… Comme dans le film Bar­bie, ils ne savent mani­fes­te­ment que faire de leur vie lorsque l’attention des femmes n’est pas por­tée sur eux. Alors ils décident un beau jour de voler leur secret et de les asser­vir. Et c’est la rai­son qu’ils donnent pour leur acca­pa­re­ment bru­tal du pou­voir et leur domi­na­tion : avant, elles étaient méchantes, elles se ras­sem­blaient pour jouer de la musique et faire des choses de femmes entre elles, sans nous et en nous igno­rant. Méchantes femmes.

Le titre de ce texte reprend la fameuse phrase d’Engels fai­sant réfé­rence à un moment hypo­thé­tique au néo­li­thique, où la majo­ri­té des socié­tés humaines aurait bas­cu­lé dans la pro­prié­té pri­vée et le patriar­cat, bas­cu­le­ment conco­mi­tant avec la mili­ta­ri­sa­tion, la hié­rar­chi­sa­tion, la prê­trise mâle et la perte de la liber­té des femmes qui auraient ain­si connu leur « défaite his­to­rique mon­diale », image abon­dam­ment cri­ti­quée de tous bords pour son manque de nuance. Pour­tant, peu importent les résis­tances des popu­la­tions et les éche­lon­ne­ments aus­si variés que les géo­gra­phies, les cultures et les socié­tés, avec les­quels les patriar­cats se sont ins­tal­lés. Au bout du compte, la qua­si-tota­li­té du monde est sous l’emprise du patriar­ca­pi­ta­lisme et les résis­tances locales et spo­ra­diques ne font jusqu’ici qu’obtenir des vic­toires locales et éphé­mères. Les très rares socié­tés éga­li­taires de sub­sis­tance qui sont par­ve­nues à résis­ter jusqu’ici, qu’elles soient agraires-hor­ti­cul­tu­rales ou de chasse-cueillette, sont de plus en plus mena­cées par les grands pro­jets de « déve­lop­pe­ment durable » des pays patriarcapitalistes.

Ci-des­sous, le texte de Chris Knight publié sur Week­ly Wor­ker.

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Pre­nez à peu près n’im­porte quelle socié­té de chas­seurs-cueilleurs dans laquelle les hommes mono­po­lisent le pou­voir rituel. Vous y trou­ve­rez un mythe expli­quant com­ment les hommes se sont vio­lem­ment empa­rés de ce pou­voir aux dépens des femmes, les anciennes maî­tresses du monde. Sou­vent, les mythes sont très expli­cites à ce sujet et ne néces­sitent pas de déco­dage par­ti­cu­lier. Mais j’y inclu­rais éga­le­ment des contes de fées plus énig­ma­tiques et bien moins évi­dents, tels que « Jack et le hari­cot magique », « La belle au bois dor­mant » et « Le petit cha­pe­ron rouge [1] ». Le célèbre anthro­po­logue social fran­çais Claude Lévi-Strauss a soi­gneu­se­ment étu­dié 1000 contes simi­laires d’A­mé­rique du Nord et d’A­mé­rique du Sud. La der­nière par­tie de son monu­men­tal ouvrage L’Homme nu — inti­tu­lé « Le mythique unique[2] » — conclut que les mythes inter­con­nec­tés de l’hu­ma­ni­té se rap­portent en fin de compte à un seul. Comme les motifs chan­geants d’un kaléi­do­scope, tous sont clai­re­ment des varia­tions sur thème.

Pre­nons l’exemple de Saint-Georges et le dra­gon. On attri­bue à notre héros l’é­ta­blis­se­ment de l’ordre social tel que nous le connais­sons : en tuant le dra­gon[3], George rend le monde sûr pour le mariage et la famille [patriar­cale]. Dans mon livre Blood rela­tions[4], j’ai mon­tré com­ment le thème omni­pré­sent du dra­gon — connu dans toute l’Aus­tra­lie abo­ri­gène sous le nom de Ser­pent Arc-en-ciel (Rain­bow Snake) — est en fait une réfé­rence codée à la norme de la soli­da­ri­té du clan. Le clan étant une orga­ni­sa­tion col­lec­ti­viste intran­si­geante, il est logique que le ser­pent soit repré­sen­té avec plu­sieurs têtes. Tout jeune homme ambi­tieux qui espère épou­ser une mem­bresse de la famille royale doit mon­ter à che­val, bran­dir son épée, tra­quer les frères et les sœurs de l’é­pouse qu’il a choi­sie — les parents de sang [par matri­li­néa­ri­té] qui la pro­té­geaient aupa­ra­vant — et leur cou­per la tête. Trois, sept ou cent, peu importe, tous doivent disparaître.

La cible de ces mythes est la liber­té et l’au­to­no­mie ori­gi­nelles des femmes, qui sont ici dia­bo­li­sées — natu­rel­le­ment — en tant que ravis­seuses et vio­la­trices. [Elles sont les méchants dra­gons qui pro­tègent l’ordre ancien de la matri­lo­ca­li­té et la matri­li­néa­ri­té]. Les mythes s’at­taquent tout par­ti­cu­liè­re­ment au moindre lien de paren­té matri­li­néaire : le type de paren­té dans lequel les droits sur les enfants et les biens sont héri­tés par la lignée fémi­nine. La mis­sion sacrée du héros patriar­cal consiste à pri­va­ti­ser son épouse. Le « monstre à plu­sieurs têtes » — la base de ce que Marx et Engels ont appe­lé le « com­mu­nisme pri­mi­tif » — doit être tué.

Per­met­tez-moi de citer quelques exemples pour vous don­ner une idée de ces mythes. Le pre­mier est celui des Selk’­nam-Ona de la Terre de Feu :

Au début, la sor­cel­le­rie n’é­tait connue que des femmes de la terre d’O­na. Elles la pra­ti­quaient dans une hutte dont aucun homme n’o­sait s’ap­pro­cher. Les filles, à mesure qu’elles appro­chaient de l’âge adulte, étaient ini­tiées aux arts magiques et appre­naient à pro­vo­quer la mala­die et la mort chez ceux qui leur déplai­saient. [Elles appre­naient les mens­trua­tions, la gros­sesse, la méde­cine qui était liée à leur corps de femme]. Les hommes vivaient dans la crainte et la sou­mis­sion. Certes, ils dis­po­saient d’arcs et de flèches pour chas­ser, mais ils se deman­daient à quoi pou­vaient bien ser­vir de telles armes contre la sor­cel­le­rie et la maladie.

La tyran­nie des femmes pesait de plus en plus lourd, jus­qu’à ce qu’un jour, les hommes ripostent. Ils déci­dèrent de tuer les femmes, ce qui don­na lieu à un grand mas­sacre dont aucune femme n’é­chap­pa sous sa forme humaine. Les hommes épar­gnèrent les petites filles et atten­dirent qu’elles soient en âge de deve­nir des épouses. Et pour que ces femmes ne puissent plus jamais se regrou­per et reprendre leur ascen­dant pas­sé, les hommes inau­gu­rèrent une socié­té secrète qui leur était propre et ban­nirent à jamais la loge des femmes, où tant de com­plots mal­fai­sants avaient été our­dis[5].

Voi­ci une autre ver­sion, « L’o­ri­gine des flûtes sacrées ». Elle nous vient des Baruya de Papouasie–Nouvelle-Guinée :

À l’é­poque du Wand­ji­nia [temps du rêve], les femmes inven­tèrent des flûtes. Elles en jouaient et en tiraient des sons mer­veilleux. Les hommes écou­taient et ne savaient pas ce qui émet­tait de tels sons. Un jour, un homme se cacha pour les espion­ner et décou­vrit ce qui pro­dui­sait ces sons mélo­dieux. Il vit plu­sieurs femmes, dont l’une por­ta un mor­ceau de bam­bou à sa bouche, en tirant les sons que les hommes avaient enten­dus. Puis la femme cacha le bam­bou sous une de ses jupes qu’elle avait sus­pen­due dans sa mai­son, une hutte mens­truelle. Les femmes s’en allèrent. L’homme s’ap­pro­cha, se glis­sa dans la hutte, cher­cha autour de lui, trou­va la flûte et la por­ta à ses lèvres. Il pro­dui­sit lui aus­si les mêmes sons. Puis il la repo­sa et alla racon­ter aux autres hommes ce qu’il avait vu et fait. Quand la femme revint, elle prit sa flûte pour en jouer, mais cette fois les sons qu’elle en tira étaient laids. Elle la jeta donc, soup­çon­nant les hommes de l’a­voir tou­chée. Plus tard, l’homme revint, trou­va la flûte et en joua. Il en sor­tit de beaux sons, comme ceux que les femmes avaient pro­duits. Depuis lors, les flûtes sont uti­li­sées pour aider les gar­çons à grandir.

Notez qu’à l’o­ri­gine, la flûte était ran­gée par sa pro­prié­taire sous sa jupe, cachée dans sa hutte mens­truelle. L’an­thro­po­logue Mau­rice Gode­lier, qui a consi­gné cette his­toire[6], com­mente :

« Le mes­sage de ce mythe est clair. Au début, les femmes étaient supé­rieures aux hommes, mais l’un d’entre eux, vio­lant le tabou fon­da­men­tal qui inter­dit de péné­trer dans la hutte mens­truelle ou de tou­cher des objets souillés par le sang mens­truel, s’est empa­ré de leur pou­voir et l’a rap­por­té aux hommes, qui s’en servent main­te­nant pour trans­for­mer les petits gar­çons en hommes. Mais ce pou­voir, volé aux femmes, est celui-là même que contient leur vagin, celui que leur donne leur sang mens­truel. Les vieilles femmes connaissent les grandes lignes de ce mythe et le racontent aux jeunes filles lors de leurs pre­mières règles. »

La maison des hommes

Selon Lévi-Strauss, la mytho­lo­gie est ce domaine pri­vi­lé­gié où l’es­prit « est lais­sé en com­mu­nion avec lui-même[7] ». Mais à mon avis, les fai­seurs de mythes ne se contentent pas de phi­lo­so­pher sur un pas­sé loin­tain. Une guerre est en cours. Si les femmes contestent col­lec­ti­ve­ment les affir­ma­tions des hommes, leurs voix seront étouf­fées. Les récits mas­cu­lins, beau­coup plus bruyants, font par­tie d’un sys­tème conçu pour subor­don­ner — voire ter­ro­ri­ser — le sexe fémi­nin. [Un mythe rela­tant le gyno­cide com­mis par les hommes a de quoi ter­ro­ri­ser les femmes, pire, jus­ti­fier les vio­lences mas­cu­lines qu’ils com­mettent contre elles.] Indé­pen­dam­ment du pas­sé, la pré­oc­cu­pa­tion actuelle des hommes vise à empê­cher les femmes de tis­ser une quel­conque soli­da­ri­té ou de reti­rer un quel­conque pou­voir de leur cycle mens­truel ou de l’accouchement. [Le tran­sac­ti­visme par­ti­cipe à ça.] 

Aujourd’­hui encore, les reli­gions patriar­cales du monde pro­pagent l’i­dée selon laquelle la femme ne donne nais­sance qu’à de la chair, tan­dis que l’homme est le véri­table créa­teur d’en­fants — celui qui leur infuse une âme. Pour obte­nir une âme, la pro­gé­ni­ture mas­cu­line doit renaître [Le prin­cipe du bap­tême des reli­gions patriar­cales]. À tra­vers l’Aus­tra­lie abo­ri­gène, les hommes ont pré­ten­du être les repro­duc­teurs de leur propre espèce, tout en pre­nant évi­dem­ment les « matières pre­mières » néces­saires aux femmes. À une cer­taine période de l’an­née, des hommes ini­tiés vont arra­cher une cohorte de petits gar­çons des bras de leur mère. Les vic­times ter­ri­fiées sont pla­cées dans un uté­rus sym­bo­lique, par­fois plu­sieurs nuits durant, et leur chair est cou­pée pour les faire sai­gner. Ils finissent par en sor­tir en hommes ini­tiés, « re-nés » avec suc­cès, ornés de pein­ture cor­po­relle à l’ocre rouge mélan­gée à du sang[8]. [Les pein­tures à l’ocre rouge ayant été et étant tou­jours dans cer­taines socié­tés éga­li­taires, la pré­ro­ga­tive des femmes.]
[Knight emploie la forme pas­sive, mais ce sont des hommes qui font ceci aux gar­çons. Mary Daly fait remar­quer dans Gyn/Ecology que lorsque les anthro­po­logues mas­cu­li­nistes parlent des FGM, c’est tou­jours en insis­tant bien sur le fait que ce sont des femmes qui le font aux filles, évi­dem­ment, sans ana­lyse — et encore moins de dénon­cia­tion — de leur absence de choix. En effet, les hommes ostra­ci­se­raient les mères qui n’y sou­mettent pas leurs filles en refu­sant d’épouser ces der­nières. Les FGM ne sont pas des hor­reurs que les femmes infligent aux filles par sadisme cultu­rel : ce sont les hommes qui demandent des filles muti­lées selon divers mythes patriar­caux jus­ti­fiant ces muti­la­tions, de la même manière que les hommes chi­nois sou­hai­taient des épouses aux pieds ban­dés. Il s’agit de féti­chismes mas­cu­lins sur le corps des femmes, peu importe les jus­ti­fi­ca­tions mytho­lo­giques ou cultu­relles don­nées, dans des socié­tés hyper-patriar­cales où les femmes n’ont aucun moyen de sur­vivre en auto­no­mie. Chez nous, une femme rela­ti­ve­ment édu­quée peut mener une vie rela­ti­ve­ment pauvre ou confor­table sans avoir à plaire aux hommes, même si toute la culture patriar­ca­pi­ta­liste autour d’elle au tra­vers des médias et de la publi­ci­té est faite pour l’inciter à se confor­mer aux dic­tats mas­cu­lins. Alors même qu’elle se retrou­ve­ra socia­le­ment ostra­ci­sée, elle peut néan­moins survivre.] 

Par­tout dans le monde, des mythes sacrés accusent les femmes d’a­voir autre­fois mono­po­li­sé le pou­voir dans une loge — que l’on pour­rait assi­mi­ler à un temple[9]. De nos jours, le patriar­cat a réus­si à éli­mi­ner presque toutes les preuves de ces tra­di­tions. Lorsque la « mai­son des femmes » figure encore dans les mythes, elle est géné­ra­le­ment consi­dé­rée comme une sorte de bor­del. Cela me rap­pelle Fre­de­rick Engels, lors­qu’il s’op­po­sait à l’his­to­rien mora­liste du mariage, Edvard Westermarck :

« Wes­ter­marck, il est vrai, part du point de vue que “le manque de règles implique l’é­touf­fe­ment des incli­na­tions indi­vi­duelles”, si bien que “la pros­ti­tu­tion en est la forme la plus authen­tique”. Il me semble plu­tôt qu’il demeure impos­sible de com­prendre les condi­tions pri­mi­tives tant qu’on les regarde avec l’op­tique du lupa­nar[10]. » [Même biais patriar­ca­lo-cen­tré dans les récits des his­to­riens grecs et latins devant ce qu’ils consi­dé­raient comme de la « pros­ti­tu­tion sacrée ».] 

Dans l’es­prit d’En­gels, pas­sons donc aux faits.

Ma source est ici un livre de Wynne Mag­gi paru en 2001, Our women are free : gen­der and eth­ni­ci­ty in the Hin­du­kush (« Nos femmes sont libres : genre et eth­ni­ci­té dans l’Hin­du­kush »). L’au­trice explique com­ment, à ce jour, les femmes de la val­lée de Kala­sha, dans le nord-ouest du Pakis­tan, se consi­dèrent fiè­re­ment « libres de se marier ou non, libres de se rendre dans leur foyer mater­nel et libres de résis­ter aux exi­gences des hommes ». Le bas­tion de ces liber­tés est la mai­son mens­truelle com­mu­nau­taire ; ici, les femmes aiment bavar­der, rire et chan­ter ensemble. Située au centre, la loge des femmes ou basha­li — inter­dite aux hommes — offre une période de refuge et de répit qui s’é­tend sur plu­sieurs jours. En théo­rie, les femmes ne doivent y entrer que lors­qu’elles ont leurs règles ou lors­qu’elles accouchent. Mais une femme qui a sim­ple­ment besoin d’é­chap­per à son mari — pour pla­ni­fier un élo­pe­ment, par exemple — peut invo­quer ses mens­trua­tions comme pré­texte et s’at­tendre, en toute confiance, à rece­voir soli­da­ri­té et soutien.

Vingt femmes s’y trouvent par­fois en même temps, bien qu’en géné­ral, seule la moi­tié d’entre elles passent la nuit sur place. Elles s’aident les unes les autres à s’oc­cu­per de leurs enfants en bas âge. Dans leur « lieu le plus sacré », les femmes com­parent la durée de leurs flux mens­truels et dorment enla­cées les unes aux autres. Les hommes n’ont même pas les mots pour deman­der ce qui se passe dans cette mai­son : les noms des organes et des pro­ces­sus repro­duc­tifs des femmes sont le plus grand secret qui soit. Le basha­li offre aux femmes une oppor­tu­ni­té à peu près ana­logue à celle que les mai­sons des hommes offrent aux hommes dans d’autres cultures. L’au­trice nous met en garde :

« Je ne vou­drais pas que vous en veniez à croire que les femmes par­viennent tou­jours à une soli­da­ri­té mys­tique sim­ple­ment parce qu’elles passent du temps dans la mai­son mens­truelle […] Pour­tant, l’une des choses les plus agréables, pour moi en tout cas, c’est que pen­dant quelques jours, des femmes dont les che­mins se croisent rare­ment se trouvent des choses en com­mun […]. Le basha­li est un lieu d’in­ti­mi­té phy­sique intense, où les femmes par­tagent des connais­sances sur leur corps d’une manière qui serait impen­sable dans la vie de tous les jours[11]. »

Je vou­drais que vous gar­diez cet exemple à l’es­prit en réflé­chis­sant aux pre­mières reli­gions. Avant qu’il n’y ait des temples, il y avait des mai­sons d’hommes. Celles-ci étaient cal­quées sur la mai­son com­mu­nale des femmes. [Le patriar­cat est une mâle-adap­ta­tion per­ver­tie.] Ce n’est pas seule­ment par­fois vrai, c’est vrai dans tous les cas. Non, vous n’auriez pas pu apprendre cela à l’é­cole du dimanche. Les uni­ver­si­taires ne sont pas très à l’aise pour dis­cu­ter de ces choses. Il n’y a pas si long­temps que cela, nos grandes uni­ver­si­tés étaient des col­lèges de théo­lo­gie. Nous par­lons ici d’é­glises, de syna­gogues, de mos­quées, de temples. Les gens s’é­nervent. Il s’a­git d’une infor­ma­tion sen­sible. [Les hommes s’énervent. Cf. la manière dont ils ont ten­té de dis­cré­di­ter Maji­ra Gim­bu­tas après sa mort.] 

Deux théories

Il existe deux théo­ries sur les temples. La pre­mière pré­tend que les chas­seurs-cueilleurs n’en ont pas. Les gens qui doivent cher­cher à se nour­rir n’ont pas d’es­paces sacrés où se ras­sem­bler. Ils n’ont pas « l’es­prit entiè­re­ment déve­lop­pé » et ne peuvent donc pas attri­buer une « signi­fi­ca­tion sym­bo­lique » aux choses. Parce qu’ils ne peuvent pas écrire — ils sont géné­ra­le­ment anal­pha­bètes — leur esprit n’est pas assez déve­lop­pé pour conce­voir des ins­ti­tu­tions reli­gieuses ou d’autres ins­ti­tu­tions sociales.

C’est un point de vue assez répan­du — en fait, le plus grand archéo­logue de ce pays, Lord Ren­frew, pré­sente les choses pré­ci­sé­ment de cette manière. Colin Ren­frew sou­tient que la socié­té humaine n’a pu connaître aucun déve­lop­pe­ment qua­li­ta­tif avant le néo­li­thique. [Même Jean Gui­laine, ayant fait l’abominable pré­face à l’édition fran­çaise du Lan­gage de la Déesse, n’est pas à ce point biai­sé, c’est dire.] Avant cela, en tant que simples humains vivant de chasse-cueillette, les humains conser­vaient une conti­nui­té sociale avec les pri­mates non humains. Certes, en termes bio­lo­giques, Homo sapiens était une nou­velle espèce. Mais il ne se pas­sa pas grand-chose sur le plan social ou cog­ni­tif jus­qu’à l’ap­pa­ri­tion de l’a­gri­cul­ture, asso­ciée aux prê­trises, à l’es­cla­vage, aux armées, à la hié­rar­chie, à la pro­prié­té pri­vée, à l’é­cri­ture et à la bureau­cra­tie. Comme le dit Ren­frew, « il sem­ble­rait donc que l’ar­ri­vée de notre espèce sur une grande par­tie de la sur­face du globe n’ait pas eu de consé­quences très remar­quables pen­dant plu­sieurs dizaines de mil­lé­naires[12] ». [À rap­pro­cher de la croyance des humains indus­triels selon laquelle « nous sommes seuls dans l’univers », inca­pables de voir le vivant et les com­mu­nau­tés intel­li­gentes qu’ils éra­diquent conti­nuel­le­ment, et qu’ils conti­nue­ront d’éradiquer jusqu’au bout, parce qu’ils sont exis­ten­tiel­le­ment vides et syn­thé­tiques, comme leur culture et leur psychisme.] 

Se réfé­rant à l’é­mer­gence d’un « esprit » typi­que­ment humain — que la plu­part des archéo­logues consi­dèrent comme une tran­si­tion révo­lu­tion­naire — Ren­frew sug­gère que « nous devrions consi­dé­rer cette sup­po­sée révo­lu­tion humaine, et pro­ba­ble­ment l’é­mer­gence de “l’es­prit” lui-même, comme un pro­ces­sus qui, bien qu’ayant com­men­cé avec l’é­mer­gence de notre espèce (du moins à cer­tains égards), doit en fait être consi­dé­ré comme un pro­ces­sus plus gra­duel, opé­rant en plu­sieurs phases et étapes, et peut-être indé­pen­dam­ment dans dif­fé­rentes par­ties du monde[13] ». Les chas­seurs-cueilleurs sont géné­ti­que­ment comme nous, avec des cer­veaux modernes. Ils ont le bon « maté­riel », concède Ren­frew. Mais s’ils n’ont pas le « logi­ciel » néces­saire, en quoi pos­sèdent-ils un « esprit » ? « Car cela a‑t-il un sens de par­ler du déve­lop­pe­ment com­plet de “l’es­prit” », demande Ren­frew, « si nous ne sommes pas encore en pré­sence d’écritures com­plexes et du type d’ar­gu­men­ta­tion, par exemple dans le domaine des mathé­ma­tiques et de l’as­tro­no­mie, que seule l’é­cri­ture per­met ? [14]».

Tout en admet­tant que les chas­seurs-cueilleurs et chas­seuses-cueilleuses ont une « culture », Ren­frew conçoit ces anal­pha­bètes comme des ani­maux qui « cherchent leur nourriture » :

« La plu­part des espèces ani­males peuvent être consi­dé­rées comme des ramas­seurs et des col­lec­teurs, dépen­dant prin­ci­pa­le­ment de la nour­ri­ture végé­tale, ou comme des chas­seurs qui, dans de nom­breux cas, doivent attra­per les proies très mobiles dont ils dépendent. Il en va de même pour la plu­part des chas­seurs-cueilleurs, bien qu’ils aient en effet leurs propres formes d’en­ga­ge­ment média­ti­sées par la culture[15]. »

« Ce n’est qu’a­vec l’é­mer­gence de socié­tés séden­taires (géné­ra­le­ment asso­ciées à la pro­duc­tion ali­men­taire) que le pro­ces­sus d’en­ga­ge­ment humain avec le monde maté­riel prend une nou­velle forme et lance le déve­lop­pe­ment de nou­veaux modes d’in­te­rac­tion avec le monde maté­riel, per­met­tant l’at­tri­bu­tion d’une signi­fi­ca­tion (sym­bo­lique) aux objets maté­riels[16]. » Autre­ment dit, puisque les chas­seurs-cueilleurs ne pro­duisent pas de nour­ri­ture — ils se contentent de la cueillir et de la consom­mer —, ils ne tra­vaillent pas. Ils ne s’en­gagent pas dans la nature de la manière néces­saire à l’é­mer­gence d’une men­ta­li­té véri­ta­ble­ment « symbolique ».

Ren­frew recon­naît qu’à ce stade, ses élu­cu­bra­tions pour­raient être prises pour des pré­ju­gés eth­no­cen­triques les plus réac­tion­naires qui soient : « Je me rends compte, avoue-t-il, que la pro­po­si­tion selon laquelle “l’es­prit” est en quelque sorte moins déve­lop­pé chez les anal­pha­bètes et les illet­trés de notre époque est poten­tiel­le­ment contro­ver­sée et sus­cep­tible d’être mal inter­pré­tée[17] »: « La véri­table révo­lu­tion humaine » — l’é­mer­gence d’un « esprit » plei­ne­ment déve­lop­pé — a dû attendre le Néo­li­thique. Engels avait écrit que l’o­ri­gine de la famille, de la pro­prié­té pri­vée et de l’É­tat, inex­tri­ca­ble­ment liée à l’a­gri­cul­ture, cor­res­pon­dait à la « défaite his­to­rique mon­diale du sexe fémi­nin », au moment où les conflits de classe et l’intensification de l’ex­ploi­ta­tion ont com­men­cé. Pour Ren­frew, l’é­ta­blis­se­ment de la pro­prié­té n’est pas une défaite. Il s’a­git d’une vic­toire abso­lue — la véri­table révo­lu­tion humaine — l’é­mer­gence d’une culture et d’un esprit symboliques.

Bref, il s’a­git là d’une théo­rie. [Knight, qui est un très res­pec­table uni­ver­si­taire, reste poli. Ce n’est pas une théo­rie, c’est un bon gros fan­tasme patriar­cal et supré­ma­ciste de merde.] La théo­rie ori­gi­nale de la « révo­lu­tion humaine[18] » affirme le contraire. L’ins­tau­ra­tion de l’é­ga­li­ta­risme des chas­seurs-cueilleurs et chas­seuses-cueilleuses a été une tran­si­tion qua­li­ta­tive. Les humains des groupes de chasse-cueillette ont des esprits plei­ne­ment déve­lop­pés, éta­blissent des signi­fi­ca­tions sym­bo­liques et déli­mitent des espaces sym­bo­liques pour des céré­mo­nies sacrées. L’avènement d’un esprit, d’un lan­gage et d’une culture plei­ne­ment sym­bo­liques n’a pas eu besoin d’attendre que les agri­cul­teurs, les prêtres ou les bureau­crates des temples orga­nisent ces choses d’en haut.

Je vais main­te­nant citer un exemple de chas­seurs-cueilleurs afri­cains qui attri­buent une signi­fi­ca­tion sym­bo­lique à des actions et objets uti­li­sés lors d’une céré­mo­nie sacrée — ce qui, selon Ren­frew, ne peut pas se pro­duire. Ne vous atten­dez pas à un temple : ces peuples ne construisent pas de struc­tures per­ma­nentes. Dans le pas­sage sui­vant, l’an­thro­po­logue Colin Turn­bull décrit la céré­mo­nie la plus impor­tante et la plus uni­fi­ca­trice au plan social des pyg­mées Mbu­ti de la forêt d’I­tu­ri, en Afrique cen­trale. Cen­trée sur une hutte en herbe spé­cia­le­ment construite, connue sous le nom d’e­li­ma, elle célèbre les pre­mières mens­trua­tions d’une jeune fille [les ménarches], accueillies posi­ti­ve­ment comme un signe de fertilité :

« Ain­si, lors­qu’une jeune pyg­mée com­mence à atteindre la matu­ri­té et que le sang lui vient pour la pre­mière fois, c’est un cadeau qu’elle reçoit avec gra­ti­tude et joie […] Il n’y a pas un mot de peur ou de super­sti­tion, et tout le monde est infor­mé de la bonne nouvelle.

La jeune fille s’en­ferme, mais pas dans la séclu­sion. Elle est accom­pa­gnée de toutes ses jeunes amies, de celles qui n’ont pas encore atteint la matu­ri­té, et de quelques autres plus âgées.

Dans la mai­son eli­ma, les filles célèbrent entre elles l’heu­reux évé­ne­ment. Ensemble, elles apprennent les arts et les métiers de la mater­ni­té auprès d’une vieille parente res­pec­tée. Elles apprennent non seule­ment à vivre comme des adultes, mais aus­si à chan­ter des chan­sons de femmes adultes. Jour après jour, nuit après nuit, la mai­son eli­ma résonne du contral­to gut­tu­ral des femmes les plus âgées et des voix flû­tées des plus jeunes. C’est un moment de joie et de bon­heur, non seule­ment pour les femmes, mais pour tout le peuple. Les pyg­mées viennent de tous les coins pour pré­sen­ter leurs res­pects, les jeunes hommes se tiennent debout ou assis devant la mai­son eli­ma dans l’es­poir d’a­per­ce­voir les jeunes beau­tés à l’in­té­rieur. Les jeunes filles chantent une mélo­die légère qui s’envole dans une har­mo­nie com­plexe, et les hommes répondent par un refrain riche et plein de vita­li­té. Pour les pyg­mées, eli­ma est l’une des occa­sions les plus joyeuses de leur vie :

“C’est donc avec bon­heur que nous avons tous appris que non pas une, mais deux filles de notre camp avaient été bénies par la lune”[19]. »

Quelques jours après la céré­mo­nie, les filles décident d’aller sur le sen­tier de la guerre. Sou­dain, elles sortent de l’e­li­ma. Bran­dis­sant des gaules en guise de fouet, elles pour­suivent les gar­çons qui leur plaisent. Lors­qu’il est tou­ché, le jeune homme est tenu par l’hon­neur d’en­trer dans l’e­li­ma. « Une fois à l’in­té­rieur, écrit Turn­bull, il n’est pas néces­saire de faire quoi que ce soit d’autre, mais si vous refu­sez, vous ris­quez de faire l’ob­jet d’une atten­tion consi­dé­rable[20]. » Turn­bull se montre prude : ce qui se passe en réa­li­té, c’est que le gar­çon — plu­tôt jeune — peut avoir sa pre­mière expé­rience sexuelle, sous la sur­veillance de tout un groupe de femmes. Au cours des jours sui­vants, une suc­ces­sion de jeunes peuvent être ini­tiés de la même manière à la sexua­li­té et à la vie d’adulte.

[Il est à noter que les filles des socié­tés de chasse-cueillette ont leurs règles bien plus tard que les humaines indus­trielles. L’âge moyen, par exemple chez les Agta de Cagayan (Phi­lip­pines) et les Haz­da de Tan­za­nie est de 17 ans et chez les Pyg­mées Baka dont il est ques­tion ici, l’âge moyen est de 14,5 ans.]

Une fois les jeunes hommes suf­fi­sam­ment moti­vés, les femmes leur indiquent que leur réus­site conju­gale future dépen­dra de leur suc­cès à la chasse. Voi­ci donc l’é­preuve finale que les jeunes hommes doivent pas­ser : cha­cun doit aller dans la forêt et rap­por­ter un gros gibier, en remet­tant la viande au retour. Il sera ain­si consi­dé­ré comme éli­gible [au mariage].

Le communisme en mouvement

Cer­tains aspects peuvent varier, mais en règle géné­rale, dans les socié­tés de chasses chasse-cueillette afri­caines [du moins celles qui sont plu­tôt éga­li­taires], c’est peu ou prou la manière dont se déroule l’i­ni­tia­tion. Elle com­mence avec l’ap­pa­ri­tion des mens­trua­tions, consi­dé­rée comme une béné­dic­tion de la lune. Les chas­seurs-cueilleurs consi­dèrent cette période comme le meilleur moment pour avoir des rap­ports sexuels féconds. Comme l’ex­plique Turn­bull, « elles et ils consi­dèrent que tout couple qui sou­haite réel­le­ment avoir des enfants doit “cou­cher avec la lune”[21] ». La science occi­den­tale voit les choses dif­fé­rem­ment, mais cela ne rend pas la vision des chas­seurs-cueilleurs erro­née : si vous vous liez à une femelle qui a un cycle mens­truel actif, et que vous avez des rap­ports sexuels fré­quents avec elle, tôt ou tard, elle fini­ra par concevoir.

Consi­dé­rons main­te­nant les impli­ca­tions théo­riques. Selon Ren­frew, les chas­seurs-cueilleurs n’ont pas encore enta­mé de rup­ture qua­li­ta­tive avec les prin­cipes sociaux des pri­mates et des singes. Leur socié­té n’est pas encore régu­lée mora­le­ment. Rien n’est sacré. Les ins­ti­tu­tions reli­gieuses n’existent pas encore. Si tel était le cas, l’ap­pa­ri­tion des règles ne devrait-elle pas déclen­cher des conflits, avec des mâles qui se bat­traient entre eux, comme chez n’im­porte quel autre pri­mate pour mono­po­li­ser l’ac­cès à la femelle concer­née ? Comme nous venons de le voir, ce n’est pas du tout ce qui se passe. Dans la vie réelle, les femmes inter­viennent clai­re­ment pour empê­cher une telle issue. Elles vont trou­ver la fille en pre­mier, avant qu’un mâle ne puisse l’at­teindre. Elle et son sang sont décla­rés sacrés. Pen­dant plu­sieurs jours, jus­qu’à ce que le dan­ger soit écar­té, les femmes éta­blissent ce que l’an­thro­po­logue évo­lu­tion­niste Chris­to­pher Boehm appelle une « domi­na­tion inver­sée », met­tant le monde à l’en­vers[22]. [Atten­dez avant de deman­der « mais alors, ça veut dire qu’en dehors de ces rituels, c’est la domi­na­tion des hommes ? »] 

L’eli­ma ne consti­tue pas une ano­ma­lie, elle per­met sim­ple­ment d’étayer une théo­rie par­ti­cu­lière. De même que la « danse du tau­reau éland » des Bush­men du Kala­ha­ri[23]. En fait, tous les chas­seurs-cueilleurs véri­ta­ble­ment éga­li­taires — c’est-à-dire pra­ti­que­ment toutes les socié­tés de chasse-cueillette afri­caines — exercent régu­liè­re­ment leur « domi­na­tion inver­sée » par des moyens simi­laires. J’en ai moi-même été témoin chez les Had­za de Tan­za­nie qui chassent avec arcs et flèches. Au cours de rituels de ce type, les jeunes hommes apprennent de manière édi­fiante que, si la force phy­sique peut être appré­ciable, ils doivent néan­moins redi­ri­ger leurs armes vers l’ex­té­rieur : en prou­vant qu’ils sont des chas­seurs coopé­ra­tifs et géné­reux. S’ils veulent avoir des rela­tions sexuelles, il n’y a pas d’autre moyen. La divi­sion sexuelle du tra­vail — en fait, le tra­vail coopé­ra­tif lui-même — est ain­si struc­tu­rée et moti­vée par l’ac­tion col­lec­tive des femmes à par­tir d’en bas.

L’i­ni­tia­tion (dans le cas des chas­seurs-cueilleurs afri­cains) concerne fon­da­men­ta­le­ment les filles, même si les gar­çons sont bien sûr inté­res­sés et impli­qués, comme nous l’a­vons vu. En étant socia­li­sé, le sexe est réel­le­ment libé­ré : les rela­tions sexuelles sont pro­té­gées de la logique com­pé­ti­tive de la domi­na­tion de type « pri­mate » [#NotAll­Pri­mates], avec ses gagnants et ses per­dants, ses jalou­sies et les angoisses qui y sont asso­ciées. Engels a noté l’im­por­tance évo­lu­tive d’une telle libé­ra­tion sexuelle, en décri­vant la façon dont la riva­li­té entre les hommes brise les groupes sociaux de pri­mates : « Mais la tolé­rance réci­proque entre mâles adultes, l’af­fran­chis­se­ment de toute jalou­sie étaient les condi­tions pre­mières pour la for­ma­tion de ces groupes plus vastes et durables, au sein des­quels pou­vait seule s’ac­com­plir la méta­mor­phose de l’a­ni­mal en homme. »[24]

Tout le monde pro­fite de l’é­du­ca­tion sexuelle chez les chas­seurs-cueilleurs, y com­pris les hommes, bien enten­du. Les femmes dominent ces occa­sions, mais tou­jours dans la bonne humeur et l’es­piè­gle­rie. Cepen­dant, dans son inver­sion sinistre, le patriar­cat dépeint ces jeux bien­veillants de manière défor­mée et mena­çante, les dénon­çant comme une domi­na­tion tyran­nique des femmes. La mai­son sacrée des femmes est dépeinte comme un bor­del, ses habi­tantes comme des pros­ti­tuées. Et, bien sûr, ces mêmes patriarches insistent sur le fait que le sang de la femme n’est plus la béné­dic­tion de la lune, mais sa puni­tion — sa « malé­dic­tion » mensuelle.

Les femmes n’ont jamais régné [sur les hommes à pro­pre­ment par­ler, dans les socié­tés de chasse-cueillette]. Certes, les femmes se sont orga­ni­sées de manière auto­nome en tant que femmes, en pre­nant par­fois le des­sus sur les hommes. En ce sens, la pos­si­bi­li­té du matriar­cat a tou­jours été plus qu’un simple mythe. Mais le « règne » des femmes n’a jamais été plus qu’un ras­sem­ble­ment pério­dique. En se regrou­pant, les femmes s’emparaient du pou­voir de manière ludique. Puis elles per­daient volon­tai­re­ment ce pou­voir, s’ef­fon­drant dans les rires et les plai­sirs du sexe hété­ro­sexuel. Ensuite, elles s’u­nis­saient à nou­veau, retour­nant la situa­tion contre les hommes. De cette façon, la révo­lu­tion ne ces­sait de se poursuivre.

N’y a‑t-il pas une leçon à tirer de tout ceci ? On peut défendre l’i­dée que la révo­lu­tion est néces­sai­re­ment — et même logi­que­ment — sui­vie d’une contre-révo­lu­tion. La meilleure façon d’y faire face consiste à gérer la contre-révo­lu­tion elle-même, en sou­te­nant les deux mou­ve­ments du pen­dule et en veillant à ce que la contre-révo­lu­tion ne se pro­longe pas plus qu’il n’en faut.

C’est ain­si que fonc­tionne encore aujourd’­hui le com­mu­nisme dans les socié­tés de chasse-cueillettes afri­caines[25] : la lune tra­verse ses phases, tan­dis que le pou­voir oscille entre les sexes sans qu’au­cun ne le mono­po­lise long­temps. Mor­na Fin­ne­gan parle d’un « com­mu­nisme en mou­ve­ment[26] », qui aurait duré plus de 100 000 ans. Mais lorsque ces arran­ge­ments ont pris fin, le nou­veau sexe domi­nant a réel­le­ment pris le pou­voir et l’a gar­dé — cela ne fait aucun doute[27]. Les élites mas­cu­lines ont alors jus­ti­fié leur mono­pole per­ma­nent en pré­ten­dant suivre les traces des femmes. Telle a tou­jours été la fonc­tion idéo­lo­gique des mythes du matriar­cat. [En tant que patriar­cat inver­sé.] Oui, disent les anciens du patriar­cat, nous fai­sons toutes ces choses hor­ribles aux femmes : nous les tenons par le viol, nous conspi­rons contre elles. Mais, ne l’ou­bliez pas, c’est ce que les femmes nous ont fait autrefois ».

Il va sans dire que cette accu­sa­tion est un véri­table mythe.

Chris Knight

Tra­duc­tion : Audrey A.

*

Note de la tra­duc­trice (II) : au sujet du sens du terme « matriar­cat » : ici, Knight s’accorde avec Mari­ja Gim­bu­tas en employant « matriar­cat » pour dési­gner une sorte de patriar­cat inver­sé, c’est-à-dire, une socié­té dans laquelle les femmes asser­vi­raient les hommes et les enfants. Il n’y a aucune trace pas­sée ou pré­sente qu’une telle socié­té ait existé.

En revanche, la phi­lo­sophe alle­mande Heide Goett­ner-Aben­droth rap­pelle que le suf­fixe arkhos (archie/arquie/arcat) signi­fie « com­men­ce­ment », d’où l’« archéo­lo­gie », qui se com­prend comme l’étude de ce qui est « ori­gi­nel, pri­mi­tif », ou encore l’étude de ce qui est « ancien » (arkhaîos, archaïque) et qui signi­fie bien étude des com­men­ce­ments — et non pas l’étude du pou­voir, de la loi ou du gou­ver­ne­ment. Le terme « patriar­cat » est ain­si un non-sens : il est employé pour dési­gner la domi­na­tion par la loi et le pou­voir des pères, ce qui cor­res­pond plu­tôt à une « patri­cra­tie », mot issu du pré­fixe pater et du suf­fixe kra­tos, pater ren­voyant au père et kra­tos (cra­tie) à la loi, au pou­voir. Pour l’être humain (et tous les mam­mi­fères), au com­men­ce­ment de la vie est la mère. Matriar­chie au sens propre désigne ain­si des socié­tés où le com­men­ce­ment d’un clan et d’une com­mu­nau­té cor­res­pond aux mères (matri­clans), et non pas des socié­tés où les mères (ou les femmes) asser­vi­raient les hommes. Les socié­tés véri­ta­ble­ment matriar­cales, selon la défi­ni­tion de Heide Goett­ner-Aben­droth, sont les socié­tés par­te­na­riales et éga­li­taires en matière de prise de déci­sion poli­tique, de par­tage des res­sources et de sexua­li­té, carac­té­ri­sées par un mode de rési­dence matri­lo­cal (les filles et les enfants res­tent dans le clan de la mère, c’est l’homme qui va vivre avec sa belle-famille).

Il y a une divi­sion sexuée du tra­vail qui, comme chez les chas­seurs-cueilleurs éga­li­taires d’aujourd’hui, est dyna­mique et com­plé­men­taire dans la mesure où ils et elles col­la­borent et contri­buent équi­ta­ble­ment à la vie du groupe. En résu­mé, ces socié­tés sont matri­cen­trées et matri­li­néaires, et pra­tiquent la rési­dence matri­lo­cale — qui repré­sente l’un des fac­teurs néces­saires per­met­tant le main­tien de l’égalité homme-femme. Une socié­té séden­taire « éga­li­taire » ne peut être stric­te­ment éga­li­taire en termes de pou­voir sym­bo­lique : la matri­lo­ca­li­té et la matri­li­néa­ri­té consti­tuent la « contre-domi­nance » qui per­met des liens forts entre les femmes, ce qui com­pense les ten­ta­tions d’usage de la force phy­sique et de la vio­lence mas­cu­line. Tout homme qui se mon­tre­rait violent avec sa com­pagne serait aus­si­tôt inter­cep­té par un groupe de femmes et par les hommes « nor­maux » du clan. Chez les chas­seurs-cueilleurs éga­li­taires, tous les rituels sont des oscil­la­tions de pou­voir et de contre-domi­nance main­te­nant l’équilibre et l’égalité. Il existe des rituels spé­ci­fi­que­ment des­ti­nés à « remettre à sa place » un homme qui mani­fes­te­rait de l’arrogance ou de l’égoïsme. Et ce sont les vieilles femmes qui ont le pou­voir de déclen­cher ces rituels : ces rituels consistent à se moquer par l’imitation du fau­tif, jusqu’à ce que le cou­pable com­prenne que c’est son com­por­te­ment qui est moqué, et tout finit dans un rire général.

Ma convic­tion pro­fonde est que seule une orga­ni­sa­tion sociale matri­lo­cale est matri­li­néaire per­met de main­te­nir un rap­port éga­li­taire entre les sexes dans les socié­tés séden­taires. Si une socié­té matri­lo­cale pas­sait pro­gres­si­ve­ment à une orga­ni­sa­tion néo­lo­cale, la domi­na­tion mas­cu­line s’établirait peut-être len­te­ment d’abord, mais sûre­ment et sans faille en l’affaire de quelques géné­ra­tions. Oui, nous ne sommes pas sor­ties d’affaires.


  1. C. Knight, Deco­ding fai­ry tales, Londres, 2011
  2. Cha­pitre 7, par­tie II, e‑book, édi­tions Plon : www.plon.fr.
  3. Le dra­gon est l’avatar d’une déesse dans tous les mythes où un héros mytho­lo­gique le pour­fend : Zeus tuant Thy­pheus (engeance de Rhéa), Apol­lon tuant Pytho/Delphynes (engeance d’Héra), Mar­duk tuant Tia­mat (grande déesse), Argos tuant Échid­na, Tarhu tua Illuyan­ka, Horus tua Ua Zit (Isis/Seth) , Indra tuant Vrta, Her­cules tuant Ladon, Per­sée tuant Médu­sa, que Kad­mos tuant le dra­gon d’Ismène. C’est la défaite mon­diale des femmes dans les mytho­lo­gies. Et les mytho­lo­gies ne sont autres que des per­for­mances du réel, de ce qui se passe dans l’organisation sociale. Les femmes per­daient ain­si leur pou­voir sym­bo­lique et leur liber­té bien réelle.
  4. C. Knight, Blood rela­tions : mens­trua­tion and the ori­gins of culture, Londres, 1995, p. 449–513.
  5. EL Bridges, Utter­most part of the Earth, New York, 1948, p. 412–13. Cité in J Bam­ber­ger, ‘The myth of matriar­chy’, in MZ Rosal­do and L Lam­phere (dir.) Woman, culture and socie­ty, Stan­ford, 1974, p. 263–80 (slight­ly abrid­ged).
  6. M. Gode­lier, The making of great men, Cam­bridge, 1986, p. 70–71. [Ini­tia­le­ment paru en fran­çais sous le titre La Pro­duc­tion des grands hommes, Fayard, 1982.
  7. Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Bro­ché, 1978.
  8. MFA Mon­ta­gu, Coming into being among the Aus­tra­lian Abo­ri­gines : the pro­crea­tive beliefs of the Aus­tra­lian Abo­ri­gines, Lon­don, 1974.
  9. Judith Grahn relate les tra­di­tions réma­nentes de réclu­sions mens­truelles ain­si que leurs ori­gines pré­hu­maines dans Blood, Bread and Roses, How Mens­trua­tions Crea­ted the World (« Du sang, du pain et des roses, com­ment les mens­trua­tions ont créé le monde »). NdlT
  10. F. Engels (1884), L’O­ri­gine de la famille, de la pro­prié­té et de l’É­tat, ebook édi­tions MLM
  11. M. Mag­gi Our women are free : gen­der and eth­ni­ci­ty in the Hin­du­kush Michi­gan 2001, pp155, 157.
  12. C. Ren­frew, ‘Com­mo­di­fi­ca­tion and ins­ti­tu­tion in group-orien­ted and indi­vi­dua­li­zing socie­ties’, in WG Run­ci­man (dir.) The ori­gin of human social ins­ti­tu­tions, Oxford 2001, pp93-117 ; p94.
  13. Ibid. p95.
  14. Ibid. p95
  15. Ibid. p96.
  16. Ibid. p. 100–01
  17. Ibid. p. 96.
  18. C. Knight, Blood rela­tions : mens­trua­tion and the ori­gins of culture, Lon­don 1995.
  19. C. Turn­bull (1961) The Forest People, Lon­don 1993, p169. [Le Peuple de la forêt].
  20. Ibid. p171.
  21. Ibid. p169
  22. C. Boehm, Hie­rar­chy in the forest : the evo­lu­tion of ega­li­ta­rian beha­vior, Cam­bridge MA 2001.
  23. JD Lewis-Williams, Belie­ving and seeing : sym­bo­lic mea­nings in sou­thern San rock pain­tings, Lon­don 1981
  24. F. Engels (1884) L’O­ri­gine de la famille, de la pro­prié­té et de l’É­tat, ebook édi­tions MLM.
  25. J Lewis Forest hun­ter-gathe­rers and their world : a stu­dy of the Mbend­jele Yaka pyg­mies of Congo-Braz­za­ville and their secu­lar and reli­gious acti­vi­ties and repre­sen­ta­tions (unpu­bli­shed PhD the­sis, Uni­ver­si­ty of Lon­don 2002 : http://radicalanthropologygroup.org/old/pub_lewisthesisfull.pdf).
  26. M Fin­ne­gan The per­so­nal is poli­ti­cal : Eros, ritual dia­logue and the spea­king body in cen­tral Afri­can hun­ter-gathe­rer socie­ty (unpu­bli­shed PhD the­sis, Edin­burgh Uni­ver­si­ty 2008, p218 : www.radicalanthropologygroup.org/old/pub_MornaPhD_small.pdf).
  27. L Sims, ‘The “sola­ri­za­tion” of the moon : mani­pu­la­ted know­ledge at Sto­ne­henge’ Cam­bridge Archaeo­lo­gi­cal Jour­nal 16(2) 2006, pp191-207. J Conrad, ‘When all the crap began’ Week­ly Wor­ker sup­ple­ment, Februa­ry 24 2011

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