Brigitte Baptiste, les palmiers qui changent de sexe et l’« écologie queer » (par Nicolas Casaux)

Brigitte Baptiste, les palmiers qui changent de sexe et l’« écologie queer » (par Nicolas Casaux)

L’« éco­lo­gie queer ». De plus en plus d’individus, de groupes et médias sup­po­sé­ment éco­lo­gistes en parlent, en font la pro­mo­tion. Qu’est-ce donc ? Afin d’explorer le sujet, per­met­tez-moi de vous pré­sen­ter une femme excep­tion­nelle, élo­gieu­se­ment men­tion­née dans un article récem­ment paru sur le site de Vert, le média qui annonce la cou­leur, inti­tu­lé « L’écologie queer : quand le com­bat envi­ron­ne­men­tal ren­contre les luttes pour les droits LGBT+ ».

Ce qu’elle a d’exceptionnelle, c’est qu’elle est un homme. Mais pas n’importe quel homme. Un homme qui a eu l’audacieux cou­rage, à un moment de sa vie, de « deve­nir une femme » [une « femme trans­genre »]. Et pas n’importe quelle femme, Bri­gitte Bap­tiste, « une femme deve­nue un exemple d’émancipation sexuelle, de genre et de réus­site pro­fes­sion­nelle » (et avec une cer­taine poi­trine, semble-t-il). Les femmes les plus géniales sont des hommes ! For­mi­dable ! Prends ça le patriarcat !

Mais, bon, « femme », c’est vite, dit. Ça dépend. À un jour­na­liste qui lui demande com­ment il se défi­nit, il répond : « Je suis une per­sonne qui peut se mani­fes­ter comme un homme ou une femme. » Selon son humeur, il choi­sit. Le grand luxe.

Le « média [qui se pré­tend] de l’écologie » Repor­terre le pré­sente comme « une cham­pionne de la bio­di­ver­si­té ». Appel­la­tion immé­ri­tée. Le mon­sieur est juste une figure rela­ti­ve­ment connue de l’écologisme ins­ti­tu­tion­nel en Colom­bie. Né Luis Guiller­mo Bap­tiste, il décide, un peu après ses 30 ans, de « tran­si­tion­ner » et de deve­nir Bri­gitte en réfé­rence à Bri­gitte Bar­dot. (Le récit qu’il fait de sa « tran­si­den­ti­té » est celui que for­mulent typi­que­ment tous les auto­gy­né­philes ; depuis enfant, il aimait revê­tir des vête­ments « de femmes » ou « fémi­nins », se maquiller en cachette, etc.)

Spé­cia­liste des sciences envi­ron­ne­men­tales et de la conser­va­tion, Bap­tiste défend ouver­te­ment et fié­vreu­se­ment le « capi­ta­lisme vert », qu’il consi­dère comme une for­mi­dable avan­cée. Il tra­vaille à la fois dans le milieu uni­ver­si­taire (y com­pris en tant que direc­teur de l’université EAN, « une des meilleures busi­ness school de Bogo­ta »), et dans le milieu « non-gou­ver­ne­men­tal » (il col­la­bore avec le WWF à plu­sieurs reprises).

Bap­tiste est aujourd’hui deve­nu « un modèle. Mais je dirais un modèle “simple”. Il n’y a rien de dif­fi­cile à dire aux gens : “soyez vous-même”. » Dit-il qui a déci­dé de ne pas être lui-même, de pré­tendre être une femme.

Repor­terre nous four­nit la preuve ultime qu’il est vrai­ment une femme : « Ses deux tatouages repré­sentent la fémi­ni­té : une sirène au bras gauche et la Nais­sance de Venus de Bot­ti­cel­li sur l’épaule. » Une sirène et la Nais­sance de Vénus de Bot­ti­cel­li en tatouages ?! Élé­men­taire mon cher Wat­son : c’est une femme. Et puis : « Che­veux rose ou bleu en fonc­tion de ses humeurs, maquillage pro­non­cé et talons aiguilles, aujourd’hui elle a choi­si le vert, robe et che­veux assortis. »

Bap­tiste affirme aus­si : « Être trans­genre est un équi­libre entre le fémi­nin et le mas­cu­lin sans devoir assu­mer un genre en par­ti­cu­lier, c’est être libre. » Pour­tant, Bap­tiste adopte les sté­réo­types sexistes clas­siques de la fémi­ni­té patriar­cale. Et par­ler d’équilibre entre le fémi­nin et le mas­cu­lin, c’est encore se réfé­rer aux sté­réo­types patriarcaux.

Bri­gitte Baptiste

(Repor­terre ne men­tionne éton­nam­ment pas le fait que Bap­tiste est un fervent défen­seur du capi­ta­lisme vert. Un oubli sans doute.)

Dans un entre­tien pour Oxfam France, Bap­tiste affirme que « mettre l’accent sur l’identité est un des pro­blèmes de la socié­té contem­po­raine ». L’hôpital qui se fout de la cha­ri­té. Bap­tiste passe son temps à par­ler de son iden­ti­té et/ou de tran­si­den­ti­té. Sa sup­po­sée « tran­si­den­ti­té » est pos­si­ble­ment la prin­ci­pale rai­son pour laquelle on parle autant de lui.

Si Bap­tiste défend aus­si vive­ment le capi­ta­lisme vert, c’est parce qu’il consi­dère qu’il s’agit d’une « étape his­to­rique, posi­tive, qui ouvre la voie à une nou­velle façon de struc­tu­rer les éco­no­mies ». Et appa­rem­ment, sa tran­si­den­ti­té est la preuve que le capi­ta­lisme peut deve­nir durable : « Je pense que si l’on peut pas­ser du mas­cu­lin au fémi­nin de manière posi­tive, on peut pas­ser d’une éco­no­mie non durable à un modèle durable. » Impa­rable. Un argu­ment en béton vert.

À la ques­tion : « Pour­quoi la bio­di­ver­si­té est-elle utile au déve­lop­pe­ment éco­no­mique ? », Bap­tiste répond :

« Elle est utile car tous les sec­teurs pro­duc­tifs dépendent des ser­vices éco­sys­té­miques four­nis par la bio­di­ver­si­té. La régu­la­tion de l’eau, par exemple, qui per­met la crois­sance indus­trielle, l’agriculture et l’expansion des infra­struc­tures, dépend des forêts et de la végé­ta­tion. La pro­duc­tion ali­men­taire, quant à elle, néces­site un contrôle bio­lo­gique des insectes et la fer­ti­li­té des sols. Ain­si, si ces élé­ments de bio­di­ver­si­té dis­pa­raissent, les ser­vices éco­sys­té­miques qu’ils four­nissent sont éga­le­ment per­dus. D’un point de vue éco­no­mique, nous savons que ces ser­vices apportent du capi­tal à la production. »

La bio­di­ver­si­té, c’est très impor­tant pour la crois­sance indus­trielle, les infra­struc­tures, le capi­tal et la pro­duc­tion. Indus­trie, crois­sance, tech­no­lo­gie, tout ça, c’est for­mi­dable, ain­si qu’il l’explique ailleurs :

« […] la science est capable de créer de nom­breux dis­po­si­tifs, de pro­po­ser de nou­velles façons d’interagir les uns avec les autres, d’interagir avec le reste du monde vivant, et donc la tech­no­lo­gie est un mer­veilleux média­teur de ces rela­tions. La tech­no­lo­gie devient aus­si, ou devrait tou­jours deve­nir, un faci­li­ta­teur de connec­ti­vi­té, un pro­mo­teur d’expériences alter­na­tives, une source d’inspiration, disons, évo­lu­tive, pour ain­si dire. La tech­no­lo­gie a tou­jours créé des plis, elle a tou­jours per­mis l’émergence de nou­velles qua­li­tés dans le monde, et elle est donc aus­si une com­po­sante fon­da­men­tale de l’expression des rela­tions des êtres humains avec le reste de l’espèce, et bien sûr, de la tra­duc­tion des forces éro­tiques qui existent entre nous tous. Il est donc impos­sible de sépa­rer les dis­po­si­tifs tech­no­lo­giques du désir, de l’érotisme, de la construc­tion de l’identité et de la manière dont nous nous rap­por­tons les uns aux autres dans le monde. »

D’ailleurs, Bap­tiste voit dans le Covid-19 et l’augmentation rapide et éten­due du recours aux tech­no­lo­gies numé­riques une for­mi­dable évo­lu­tion, y com­pris dans le domaine de l’éducation : « Une révo­lu­tion est en train de se pro­duire dans l’éducation et sa rela­tion avec la tech­no­lo­gie, qui, je pense, sera posi­tive et dans laquelle il y aura beau­coup de sur­prises. » Dans une pré­sen­ta­tion TED en date de 2013, Bap­tiste exprime clai­re­ment son admi­ra­tion pour inter­net, les réseaux sociaux, les nano- et bio­tech­no­lo­gies et le transhumanisme :

Le 28 juin 2023, Bri­gitte Bap­tiste a fait par­tie du panel de femmes qui inau­gu­raient le ras­sem­ble­ment colom­bien du Women Eco­no­mic Forum (WEF, en fran­çais « Forum éco­no­mique des femmes »). Le WEF est « le plus grand ras­sem­ble­ment mon­dial de femmes cheffes d’en­tre­prise et diri­geantes dans le monde entier ».

Bref, Bap­tiste est un vrai cham­pion ; défen­seur du capi­ta­lisme tech­no­lo­gique et de son ver­dis­se­ment ; publi­ci­té vivante pour les sté­réo­types sexistes du patriar­cat ; impos­teur qui pré­tend être qui il n’est pas ; pro­mo­teur et un repré­sen­tant de ce qu’il appelle — comme d’autres — « l’écologie queer ». Qu’est-ce donc que cela ? Je vous l’aurais bien expli­qué, si seule­ment ça dési­gnait à peu près quelque chose de cohé­rent. Cela désigne sou­vent le type de posi­tions que défend Bap­tiste (défense de la tech­no­lo­gie, croyance en un autre capi­ta­lisme, juste et bio, etc.). Mais pour mieux sai­sir la nature de l’« éco­lo­gisme queer », voi­ci une tra­duc­tion d’un entre­tien avec Bri­gitte Bap­tiste paru sur le site du quo­ti­dien espa­gnol El Pais le 26 mars 2023.

Nico­las Casaux

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« L’avenir est tordu » : Brigitte Baptiste et l’écologisme queer face à l’effondrement annoncé

Selon une éco­logue trans [tout au long de l’article, l’autrice désigne Bri­gitte Bap­tiste comme une femme, mais gar­dez bien en tête qu’il s’agit d’un homme, né Luis Guiller­mo Bap­tiste (NdT)], l’a­dap­ta­tion à une pla­nète que nous n’a­vons jamais connue aupa­ra­vant, en rai­son du chan­ge­ment cli­ma­tique, va exi­ger de l’hu­ma­ni­té de véri­tables contorsions. 

Elle ne s’était jamais dit qu’il y avait un lien entre la construc­tion de son iden­ti­té de genre, son appa­ri­tion rebelle en public au début du siècle en tant que Bri­gitte Bap­tiste, et ses connais­sances en tant qu’é­co­logue. Mais elle est tom­bée sur le livre Evo­lu­tion’s rain­bow (L’arc-en-ciel de l’é­vo­lu­tion) de la pro­fes­seure Joan Rough­gar­den, une femme trans­genre comme elle, pro­fes­seure d’u­ni­ver­si­té comme elle et étho­logue, qui sou­te­nait qu’en rai­son de la vision mono­li­thique et domi­née par les hommes de la science au 19e et au 20e siècle, nous n’a­vons jamais cor­rec­te­ment rap­por­té ou per­çu la diver­si­té sexuelle et de genre dans le règne animal.

Pour­quoi n’a-t-on pas vu des com­por­te­ments homo­sexuels chez presque toutes les espèces ani­males, alors que cela existe, pour­quoi n’a-t-on pas par­lé de diver­si­té chez les ani­maux et, en tant qu’a­ni­maux humains, pour­quoi n’a-t-on pas par­lé de cette condi­tion de diver­si­té qui nous tra­verse de manière plus pro­fonde ? Ses col­lègues, de concert avec son épouse, qui l’a accom­pa­gnée dans sa tran­si­tion, ont alors com­men­cé à lui par­ler de queer, un concept qu’elle igno­rait, alors même qu’elle l’incarnait dans son propre corps, en tant que bio­lo­giste. Elle réa­lise alors que les études queer, issues des sciences humaines et des luttes des groupes homo­sexuels dis­cri­mi­nés, ne parlent pas exac­te­ment de la même chose que ce nou­veau regard sur l’é­co­lo­gie, mais qu’il s’a­git de phé­no­mènes équi­va­lents : c’est un appel à la visi­bi­li­té de ce qui est res­té invisible.

« La science a occul­té la diver­si­té de la sexua­li­té, du genre, et des familles, chez les ani­maux. La culture a aveu­glé de manière auto­ri­taire la par­ti­ci­pa­tion des per­sonnes queer dans les dif­fé­rentes sphères sociales. Or, il s’a­vère que le queer est un élé­ment fon­da­men­tal de l’é­vo­lu­tion cultu­relle, tout comme la diver­si­té sexuelle et de genre l’est pour l’é­vo­lu­tion bio­lo­gique », déclare Bri­gitte Bap­tiste, direc­trice de l’Ins­ti­tut Alexan­der von Hum­boldt pour la recherche sur les res­sources bio­lo­giques jus­qu’en 2019. L’é­co­lo­giste, direc­trice de l’u­ni­ver­si­té EAN, a éga­le­ment été l’une des pre­mières femmes trans­genres de Colom­bie à exer­cer le droit de chan­ger de sexe sur sa carte d’identité.

« Je ne suis pas déter­mi­niste. Pour moi, le fait qu’il y ait des ani­maux gays n’im­plique pas une jus­ti­fi­ca­tion bio­lo­gique de la culture queer humaine, parce que les humains sont aus­si dotés de liber­té. Il y a un pro­blème sous-jacent ici, et c’est que la diver­si­té des per­sonnes et la diver­si­té de la sexua­li­té et du genre par­mi les humains ont sou­vent été excu­sées pour des rai­sons bio­lo­giques, et je trouve cela pro­blé­ma­tique. Il se peut qu’il y ait des fon­de­ments bio­lo­giques com­plexes à ana­ly­ser, mais je ne vais pas me cacher der­rière l’i­né­vi­ta­bi­li­té des faits face à la socié­té. Parce que la diver­si­té n’est pas une mala­die, elle n’a pas besoin d’être excu­sée, ni d’être expli­quée par des caté­go­ries bio­lo­giques », sou­ligne Bap­tiste, lais­sant l’es­pace ouvert à une conver­sa­tion sur l’é­co­lo­gisme queer.

Ques­tion. En tant qu’u­ni­ver­si­taire, vous n’a­vez ces­sé d’af­fir­mer que « nous devrions tous en savoir plus sur l’é­co­lo­gie ». Qu’est-ce qui, dans l’é­co­lo­gie, est si puis­sant et si essen­tiel à la com­pré­hen­sion du monde ?

Réponse. L’é­co­lo­gie est une science rela­tion­nelle qui éta­blit que la rela­tion du monde se réa­lise à tra­vers la com­plexi­té de ces rela­tions qui sont éphé­mères, instables… C’est une mar­mite en ébul­li­tion qui per­met aux per­sonnes qui tra­vaillent dans l’é­co­lo­gie de com­prendre que le monde change conti­nuel­le­ment, à dif­fé­rentes échelles de temps et d’es­pace, qu’il est tou­jours actif.

Il y a une par­tie de la science qui trouve cela trop com­plexe et qui dit : « Non, rédui­sons cette com­plexi­té à ses par­ties » et qui casse le monde en mor­ceaux et le fixe pour essayer de le com­prendre. C’est ce que font les musées, par exemple. Tout ce qui entre dans les musées est un échan­tillon par­tiel de la réa­li­té, mais aus­si mort, parce qu’il est dépouillé de sa relation.

Q. Quelles sont les impli­ca­tions de cette vision rela­tion­nelle de l’é­co­lo­gie pour les êtres humains ?

R. Pour moi, elles sont de plus en plus évi­dentes : nous sommes des êtres rela­tion­nels imbri­qués, entre­la­cés avec d’autres êtres vivants et avec notre propre tech­no­lo­gie de créa­tion. Nous sommes donc le résul­tat de cen­taines de mil­liers de pro­ces­sus qui s’en­tre­croisent chaque jour, au point qu’au­cun d’entre eux n’ex­plique com­plè­te­ment quoi que ce soit. Cette com­plexi­té engendre des par­cours abso­lu­ment hété­ro­gènes en toute chose. Dès lors, com­ment ne pas s’at­tendre à ce que des modèles inno­vants et émer­gents naissent de cette imbrication ?

C’est là que la théo­rie queer est pro­fon­dé­ment éco­lo­gique, car elle parle de tout ce qui devient tor­du [ou de tout ce qui est déviant, le terme anglais queer pou­vant se tra­duire par bizarre, tor­du, déviant]. Dans un tel monde, plein de che­mins pos­sibles, tout finit par se tordre. La théo­rie queer est une théo­rie de la déviance qui pro­pose, avec humour et iro­nie, que l’i­den­ti­té est une fic­tion pleine d’a­no­ma­lies et que tout et tout le monde est tordu.

La langue est tor­due, par exemple, les langues ne sont jamais fixes, elles changent. Per­sonne de ce siècle ne com­pren­drait faci­le­ment quel­qu’un du XVIIIe siècle par­lant espa­gnol, parce que nous sommes tor­dus par rap­port à ce réfé­rent. C’est ce que fait tou­jours l’é­vo­lu­tion, elle se tord, et ce qui est peut-être le plus pro­fond dans la théo­rie queer, c’est qu’elle pro­pose de se défor­mer sous l’ef­fet de la pas­sion, grâce aux forces éro­tiques et à la sen­si­bi­li­té. Ce n’est pas une tor­sion intel­lec­tuelle, c’est la pas­sion, voi­là tout ce qui per­met que quelque chose dévie de son che­min auto­ri­taire ou prédéterminé.

Q. Si la pas­sion nous pousse vers ce pou­voir tor­du dans les rela­tions humaines, qu’est-ce que l’é­co­lo­gie découvre dans la nature, qu’est-ce qui la pousse à explo­rer cela, ou est-ce que c’est la nature qui est tor­due en elle-même ?

R. Tout à fait ! C’est pour­quoi je dis qu’il n’y a rien de plus queer que la nature, c’est sa qua­li­té onto­lo­gique, celle de se tordre constam­ment, dans la com­plexi­té des rela­tions qui s’établissent.

Q. Pour­riez-vous nous dire où vous voyez cette « tor­sion » onto­lo­gique de la nature ?

R. Il s’a­git d’un pro­ces­sus presque invi­sible, car il est asso­cié quo­ti­dien­ne­ment à des varia­tions géné­tiques. Joan Rough­gar­den montre de nom­breux cas à tous les niveaux pour par­ler de la diver­si­té des genres et des familles. Le plus célèbre est celui du petit pois­son Nemo : lors­qu’il y a trop de mâles, quelque chose dans la com­mu­ni­ca­tion hor­mo­nale atteint un point de satu­ra­tion et pousse cer­tains d’entre eux à deve­nir des femelles. Il y a un signal chi­mique et com­por­te­men­tal com­mun qui fait que cela se pro­duit. En géné­ral, les pois­sons de récifs, si colo­rés et frap­pants, ont ce genre de capa­ci­té, et cer­tains peuvent même chan­ger constam­ment de sexe, pas­sant de mâle à femelle, puis encore à mâle, ce qui signi­fie qu’ils ont un appa­reil repro­duc­teur sen­sible aux signaux bio­chi­miques et hormonaux.

Nous aurions donc des cycles de cinq ans en tant que femme et cinq ans en tant qu’­homme, et s’il y a trop de l’un, on devien­drait l’autre. Ha ! Cela nous aide­rait à com­prendre des pola­ri­tés qui n’existent pas. Cela existe aus­si chez les oiseaux et les insectes. Ce ne sont pas des ten­dances cen­trales ou domi­nantes, elles se pro­duisent à la marge de l’a­dap­ta­tion, ce sont les essais qui sont sou­mis à la sélec­tion naturelle.

La pro­pen­sion des imbé­ciles à invo­quer des spé­ci­fi­ci­tés propres à d’autres espèces afin de ten­ter de légi­ti­mer des idées insen­sées concer­nant l’es­pèce humaine, c’est tout de même quelque chose.

Q. L’écologisme queer pense-t-il aux plantes, qui sont tou­jours plus plas­tiques et flexibles dans leur comportement ?

R. Chez les plantes, c’est encore plus évident. Le pal­mier à cire, par exemple, qui est l’arbre natio­nal selon la loi colom­bienne, est un pal­mier qui vit dans les mon­tagnes, qui est endé­mique et mena­cé par la défo­res­ta­tion, et on a décou­vert récem­ment que cer­tains pal­miers changent de sexe. Ain­si, l’arbre natio­nal colom­bien change de sexe pour s’a­dap­ter aux zones envi­ron­nantes. Face à la défo­res­ta­tion, il y a un signal bio­lo­gique qui leur fait savoir qu’ils doivent se repro­duire plus vite, il faut donc qu’en tant qu’es­pèce, les pal­miers mâles deviennent femelles, ou du moins pro­duisent des fleurs femelles.

L’é­co­lo­gisme queer per­met éga­le­ment de par­ler des rela­tions inter­spé­ci­fiques. Pen­sons aux pal­miers avec les pal­miers, ou aux pois­sons-clowns avec les pois­sons-clowns. Mais pen­sons aus­si aux orchi­dées qui ont besoin d’être pol­li­ni­sées par un ani­mal, c’est un ménage à trois, c’est une espèce dif­fé­rente qui est indis­pen­sable pour garan­tir la repro­duc­tion d’une autre. Le bour­don vient à la fleur, qui lui offre de buti­ner le nec­tar sucré et, en échange, lui donne le pol­len pour qu’il aille le dépo­ser sur une autre fleur. Un inter­mé­diaire sexuel, un acte inter­dit, comme une cli­nique de repro­duc­tion assistée.

Q. Les humains, en tant que par­tie inté­grante de la nature, sont-ils éga­le­ment tordus ?

R. En ce qui nous concerne nous, les humains, nous avons com­plè­te­ment chan­gé l’ordre et la confi­gu­ra­tion des éco­sys­tèmes, et nous l’a­vons fait pour pou­voir sur­vivre, mais aus­si pour le plai­sir, pour jouir davan­tage de la vie, pour créer de nou­velles rela­tions. Nous avons réor­ga­ni­sé le monde, nous avons créé une com­mu­nau­té rela­tion­nelle par­ti­cu­lière. C’est un exer­cice queer ! C’est tor­du, c’est typi­que­ment humain. De tous les êtres vivants, nous sommes les seuls à pou­voir y pen­ser. Notre condi­tion cultu­relle est abso­lu­ment tor­due par rap­port au reste de la planète.

Je dirais que notre pers­pec­tive est de deve­nir ce que nous pen­sons vou­loir dési­rer être. Ulrich Beck, dans son livre La Socié­té du risque : Sur la voie d’une autre moder­ni­té, nous dit qu’a­vec la tech­no­lo­gie, nous pou­vons faire des choses qui étaient abso­lu­ment impos­sibles il y a quelques années. Nous par­lons du fait qu’au lieu de pen­ser à envoyer une fusée sur la lune, nous nous ouvrons à la pos­si­bi­li­té d’être une fusée. Les uni­tés de soins inten­sifs sont les pro­thèses les plus effi­caces et les plus com­plexes que nous ayons déve­lop­pées pour pro­lon­ger la vie, qu’elle soit inerte ou incons­ciente. Une uni­té de soins inten­sifs est un dis­po­si­tif robo­tique grâce auquel notre corps peut trans­cen­der les moments de crise, pré­lude aux uni­tés de som­meil des vais­seaux spa­tiaux. Dans le meta­vers, en revanche, on peut vou­loir être un bis­cuit aux pépites de cho­co­lat et éprou­ver la sen­sa­tion que quel­qu’un nous mâche. La concep­tion queer du meta­vers sera notre pro­chaine grande question.

Q. En éco­lo­gie, les chan­ge­ments se mani­festent par des signes de per­tur­ba­tion ou de per­tur­ba­tion extrême. Dans ce cas, diriez-vous que nous sommes dans une socié­té qui évo­lue vers le changement ?

R. C’est ce qu’on appelle les signes avant-cou­reurs et ils se pro­duisent lors­qu’il y a un chan­ge­ment majeur dans l’é­co­sys­tème, une forêt qui se trans­forme en désert ou une lagune qui se modi­fie. Je crois qu’il y a des signes pré­cur­seurs très clairs de chan­ge­ment dans les nou­velles géné­ra­tions. En tant que rec­trice d’u­ni­ver­si­té, je vois l’ex­pres­sion iden­ti­taire de mil­liers d’é­tu­diants uni­ver­si­taires dans les pays occi­den­taux et libé­raux, où les signaux de com­mu­ni­ca­tion per­mettent à cha­cun d’o­pé­rer sur son propre corps et de se pré­sen­ter d’une manière plus auto­nome et expé­ri­men­tale. Il y a de la peur, oui, parce qu’il s’a­git d’une expé­ri­men­ta­tion et que nous n’a­vons pas encore construit un ensemble satis­fai­sant de codes pour nous appro­cher les uns des autres. Il y a beau­coup de manières de s’or­ga­ni­ser qui doivent émer­ger de cette remise en ques­tion des liber­tés que nous rece­vons et que nous avons obte­nues grâce et sur­tout à cause des mou­ve­ments fémi­nistes du 19e et du 20e siècle. Ces liber­tés contem­po­raines ne peuvent se com­prendre sans le féminisme.

Q. Ces nou­velles symp­to­ma­to­lo­gies sociales doivent-elles ouvrir des espaces pour créer d’autres rap­ports de moindre domi­na­tion et d’ex­trac­tion avec le reste de la planète ?

R. Oui, mais je ne nous vois pas encore là. Nous sommes très éloi­gnés de nous-mêmes. Il y a beau­coup de mou­ve­ments de recon­nexion, dont cer­tains disent qu’il faut se jeter dans la jungle, se débar­ras­ser de la culture. Ces mou­ve­ments ne sur­vivent géné­ra­le­ment pas. D’autres mou­ve­ments disent qu’il faut se débar­ras­ser de tout ce qui, dans la culture et l’hu­ma­ni­té, rend dif­fi­cile l’en­trée en contact avec d’autres êtres vivants, comme la per­ma­cul­ture, l’a­groé­co­lo­gie, les expé­riences qui se connectent aux connais­sances ances­trales ou qui pro­posent des façons d’en­trer en rela­tion avec d’autres pers­pec­tives éthiques.

Je me situe plu­tôt dans un modèle qui fait confiance à la capa­ci­té de redes­si­ner le monde avec une réflexion éco­lo­gique qui prenne en compte toute nos capa­ci­tés tech­no­lo­giques et ins­ti­tu­tion­nelles et les repense. Il y a des jours, bien sûr, où je me réveille avec l’en­vie de me débar­ras­ser de la culture et de me jeter dans la rivière, parce que c’est agréable, mais la plu­part du temps, je vois que ce n’est pas une atti­tude pos­sible pour 8 mil­liards d’êtres humains. De temps en temps, je me dis que je vais plon­ger dans le meta­vers, avec une nou­velle appa­rence qui me per­met­tra d’en­trer en rela­tion avec d’autres êtres dans d’autres plans de réa­li­té. Nous ne savons pas si cela sera fai­sable, mais je pense que nous serons obli­gés d’es­sayer, lorsque nous serons 10 mil­liards, fin 2100.

Le monde n’a pas de marche arrière, le chan­ge­ment cli­ma­tique ne sera pas repor­té, nous essayons de le rendre non létal, mais nous allons devoir nous adap­ter à une pla­nète que nous n’a­vons jamais connue aupa­ra­vant. Nous habi­tons déjà une pla­nète B, il n’y a pas de retour sur Terre, c’est pour­quoi j’ai déli­bé­ré­ment évi­té d’u­ti­li­ser le mot « nature », car il n’y a pas de nature à véné­rer, sauf celle qui com­prend que nous évo­luons et que nous nous tor­dons constam­ment. L’a­ve­nir est tordu.

FIN DE L’ENTRETIEN D’EL PAIS

Tra­duc­tion : Aurore Pérez & Nico­las Casaux

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For­mi­dable, non ? Vous com­pre­nez désor­mais beau­coup mieux ce qu’est l’écologie queer, n’est-ce pas ? Il s’agit d’essayer de deve­nir des cookies dans le méta­vers pour avoir la sen­sa­tion d’être man­gé. Il s’agit d’un dis­cours et d’un mou­ve­ment très confus qui, au bout du compte, prennent la défense de la science, de la tech­no­lo­gie, de l’industrie, en sug­gé­rant, gros­so modo, qu’une autre civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle (un autre capi­ta­lisme tech­no-indus­triel) est pos­sible, durable et queer. Il s’a­git d’un dis­cours qui pré­tend cri­ti­quer la moder­ni­té, l’Oc­ci­dent, la mas­cu­li­ni­té, la domi­na­tion mas­cu­line, la domi­na­tion blanche, les ins­ti­tu­tions, le capi­ta­lisme, le patriar­cat, etc., mais qui est issu d’une des prin­ci­pales ins­ti­tu­tions de la moder­ni­té occi­den­tale capi­ta­liste et patriar­cale — l’u­ni­ver­si­té — et qui s’ap­puie sur des pen­seurs on ne peut plus ins­ti­tu­tion­nels, blancs, occi­den­taux, modernes et sou­vent mas­cu­lins (de Der­ri­da à But­ler en pas­sant par Fou­cault, Hara­way, etc.), et qui prend fina­le­ment la défense de l’es­sen­tiel des réa­li­sa­tions de la moder­ni­té occi­den­tale capi­ta­liste et patriarcale.

Au cas où tout cela ne vous aurait pas suf­fi, vous pou­vez tou­jours essayer d’approfondir en exa­mi­nant les dis­cours des prin­ci­paux repré­sen­tants fran­çais de l’« éco­lo­gie queer », par­mi les­quels Myriam Bahaf­fou et Cy Lecerf Maul­poix, que les édi­tions Le pas­sa­ger clan­des­tin publient fièrement.

Myriam Bahaf­fou, vous pou­vez la décou­vrir ici :

Myriam Bahaf­fou, cha­mane post-porn (par Audrey A. et Nico­las Casaux)

Cy Lecerf Maul­poix, nous en par­le­rons ultérieurement.

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« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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